L’Ange Noir, partie 14.

    Alors que les anges étaient prêts à repartir en direction de l’Oblivion, je sentis un hurlement de terreur surgir de tout mon être, chacune de mes cellules se contractant avec force. Je ne devais pas y retourner, jamais ! Je sentais une interdiction hurler dans ma tête. Le père Ronce avait raison. Il savait, il avait toujours cherché à m’éloigner de mes propres démons. Cette fois, j’allais devoir les affronter sans lui au cœur du mal. Il me fallait confier ma vie à O., je n’avais pas d’autre choix. Mes yeux se révulsèrent. Je ne pus lutter. Je perdis connaissance, prise de multiples visions qui s’entrechoquaient à une vitesse vertigineuse. 

     Ce que je vis en moi dès notre entrée dans l’Oblivion aurait dû m’effrayer. J’étais au contraire apaisée. Je comprenais désormais qui j’étais, et qui j’avais été. Si O. me protégeait des morceaux d’épaves échouées dans ce tourbillon infernal, il ne pouvait rien contre les mnimilithes, ces petits éclats de souvenirs qui me frappaient de l’intérieur. L’Oblivion effaçait les mémoires de ceux qui parvenaient à en sortir pour rejoindre le Bas-ciel, mais il pouvait aussi raviver les souvenirs par lapidation interoceptive. Chacune des pierres propulsées par le trou noir qui me composait, me transperçaient de part et d’autre me rappelant à ma nature primordiale. 

     Tous allaient savoir qui j’étais, dès que nous allions toucher la terre de soufre. O. ne pourrait qu’être répugné en la découvrant. Il s’éloignerait alors à jamais de moi, j’en étais persuadée. Il m’abandonnerait à mon sort. Je ne pouvais que me résigner au destin qui m’attendait, seul moyen pensais-je de pouvoir le sauver de cet enfer où nous plongions serrés l’un contre l’autre.

    J’aimais O.de la Forge de tout mon cœur depuis toujours. Il fallait qu’il le sache avant qu’il ne soit trop tard. J’eus tout juste le temps de lui révéler la force de l’amour que je ressentais pour lui avant que je n’aperçoive l’Olzor devant nous. Cette nébuleuse d’un bleu sinistre était constamment zébrée de décharges électriques tonitruantes. En son sein, se formaient des pointes glaciales capables de nous tuer par simple effleurement. Il fallait l’éviter à tout prix ! Je prévins O. du danger. Il se cabra aussitôt tel Pégase face à la Chimère et avec agilité dévia de sa trajectoire. Je l’admirais. Je l’avais toujours admiré en vérité.

      Des souvenirs plus lointains revenaient à moi au fur et à mesure que les mnimilithes m’atteignaient. O. et moi étions mari et femme durant notre vie terrestre. La perte de nos enfants par ma faute m’avait plongée dans un puits de souffrance dont personne n’avait réussi à m’extraire. Lui était plus fort que moi. Il n’avait pas sombré. Je m’en voulais tant du malheur que j’avais provoqué par mon insouciance que j’en perdis mon âme. Je n’étais plus qu’un corps sans goût de vivre. Je m’étais éteinte à petit feu sans un mot. L’Ange Noir m’avait alors accordé la seule place que je méritais.  

     Il fallait que j’ouvre mon cœur au seul homme que j’avais vraiment aimé avant que je ne reprenne mon rôle aux enfers et que plus rien ne soit possible entre nous. Il le fallait…

     L’œil de l’Oblivion m’apparut dans un bref éclair derrière une brume orangée. La terre de soufre ! 

“Gare au sol !” hurlai–je à pleins poumons. 

     Nous arrivions dans mon royaume, je le savais maintenant, et pourtant j’ignorais ce qui allait advenir de nous et ne voulait pas le savoir. Au moment où nos corps, embarqués dans une chute commune, dévalèrent la dune de sable qui dégageait une chaleur enveloppante, j’eus juste envie de céder une dernière fois à cet amour qui palpitait dans mes veines et suintait de tout mon être. Avant que je n’eus le temps de prononcer un mot, O. m’avait dégagée de mon harnais et pris entre ses bras. Il ne le devinait pas encore, mais ses souvenirs revenaient doucement à la surface de sa peau. 

     Son corps d’ange me désirait tout autant que le mien, nous nous attirions comme deux aimants. Enlacés tendrement sous la protection de ses ailes, nous ne faisions plus qu’un. Mes yeux ne quittaient pas les siens. Son étreinte se fit plus vive et ses baisers enflammés firent naître un brin d’espoir au fond de moi. S’il m’aimait toujours d’un amour sincère, peut-être comprendrait-il mon inavouable secret  ? Peut-être me pardonnerait-il ? 

    Je n’eus pas le temps de savourer davantage cet instant. Deux mains semblaient m’étrangler. Mon collier de fer ! Plus O. était proche de moi, plus il se resserrait. Quant à l’inscription sur mon boulet,  elle devenait incandescente.  

Les autres arrivaient. O. se dégagea de notre étreinte libérant ma chaîne et cette foutue sphère qui m’entravait à nouveau. Au moment même où cette dernière échoua dans le sable, je m’écroulai avec elle, sous le poids de ma culpabilité revenue à l’assaut. Une enclume semblait peser sur mes épaules. Je sentis des fourmillements dans tous mes membres. Cette sensation étrange se transforma bientôt en d’atroces morsures. Une brume irrespirable s’éleva du sol où j’étais clouée de douleur. 

     Le processus avait commencé, brisant tout espoir en moi.  Il n’y aurait pas de retour possible. 

    Un épais liquide noirâtre plein de haine sortit de mes pores avant de s’épaissir autour de mon corps. Le carcan qui se formait était celui d’une guerrière soumise à son roi. Deux serpents métalliques  s’enroulèrent  autour de ma taille comme les bras d’une camisole si oppressante que l’air peinait à parvenir à mes poumons. Cette armure d’allégeance qui s’emparait de moi, je l’avais déjà portée avant que mon maître ne décide de pervertir mon être profond en mulet sans souvenirs de son passé. J’ignorais toujours pourquoi il m’avait envoyée sur Terre sous cette forme ignoble. Il n’avait pas voulu que je le sache.

Par contre je savais qui j’étais ici. 

J’étais la Reine des enfers, épouse et propriété exclusive de L’Ange Noir.