L’attente était longue. Les noms défilés. Une salve d’applaudissements accompagnés chaque futur novice lorsqu’il ou elle se levait pour aller embrasser les rouleaux sacrés que tenait le maître entre ses mains. Ces vieux rouleaux jaunis étaient protégés habituellement dans un tube hermétique. On ne les sortait qu’une fois par an à l’occasion de cette cérémonie. La tradition voulait que ce soit les dernières recommandations écrites transmises de la main des Jumelles elles-mêmes pour perpétuer l’entente cordiale entre les êtres. Bien évidemment, aucun contact ne devait être fait avec ces parchemins. Le baiser consistait plus à se penser au-dessus des papiers sacrés ; il fallait les protéger de toute détérioration.
Les Eavas étaient partagés sur l’authenticité des rouleaux sacrés. Pour les plus sceptiques, il s’agissait au mieux d’une énième copie des originaux. Mais quoiqu’il en soit, chacun respecté la tradition et le symbole qu’ils représentaient.
Eléanne et Leel demeuraient silencieuses. Seule la voix du maitre retentissait sous le dôme à laquelle répondaient des salves d’applaudissement. Les deux filles savaient globalement à quoi s’attendre. On ne les avait pas laissés dans l’ignorance, chaque geste était connu ainsi que le déroulement de la cérémonie. Cependant, il y avait toujours cette part d’inconnue qui retourne le ventre et nous embrouille l’esprit. Il fallait faire le calme en soi, prendre de grandes respirations ; se rappeler les conseils de l’école, des parents et de tous ceux qui étaient déjà passés par là. Personne ne dévoilait ce secret du rite de passage. En fait, personne ne le pouvait vraiment car chaque expérience était personnelle, unique. Elle correspondait aux besoins du futur novice. On se contentait donc des grandes lignes. Il était aussi difficile d’aborder l’expérience du choix car aucun souvenir ne resterait de ce moment. Eléanne le savait. Leel aussi. Tout le monde l’acceptait.
– Leel Neyel ! tonna la voix du maitre.
Surprise d’entendre son nom, celle-ci tressauta. Elle se leva fébrilement et commença à progresser dans les rangs pour descendre vers le centre du dôme. Elle retourna brièvement la tête vers Eléanne qui perçut alors un cri de détresse dans les yeux de son amie malgré la capuche qui recouvrait son visage. Elle ne put lui rendre qu’un demi-sourire nerveux. Preuve qu’elle aussi appréhendait ce moment. Elle la suivit du regard. Elle avait l’air gauche, elle devinait les jambes flageolantes, le cœur prêt à exploser sous la robe. Leel s’approcha du maitre qui lui marmonna quelque chose. Elle embrassa alors les rouleaux puis continua vers l’antre sombre située de l’autre côté.
D’autres noms passèrent, les gradins se vidaient progressivement. Seules les familles restaient, patientes.
– Eléanne Cirfeuil !
C’était le moment ! Eléanne rassembla tout son courage pour arrache son corps à ce banc qui d’un coup lui semblait aussi confortable qu’un lit douillet, elle ne l’aurait quitté pour rien au monde. Mais une force intérieure la poussait, ignorant les nœuds terribles dans son estomac. Elle faillit trébucher en se prenant le pied dans la robe de son voisin mais se rattrapa juste à temps. Décidément, rien ne se passait comme prévu. Elle se mit à rougir instantanément et s’enfonca sous son capuchon pour essayait de masquer sa honte. Chaque pas qui la rapprochait du maitre était un effort colossal. Toutes sortes de pensées la traversaient. Et s’il l’avait vu tout à l’heure arriver en retard ? Et si quelqu’un l’avait vu sortir de ce bar ? Que se passerait-il pour elle, pour sa famille ? Que dirait-on d’elle à Egélian ? La réputation de la ville serait ternie pour l’éternité, on la chasserait, on…
Elle jura intérieurement d’avoir autant de pensées négatives. Ce moment était unique dans sa vie, elle devait en profiter au maximum, se libérait des craintes. Après tout, elle allait faire comme des milliers d’autres avant elle, rien d’exceptionnel à tout ca : un bisou aux rouleaux, la descente aux enfers, le passage de l’amnésique et hop on se réveille avec ses amis et la famille. Rien de si terrible voyons. Elle souffla profondément. Elle ne leva pas les yeux vers le maître, elle attendait les paroles sacrées, tendant l’oreille pour en comprendre le sens caché.
– Tout va bien Eléanne, tout va bien se passer, tu es capable.
Eléanne ne put s’empêcher de jeter un œil vers lui par-dessous son capuchon. Quoi ?! C’était ça les paroles sacrées ?! Les mots mystérieux du grand prêtre au jeune qui va choisir sa voie pour le restant de ses jours. Ridicule… Eléanne était presque outrée, du grand n’importe quoi, tout ce stress pour les encouragements d’un vieillard. Elle pencha la tête pour mimer le baiser aux rouleaux mais intérieurement elle se doutait de la difficulté de la soi-disante quête qui l’attendait.
– Progresse pas à pas, ajouta le vieil homme alors qu’elle s’éloignait.
Eléanne fut surprise. Était-il normal qu’il lui ai parlé à nouveau ? L’avait-il fait pour Lee ? Elle continua devant elle. Au bout de quelques mètres, elle pénétra dans l’ombre et sentit progressivement le sol changer sous ses pieds. Elle sentait l’humidité de la terre devant elle. Elle marqua un temps puis avança d’un bon pas. Autant en finir vite.
Ce fut son erreur. A peine avait-elle posé le pied sur la première marche de l’escalier qu’elle s’envola pour atterrir douloureusement sur ses fesses. Le rouge lui monta à nouveau aux joues. Elle regarda rapidement derrière elle mais personne ne pouvait la voir d’ici. Elle entreprit de nettoyer sommairement sa tenue puis reprit sa descente. Les pierres étaient glissantes au sol et sur les murs. Il n’y avait pas de rampe. La pénombre envahissait l’escalier et un courant d’air frais s’engouffrait sous sa robe ce qui la fit tressaillir.
- Pas à pas…pensa-t-elle.
Finalement, elle allait peut-être devenir plus respectueuse du vieux prêtre. Elle progressait lentement. Chaque mouvement était précis, accompagné d’une petite prière et d’une pensée pour son derrière douloureux.
Pas à pas, sans se presser, sans traîner non plus, il fallait avancer. On ne pouvait pas retourner en arrière. Il faisait de plus en plus sombre si bien que sa vision ne lui était plus d’aucune utilité. Elle ferma les yeux et ouvrit ses autres sens. L’odeur de la terre l’entourait, fraîche et revigorante. Le bruit de ses pas rythmait sa descente, calme, posée. La plante de ses pieds lui indiquait la pression qu’elle devait mettre dans chaque pas, léger ou profond. Aveugle mais guidée, elle sentit la paix entrer en elle. Elle se relaxait, tout se passait bien.
Elle arriva à une grosse porte de bois qu’elle ouvrit sans trop de difficultés. Celle-ci grinça et révéla une petite pièce aux murs de pierres grossières mais épaisses. Le sol était de terre. De l’autre côté il y avait une autre porte. Au milieu se dressait une vieille table en bois résistante, à l’instar de la porte qu’elle venait d’ouvrir, ainsi qu’une chaise. Sur cette table elle vit une bougie allumée ainsi qu’un coquillage noirci et des feuilles de papier. Dans un coin de la pièce, se tenait un homme en robe noire aux côtés duquel se trouvait de gros sacs de toile. Elle ne distinguait pas son visage et ne devait pas y prêter attention. Quand elle s’avança, il tira des herbes de son sac et les posa dans le coquillage. Eléanne savait ce qu’elle devait faire. Elle s’assit et commença à écrire ses secrets, ses pensées, ses doutes, ses peurs, ses souffrances… Puis elle froissa sa feuille et la mit avec les herbes. Elle enflamma le tout en psalmodiant des paroles inaudibles et la pièce fut envahi de la fumée du rituel. Enfin, elle se leva et ouvrit la seconde porte. Une grande bourrasque nettoya la pièce et manqua d’éteindre la flamme. Elle ferma la porte et continua le long d’un couloir éclairé par des torches.
Sur les murs, on distinguait des scènes étranges probablement peintes. Elle n’y prêta pas attention et avança jusqu’à arriver dans une grande salle, haute de plafond : une grotte. Elle était au cœur de la montagne Kino désormais et avec elle de nombreux autres camarades se trouvaient là. Ils étaient répartis en groupe, toujours silencieux. Face à eux se tenaient des prêtres ou des officiants. Personne ne prononçait un mot. On s’entendait à peine respirer. On lui montra son groupe qu’elle rejoignit prestement. Elle jeta un œil autour d’elle essayant d’apercevoir Leel mais sans succès. En observant les autres, elle constata qu’elle n’avait pas été la seule à expérimenter la résistance des marches de l’escalier…
Plusieurs minutes passèrent dans un silence de cathédrale durant lesquelles d’autres jeunes rejoignirent la grande salle. La position debout commençait à devenir pénible, il faisait froid. Cependant, il fallait rester concentrée. L’expérience du choix allait bientôt commencer. Soudain, les officiants se réunir pour discuter et l’un d’entre eux vint se placer face au groupe. Elle prit la parole. Tout le monde écoutait attentivement.
– L’heure du choix est venue. Vous avez déposé vos doutes, ouvrez à présent votre conscience, ayez confiance en vous-même. Une fois entré, soyez vous-même.
Personne ne dit mot mais Eléanne devinait les doutes de beaucoup de ses compagnons. Entrer où ? Ils étaient dans une cavité, large certes mais de forme oblongue et derrière eux se dressait une falaise immense. Devant eux, derrière le groupe des officiants se dresser également un mur dont on ne voyait pas la fin.
Chaque officiant rejoignit un groupe. Certains avaient du passer déjà car il semblait à Eléanne qu’ils étaient moins nombreux que tout à l’heure sous le dôme. Où étaient les autres ? Son groupe avança comme on leur demandait. Ils se trouvaient face au mur désormais. C’est alors que celui-ci s’ouvrit à eux, révélant des tunnels noirs au bout duquel semblait briller une faible lumière. Chaque groupe entra dans son tunnel. Eléanne fit de même, suivant ses partenaires.
Au bout de quelques pas ils se retournèrent. L’officiant n’était pas là. Et le mur s’était refermé derrière eux. Ils étaient seuls. Ils se regardèrent un moment sans savoir ce qu’ils devaient faire. Puis une grande fille, aussi grande qu’Eléanne prit la parole.
– Je ne sais pas vous mais je ne veux pas m’éterniser ici. Restons ensemble et avançons.
Les autres hochèrent la tête en silence. Ils avançaient, regroupés, les yeux partout. Peu à peu, Eléanne sentit une odeur envahir l’espace. La même que celle de la pièce mais elle ne voyait aucune fumée. Ils arrivèrent à un embranchement.
– Qu’est-ce qu’on fait ? demanda un gringalet.
– Prenons à gauche, suggéra celle qui avait pris la tête du groupe.
– Je préfère aller à droite renchérit une autre voix.
Les uns et les autres y allaient de leur suggestion. Eléanne se retourna et ravala un cri Derrière eux, à quelques mètres, se trouvait le mur. Les autres s’étaient retournés également et ouvraient de grands yeux. Certains commençaient à paniquer. Eléanne se ressaisit.
– Ne vous en faites pas, ce n’est qu’une illusion. Nous devons continuer d’avancer dit-elle en montrant le couloir de droite.
Il lui semblait y voir une lumière plus intense que dans le tunnel de gauche. Elle se tourna vers le groupe mais sursauta aussitôt. Près de la moitié du groupe avait disparu. Seuls restaient avec elles ceux qui voulaient partir à droite. Après s’être remis de leur surprise, ils continuèrent, silencieux et attentifs.
Par moment, le tunnel se faisait très large, parfois ils devaient se suivre en file indienne. Au bout d’un certain temps, il sembla même à Eléanne que le mur se mouvait en même temps qu’eux. Des reflets irisés couraient sur les pierres alors même qu’aucune lumière ne pénétrait. Les parois créaient leur propre lumière. Le sol lui-même était inégal. Le petit groupe avançait parfois sur des pierres, parfois sur ce qui lui semblait être de l’herbe. Ils ne distinguaient pas vraiment ce qu’il y avait sous leurs pieds. Peu à peu, ils s’accommodaient de ses changements : mou, dur, soyeux voire même vivant. Le tunnel vivait autour d’eux, les accompagnait, guidait leur pas. Ils arrivèrent à un embranchement de quatre autres chemins et après avoir réfléchis un moment, ils furent séparés.
Eléanne descendait. Il faisait de plus en plus chaud. A ses côtés deux autres novices continuaient avec elle : un garçon aux cheveux longs et une fille apparemment. Personne ne parlait, il n’en éprouvait pas le besoin. Ils étaient côte à côte dans leur monde. Eléanne marqua le pas quand elle entendit un drôle de bruit émanant du mur. C’était un chant, quelqu’un chantait derrière ce mur. Mais il fallait avancer. Elle se tourna vers le garçon et tressaillit à la vue de son visage : il marchait, les yeux clos, il n’avait plus de cils ou de sourcils. Sa bouche était fermée, sans lèvres. Aucun cheveu ne pendait plus le long de ses joues.
Des gouttes de sueur perlaient sur le front d’Eléanne. Elle se tourna vers la fille et crut voir Leel. Elle voulut lui parler mais ses lèvres ne bougeaient plus, elle ne pouvait émettre aucun son. La tête commençait à tourner. La musique et les chants battaient la cadence transformant sa marche en danse. Le tunnel tournait en spirale devant elle. Elle volait au travers.
Elle entendit Leel lui murmurait des paroles inaudibles. Mais finalement, elle vit devant elle le visage de sa mère. Puis, d’autres visages. Elle en reconnaissait certains mais elle perdait sa mémoire… Les couleurs chatoyaient dans une danse folle, elle ne percevait que des flashs. La musique se fit discrète, un battement sourd. Puis le noir doux. Le tunnel continuait, il l’amenait doucement, pas à pas. Des parfums envoutants, inconnus faisaient frissonner sa narine avant de s’évanouir. Un gout sucré dans la bouche. Elle sentait l’humidité sur sa peau, chaude, apaisante, presque enivrante. Puis, ce fut l’indicible.
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