Mon deuxième choix se porta sur un pianiste réputé. Je l’avais croisé au cours de mes tournées et j’avais été impressionné par sa grande ouverture d’esprit. Monsieur M, dont nous préserverons l’anonymat, était un amoureux de la nature sous toutes ses formes. Bouddhiste de conviction, saxophoniste à ses heures, végétarien endurci, la création était pour lui un continuum de conscience, les âmes migrant par la réincarnation dans des corps de plus en plus évolués. Il était pourtant convaincu que la culture et en particulier la musique étaient l’apanage exclusif de notre espèce. Arachmaninoff fut pour lui un choc dont il ne se remit jamais vraiment. Une dépression larvée le mina tout le reste de sa vie. Il l’avait consacré à la musique et au piano qu’il considérait comme le plus sublime des instruments, celui qui nous fait toucher les sphères célestes et voilà qu’une espèce inférieure s’arrogeait le droit de partager avec lui la plus haute de ses passions. Même s’il n’eut jamais fait de mal à une mouche, je sentis en lui une farouche colère devant le talent magnifique de Manini. Pourtant il eut l’élégance de le reconnaître. C’était, dit-il d’une voix étranglée, de la musique, l’essence même, qui filtrait entre ses pattes velues d’aragne. Il n’en dit pas plus, ramassa ses affaires prestement et disparut dans la bouche de métro la plus proche. Il cessa tout contact avec moi et je n’eus qu’épisodiquement de ses nouvelles par nos connaissances communes.
Manini était aux anges.
L’ARAIGNEE QUI VOULAIT DEVENIR PIANISTE – chapitre 12
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