Elise ouvrit les yeux. Tout était noir.
Elle appuya ses doigts contre le mur, puis alluma la lampe de chevet. Le bureau était à sa place, face au lit, assiégé de posters « West side story », avec au dessus, ces mêmes rideaux violets, tirés.
Où sont-ils ?
Elle inspira profondément, se redressa, puis plongea la main sous son lit.
Le parquet était froid.
Ils avaient disparu.
Une nuit identique aux précédentes : un tunnel sombre, des gyrophares fixés aux parois, des playmobil cachés sous le macadam qui s’agrippaient à ses chevilles. Elle, qui courait aussi vite que possible vers la sortie, puis finissait par être happé par le bitume.
Dans d’autres circonstances, elle aurait pu aimer ça. Cette atmosphère menaçante, digne d’un jeu vidéo Zombie. Pas aujourd’hui.
Elise passa sa main sur son front. Il était brûlant. Celle-ci descendit jusqu’à ses jambes. Elles étaient lourdes, comme après un effort.
Elle s’arrêta sur sa cheville gauche. Une boule de pétanque poisseuse, voilà ce que c’était.
Elle attrapa le carnet posé sur la table de nuit ainsi qu’un stylo. C’était son exercice depuis trois semaines, sa nouvelle ligne de conduite. Mettre des mots sur papier, à la manière d’un suivi médical, avait quelque chose de rassurant.
Elle l’ouvrit :
« Lundi 25 Février 1995 : Cheville bleutée. Fracture ? Non, impossible.
Jeudi 2 Mars : Elle est jaune. Ça fait un mal de chien.
Mardi 9 Mars : Des bleus partout. Ça va passer. »
Elle nota :
« Samedi 15 Mars: Cheville marron. Prévenir les parents ? Non !
Et Lucas ? Il saura trouver les mots…
Elle se demandait encore comment cela avait pu arriver : sauter un grillage pour aller fricoter dans la piscine du nouveau voisin…Oui, il n’y avait rien de bien sorcier, surtout pour une nuit de plaisir…Mais c’était sacrément con. L’alarme s’était déclenchée au contact de ses orteils avec l’eau tiède. Il a fallu déguerpir, sauter la clôture en vitesse. Au moment de la réception sur le bitume, son jean resta accroché à la palissade. Tout son poids sur le pied disponible.
La cheville avait tourné.
Le mal était fait.
Elle raya la dernière phrase. Trop risqué pour Lucas. Il aurait droit à un interrogatoire en bonne et due forme, et craquerait sous les insinuations de sa mère.
Elle écrasa alors la pointe de son stylo sur ses sentiments nouveaux. Même si, ce lycéen représentait la liberté. Une sorte de tentation, à la fois excitante et effrayante.
Le réveil sonna. Elise soupirait.
Dans moins de deux heures, le conservatoire ouvrirait ses portes pour les auditions : cents participantes, les plus beaux pas de bourré, sauts et demi-pointe du pays. Un jury international. Une promo de dix places.
La pression se fit à nouveau sentir dans sa poitrine. Comme si elle avait le corps enfoncé dans un corset d’épine, et que quelqu’un serrait de plus en plus par derrière.
L’humiliation allait avoir lieu. Avec ou sans son consentement.
Elle referma le carnet, regarda pendant un instant, les cadres posés sur son bureau. Ces visages familiers donnaient leurs langues au chat. Dans une heure quarante-cinq, il n’y aura qu’elle, serrée dans sa tunique de danse, devant son échec cuisant.
Mais, cette petite fille, timide, à l’extrémité de la tablée familiale, qui l’a fixait désespérément, ne souhaitait pas leur donner raison. Elle pouvait se présenter aux auditions, il existait une infime chance à saisir.
Elise lui sourit, puis s’arrêta sur un petit cadre en acajou. Un jeune homme en tenue de gardien de but se tenait là, fier, les gants plaqués contre son aisselle, les poignets enroulés de bande adhésive.
Il paraissait plein de vie.
C’est alors que la réponse lui sauta à l’esprit : il lui fallait ses bandages.
Celle-ci écrasa alors le bouton snooze. Ses pieds se posèrent sur le sol. Elle se redressa, ferma les yeux, pris d’un vertige, les rouvrit et tendit une main.
Cela lui rappelait sa grand-mère qui déplaçait ce déambulateur avec peine, une main devant, en guise de périscope. Enfant, elle se disait que c’était pour le folklore, un jeu pour attirer l’attention, et cela avait le don de l’agacer.
Aujourd’hui, c’était différent, temporaire.
Dans le couloir menant à la chambre de Lucien, elle enjamba une armée de légionnaires Légo, prêt à combattre des géants sur-protéinés. Il ne lui restait que ça au petit frère, des actions man, pour rêver d’une vie qui allait bientôt lui échapper.
Elise saisit la poignée, la fit pivoter. La porte ne bougea pas. Elle posa son front sur le bois. Pourquoi s’enfermait-il dans sa chambre ?
L’instant d’après, elle colla son oreille contre la porte. Tout était silencieux. S’il se trouvait dans son lit, elle l’aurait senti.
Elle recula d’un pas. Un morceau de papier dépassait de la plinthe. Elle le ramassa ; une écriture masculine qui ressemblait à un pense bête : “Yvonne et Lucien à l’hôpital”.
Ne pas dire à sa sœur qu’il avait fait une nouvelle crise relevait d’un outrage, et cela, elle leur ferait remarquer. Car, voir ce petit homme se débattre d’une tumeur au cerveau, elle aussi, cela lui arrachait les tripes. Combien de fois l’avait-elle entendu se lever pour aller vomir ; donner l’alerte, puis le coucher sur sa serviette de bain dans le couloir, les yeux révulsés, les joues couvertes de bave. Pour elle aussi, c’était un cauchemar. Elle était de sa famille !
Des pas résonnèrent sur le parquet.
Elise entra dans la salle de bain. Ce devait être Monsieur Merrilain Père, lui qui aimait filer sous la douche avant de petit-déjeuner.
Dos contre le mur, droite comme un i, les yeux rivés sur la poignée, elle espérait que celle-ci reste immobile.
On gratta en bas de la porte.
Elle l’entrouvrit. Un saint bernard entra à la manière d’un bélier, puis colla son corps contre la jeune fille, dont les battements cardiaques ralentirent aussitôt.
Biggie était sans doute le meilleur compagnon qu’elle avait eu, et le plus beau. Un poil brun comme un ours, mais aussi doux que du cachemire. Et puis, une fois lavé, il sentait le shampoing à la lavande.
Il lui tendit sa patte monstrueuse, comme pour dire : il est l’heure du repas. Elle l’attrapa puis la caressa doucement. Cette dernière était sèche, les poils manquaient. En vieillissant, il avait développé une sorte d’eczéma. On ne savait plus comment le soigner, les crèmes conseillées par le vétérinaire ne faisaient plus effet. Il avait droit aux crèmes anti-inflammatoires humaines.
Une idée jaillit de son esprit.
Le tube de crème de Biggie dépassait de l’étagère, au dessus de la glace : inaccessible pour une ado. Déterminée, elle prit appui sur le lavabo, étirant ses bras à la manière d’une gymnaste.
Encore un effort Elise, se dit-elle.
Bientôt, ses muscles commencèrent à se raidir. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, et s’abattaient sur Biggie, ainsi que sur le carrelage.
« Ne glisse pas. »
Une chute alerterait un père, à qui le sommeil manque cruellement.
Ses doigts atteignirent enfin la crème, Elise émis un yes étouffé. Le Saint Bernard agita la queue, plus par impatience que par solidarité.
Le tube dans les mains, elle pressa le liquide et l’appliqua sur sa cheville, qui dégonflait littéralement.
Passé l’émerveillement de son idée, elle prit conscience qu’il lui fallait s’échauffer. Soigner son entrée lors d’un concours, c’est le plus important, disait Mademoiselle Keratavsaia, ancienne du Bolchoi, aujourd’hui présentatrice du cercle des danseurs disparus sur le câble.
Alors elle descendit l’escalier ; opta pour le tapis du salon. La cheville résistait bien aux assouplissements, même si elle n’avait pas la moindre idée de la manière dont elle allait pouvoir enfiler ses chaussons.
Biggie, lui, poussait sa gamelle jusqu’au tapis, puis se mit à sauter sur l’étoffe. Il se soulevait, retombait sur le flanc, déséquilibré par son corps gras. Un barouf pas possible.
Elise stoppa immédiatement et récupéra l’écuelle.
Au moment de verser les croquettes, il y eu un chuintement, suivi d’un hurlement effroyable. La cheville de la jeune fille se fissurait au niveau de la malléole, à l’image d’une poussée sismique.
Le saint bernard s’affaissa, les coussinets sur les yeux.
Monsieur Merrilain, alerté, pénétra dans le salon, vit sa fille le dos contre le parquet, ses doigts sur sa cheville, comme on rafistole une coque de noix. Il traversa la pièce, le peignoir à peine fermé, posa ses mains sur le membre avec pour seule réponse : un hochement de tête. Pourtant, la vue lui brûlait les entrailles. Il en avait réparé des humains pendant sa carrière : des jambes, des bras, parfois même des visages, après tout, un médecin de guerre sert à ça. Ici, c’était différent. Aucun champ de bataille, seulement sa fille, sa princesse, la mâchoire serrée, comme ces soldats, avant que leur vie ne soit changée à jamais.
Il ouvrit un tiroir de la commode, en sortit une bande adhésive, des compresses, et se mit à éponger la plaie. Il y avait là un trou béant, à vif, d’où vomissait de petits cartilages.
Il fallait opérer.
Il fit délicatement le tour de la cheville, puis saisit son téléphone pro. Il ne l’avait plus utilisé depuis l’annonce de sa retraite et espérait secrètement ne plus avoir à s’en servir, même pour des extras.
Il raccrocha, ajusta son peignoir, à la manière d’une blouse médicale.
A cet instant, il était redevenu le doc.
Ce dernier saisi la main d’Elise, dont les tremblements s’intensifiaient. Il serra davantage ; mimait avec celle disponible, une sirène ainsi qu’un chiffre : ambulance, deux minutes. Elise lui livrait ce regard qu’il redoutait : « Le conservatoire ? ». Il répondit par un sourire. Celui d’un homme empreint de pitié. On lui avait demandé des miracles pendant plus de trente ans, et, à force, il avait pris l’habitude d’y répondre ainsi. Un réflexe de survie, sans doute.
Les sirènes déchirèrent la quiétude du lotissement.
Le doc se leva, alla jusqu’à l’entrée et tourna la clef dans la serrure. La porte s’ouvrit sur trois hommes en uniforme, dont deux tenant un chariot déjà prêt.
Il leur fit signe d’entrer.
Ils installèrent Elise sur le brancard, tandis que le troisième s’approchait de lui. Un homme de petite taille, coupe militaire, le regard dur.
Ils échangèrent une franche poignée de main.
Il n’avait pas changé d’un iota. Les deux ans de service public n’avaient pas laissé de marques trop conséquentes, seulement quelques rides au coin des yeux, ainsi que des sillons au niveau du front.
Même s’il se souvenait parfaitement de leur collaboration, du protocole qu’on allait lui servir, comme on récite une poésie, Monsieur Merrilain, aujourd’hui, de l’autre côté, se demandait s’il trouverait le courage de lui avouer son impuissance.
Les infirmiers amenèrent Elise jusqu’à l’ambulance, sous les ordres du petit homme.
Le doc ne les quittait pas des yeux.