L’absence du père Ronce était inquiétante. J’étais également sans nouvelles de Skylar, sans doute occupée par le nouveau Sylvanium. Quand j’arrivai au laboratoire, je compris tout de suite qu’il y avait un problème. Le grimoire du saint homme jonchait le sol au milieu d’un tas d’autres manuscrits anciens. Quelques fioles étaient brisées, leur contenu dégoulinant sur l’établi. Je vis alors le père Ronce allongé derrière. « Non, non, non !!! »
Je tirai mon boulet jusqu’à lui. Par bonheur, il ouvrit les yeux, encore sonné. Il me demanda de l’aider à se relever. Je remarquai alors des hématomes sur ses bras. « Que s’est-il passé ?
— Je ne sais pas trop. J’ai dû perdre connaissance. J’étais en train d’expérimenter un nouvel instrument pour se repérer en enfer et j’en ai oublié une décoction qui mijotait sur le feu et alors il y a eu une explosion. C’est bien tout ce dont je me rappelle.
— Asseyez-vous, mon père. Vous en faites trop, il faut vous ménager.
— Mary, nous devons trouver la pierre rouge au plus vite.
— J’aurais dû rester à vos côtés. »
Je lui racontai mes dernières vingt-quatre heures. Comme toujours, le père Ronce sut me réconforter.
— Remettons-nous au travail, nous avons tous un boulet à porter. Pour l’heure, je compte sur toi.
— Au fait, où est Skylar ?
— Elle surveille le Sylvanium, à ma demande. Ce type n’est pas conscient de l’importance des événements à venir.
— Mieux vaut vous reposer, mon père. Je vais aller la rejoindre, question d’en savoir plus par moi-même.
Alors que j’allais partir, le père Ronce me prit la main, et ajouta en me fixant d’un regard tendre mêlé de crainte :
« Mary, ne fais confiance à personne ! Et surtout refuse toute proposition pour te rendre aux enfers.
— Ce genre de proposition j’y suis plutôt habituée, toute ma vie n’a été que…
— Je ne parle pas au figuré.
— Vous me cachez quelque chose ?
— Mais réfléchi ! Ta naissance…
— Ma partie incube ? Ma partie angélique, celle-là gâchée, sali, par la partie sorcière ? Ce petit ange en moi qui a honte de se montrer ?
— Cette partie sera néantisée. Il ne restera de toi qu’un corps servile. Tu ne peux entrer aux enfers qu’avec la permission de son propriétaire. Les vrais anges sont plus vigoureux, euh ! Je veux dire les…
— Les vrais anges, dites-le, je n’aime pas qu’on me ménage.
Je réajustai mon collier de fer et corrigeai la tombée de la chaîne. « J’ai fais mes lectures mon père. Je sais que je vivrai deux cents ans avec la beauté d’un ange mais à la fin, je n’aurai pas droit à la vie éternelle, je ne suis qu’un mulet, qu’une créature sans âme.
— Tais-toi ! »
Nous en restâmes là. Cette découverte récente avait complètement bouleversé ma vie. Je marchais désormais dans un monde nouveau. Un monde restreint, un monde qui n’allait pas déboucher sur l’éternité. Il ne me restait qu’un siècle et demie à vivre et j’y tenais. L’arrivée des diables sur la terre était une mauvaise nouvelle pour tous, mais pour moi, elle me privait de mes quelques années à vivre, et ce peu que je possédais, j’y tenais. « Pardons mon Père, c’est seulement que je n’arrive pas à me résigner, je ne suis qu’une…
— Tut, tut, tut… »
Nous éclatâmes de rire. Question dénigrement de soi, j’étais imparable. C’était souvent comme ça, le père Ronce savait comment me ressaisir. Il m’offrit sa bénédiction et me donna congé.
Je tirai donc mon boulet par le sentier en direction des célestes. L’humanité était en danger, l’invasion avait commencé, sournoisement, mais elle était bien là. Ce que les diables cherchaient nous était inconnu, mais ce que nous savions, c’était qu’il nous fallait un Saphir de pandémonium, objet rare, qui ne se trouvait qu’aux enfers. Envoyer Skylar ne me plaisait pas du tout. Je détestais déléguer une tâche aussi dangereuse. Mais que pouvais je faire ?
Alors que je tirais sur mon skate, un volatile multicolore se mit à tourner autour de moi. Il s’agissait d’un perroquet qui vociféra une étrange incantation « Couac, couac, la Reine des enfers, couac, couac. » Je ne supportais pas de l’entendre. J’avais encore mal au crâne et ce volatile tournoyait en répétant sa tirade maudite. Je craignis qu’on l’entende et le chassai à coup de pierre.
Je me dirigeai donc vers les jardins du Palais, chargée de quelques documents que je voulais étudier, quand j’entendis un énorme CRAC ! Mon vieux skate avait cédé sous le poids du boulet. Et merde !
Il me fallut donc tirer sur la chaîne, suant comme vache qui pisse, jusqu’à ce que j’aperçoive enfin Skylar et Vector. En me voyant ainsi, mon ange gardien s’insurgea et ordonna à Vector de porter le boulet pour me soulager. Le chef des Séraphins la regarda d’un air agacé, mais il consentit tout de même à faire un bon geste.
Alors que Skylar m’expliquait ce qui s’était dit durant le Conseil Céleste, Élariel, le Conseiller senior du Sylvanium, interpella Vector. Ce dernier lâcha le boulet qui m’entraîna d’un coup sec dans sa chute. Je me retrouvai accroupi au milieu de l’allée avec tous mes documents éparpillés. Skylar lui jeta un regard noir.
Je n’entendis pas clairement l’échange. À distance, je vis qu’O.de la Forge avait meilleure mine. Son angélisme se développait de fort belle façon. Il était plus jeune, plus vigoureux. Sa toge romaine lui seyait bien, je l’admets. Vector refusa de me dire quoique ce soit, il était, semble-t-il, tenu au secret professionnel. Secret qu’il allait forcément révéler à Skylar. Donc je finirais bien par savoir de quoi il en retournait que ça plaise ou non à ce de la Forge !
C’est alors que l’inscription sur le boulet apparut aussi rouge que les flammes des enfers et le collier de fer, cette fois encore, se referma sur mon cou. Je suffoquais…jusqu’à ce que Skylar m’offre une rasade de moribel, ma boisson favorite. Cet ange aurait pu être ma fille, tellement elle me traitait avec amour.
La môme angélique et son Vector m’accompagnèrent jusqu’à la petite chapelle et repartirent aussitôt.
Je me mis au travail. Je devais trouver la nature réelle de ce passage découvert par Skylar et la bande de Salem lors de leur dernière expédition dans le Grand Canyon. Il me fallait également en apprendre plus sur les Saphirs de Pandémonium, cette pierre élusive qui devait donner ses pleins pouvoirs à l’ALS3000
Je bus un verre entier d’élixir. Il était hors de question que je dorme avant d’avoir passé à travers cette pile de livres de l’Antiquité. Je commençai par les grimoires d’Ellendor l’Ancien.
Ah ! Cette Mary Grimmins, indigne de par sa nature d’être jugée, celle qui ne sera jamais approuvée par l’entité céleste suprême, cette femme d’une rare beauté que personne ne désire, sauf peut-être ce type étrange, ce Etherwood… Ah ! Mary ! Cette créature qui malgré l’ingratitude générale cherche quand même à combattre les forces du mal… que sa vie est triste et belle en même temps. Je me demande ce qu’elle a pu ressentir, en recevant la bénédiction d’un moine, sachant qu’elle n’a pas droit à la vie éternelle. Pauvre Mary ! Souhaitons qu’elle trouve enfin la rédemption !