Savaient-ils qui était véritablement cet homme ? De quels crimes il était coupable ? Ou du moins avaient-il connaissance des soupçons qui pesaient sur sa personne ? Charlie était-il au courant dans quoi il s’embarquait réellement en reprenant l’entreprise de son père ? Pire, avait-il été son complice ? Je n’avais rien trouvé de compromettant au sujet de mon futur mari, mais j’envisageais l’avenir qui l’attendait. Un choix allait irrémédiablement s’imposer à lui : cautionner tout ce dont son père était responsable voire les éventuels crimes dont il était l’auteur en gardant le silence ou assumer et révéler les conséquences des actes de son père pendant ces trente dernières années.
En étudiant minutieusement les origines de VANHOOD Industries jusqu’au rachat du Laboratoire Penninghton, passant en revue les articles, les rapports de police, les témoignages qui concernaient la mort d’Edward Van Hood. Des éléments inédits venaient interroger ma curiosité. Edward et Andrew étaient rivaux. Chacun voulait s’attirer les bonnes grâces du patriarche. Seulement, comment obtenir les faveurs de l’homme à l’origine de l’entreprise la plus puissante du pays ? En faisant mieux que lui ? En cherchant des projets plus ambitieux que les siens ? Et si Edward y était parvenu ? Si Edward avait été sur le point de faire une découverte qui changerait la face de l’humanité ? Une trouvaille qui aurait menacé l’empire d’Andrew Van Hood ? C’était ce que suggérait un des plus proches collaborateurs de ce dernier. L’entretien avait été réalisé par un journaliste que je considérais comme particulièrement mauvais, mais qui avait su récolter des aveux particulièrement intrigants. Malheureusement, ces révélations n’avaient pas eu l’écho qu’elles auraient mérité. Sous couvert d’anonymat, notre cher ami nous avait déclaré que «Lorsque Andrew veut quelque chose, croyez-moi, il fait tout ce qui est en son pouvoir pour l’obtenir. C’est un véritable requin dans les affaires, et si vous avez le malheur de vous dresser sur son chemin, il peut en un claquement de doigts vous éliminer, définitivement. »
Quelques lignes plus loin, il révélait que Edward Van Hood et Christopher Penninghton avaient annoncé, quelques mois après la publication de leur grande étude neurologique et génétique, être aux portes d’une découverte qui allait, soi-disant, dépasser toutes les espérances scientifiques. Andrew qui avait eu les tenants et les aboutissants de ces recherches, avait voulu à tout prix se les accaparer. Il cherchait à récolter les lauriers promis à son frère, dans l’espoir de souffler un vent de renouveau à son entreprise qui commençait à décliner sur le marché. Il avait donc proposé de racheter le laboratoire Penninghton pour une somme qui dépassait l’entendement. Edward s’y était fermement opposé. Quelques semaines plus tard, Edward trouvait la mort dans un accident de la route. Son véhicule avait été percuté par un autre. A cette époque, l’enquête avait révélé que le conducteur fautif était en état d’ivresse. Selon notre fameux informateur, il ne pouvait exister une telle coïncidence dans ce genre d’affaire. Pour moi non plus.
Après avoir filé à toute vitesse à travers la ville, j’arrivais enfin dans mon appartement. Je décidais de laisser Andrew Van Hood dans un coin de mon esprit, déterminée à profiter de ma soirée. Je me débarrassais de toutes mes questions sans réponses, sous le jet d’eau brûlant de la douche.
Je me préparai en suivant le rythme de la musique qui résonnait dans toutes les pièces grâce aux enceintes encastrées dans les murs. J’enfilai une paire de bas noirs dont la bande de dentelle adhérait parfaitement à ma peau. Ensuite, je me faufilai dans une robe noire dont la jupe évasée s’arrêtait au-dessus de mes genoux. Une ouverture assez large, dévoilait outrageusement mon dos. Face au miroir, je pouvais voir cette lueur malicieuse danser au coin de mes yeux. Cette soirée était une aubaine pour elle d’échapper au contrôle de ma raison. Le prétexte de l’ivresse était toujours le meilleur refuge pour jouir d’une liberté habituellement interdite. Je devais donc rester sur mes gardes. Je me maquillai sans en faire trop, me parfumant légèrement avant de parfaire ma tenue avec une veste en cuir sombre assortie à mes escarpins. Enfin, j’accrochai mes boucles d’oreilles fines, ornées de petits diamants scintillants discrètement sous ma chevelure.
Deux coups de klaxon vinrent brusquement interrompre le silence austère de la rue. Ce tapage fut accompagné par un « Juliette montre toi ! Ton carrosse est arrivé !» suivi de ricanements juvéniles. Il fallait bien reconnaître deux choses à Elias. La première était sa ponctualité. La seconde sa manière de soigner chacune de ses entrées.
Je claquai la porte d’entrée de l’appartement, traversant fièrement le couloir. Telle une adolescente en mal de reconnaissance, j’imaginais sans mal un parterre d’hommes et de femmes me dévisageant avec insistance et curiosité. La réalité était tout autre. Mes seuls admirateurs spectateurs étaient les chandeliers accrochés au mur. J’avais conscience du ridicule de la situation, mais le simple fait d’être désirable et désirée, m’emplissait d’une satisfaction sans égale. Plus rien ne pouvait m’arrêter. J’étais complètement libérée du joug de ma conscience, arpentant le couloir d’une démarche confiante. A l’abri des regards moralisateurs, je pouvais laisser s’exprimer le feu qui me consumait de la racine de mes cheveux jusqu’à la pointe de mes orteils. Dans ces moments éphémères, je sentais les battements légers de mon cœur enfermé dans ma poitrine. Je m’acquittais de toutes bienséances. Je n’entendais pas les murmures désapprobateurs, ni les remarques désobligeantes qui freinaient toutes mes ambitions. Je ne subissais plus les tortures quotidiennes de la culpabilité. Je n’étais plus hantée par toutes ces peurs qui me dictaient comment être, comment me comporter, parler, sourire. Pendant quelques minutes j’étais moi. Cette femme qui désirait vivre dans le feu de cette liberté. Cette femme dévorée par le désir destructeur de vivre sa vie selon ses propres conventions. Cette femme téméraire, inconsciente qui s’acquittait de tous les préceptes moralisateurs qui cherchaient à avoir une emprise sur sa vie. Je respirais enfin.
Néanmoins, la réalité finit par me ramener sur le chemin que toutes mes craintes avec la complicité de cette raison oppressante s’étaient efforcées de tracer pour moi. Je m’autorisais une petite dérogation, savourant ces dernières secondes de liberté en plongeant mon regard dans celui d’Anton, adossé contre la voiture. Ses grands yeux marron étaient rivés sur la porte d’entrée. Son corps mince et athlétique se redressa, emporté dans les flammes d’un désir qui brûlaient au coin de ses pupilles. Je souris, ravie de voir que je lui faisais encore cet effet-là. Mon frère, qui me faisait dos, se retourna, m’obligeant alors à reprendre ce rôle que l’on m’avait attribué. Ma raison œuvrait de ses chaînes pour retenir l’animal sauvage qui se débattait tant bien que mal pour reprendre sa place. Elias ne put s’empêcher de m’accorder un rictus amusé, avant d’ouvrir la porte et s’inclinant devant mon passage. Anton restait figé, les pieds cloués au sol, la bouche légèrement entrouverte, sous l’emprise d’un désir qu’il peinait à refouler. Je souris discrètement. Intérieurement je jubilais.
Je m’installai fièrement sur le siège, côté passager avant que mon frère ne referme la portière, faisant le tour de la voiture, donnant une tape virile dans le dos de son meilleur ami qui quitta aussitôt sa léthargie. Il prit rapidement place sur la banquette arrière.
– Tu es magnifique, murmura-t-il avant que mon frère ne prenne sa place sur le siège conducteur.
– Merci, susurrai-je en baissant la tête avant que mon frère ne trouve sa place derrière le volant de sa voiture.
Je chassai malgré moi, les agréables souvenirs que ses paroles avaient réveillés. Mon frère démarrait la Mercedes IAA noire qu’il avait achetée sur un coup de tête en début d’année, refusant le pilotage automatique. Le véhicule fila dans les rues à une vitesse excessivement déraisonnable, ce qui me fit frissonner de plaisir. Il était satisfaisant de voir que mon frère avait cette même conduite agressive qui avait le don de faire sortir ma mère de ses gonds. Cependant, l’étonnement était toujours de mise, lui qui avait prêté allégeance à Mère Prudence.
– Tu es vraiment splendide ce soir, glissa mon frère les yeux accrochés à la route.
– Merci, mi chico guapo* ! lançai-je en passant ma main dans ses cheveux, ce qui le fit sourire.
– Enfin ne va pas croire que je te laisserai séduire tous les hommes de la boîte, répliqua-t-il sur un ton qui laissait planer un doute sur son sérieux.
Je ne relevais pas, ignorant s’il s’agissait de ses habituelles taquineries. Je regardais la ville défiler à travers la vitre. Mon regard s’accrochait à ces lueurs brillant de mille feux, rompant l’obscurité venant mettre en lumière ses papillons de nuit. Ces vies invisibles qui s’éveillaient dès que l’aube tombait enfin. Il y avait ces hommes, fuyant ces vieux démons qui les attendaient sagement au coin d’une rue. On pouvait voir aussi ses femmes aux démarches lentes qui s’accordaient une courte pause avant de rejoindre leur rassurant foyer, ne voyant pas leurs consœurs qui foulaient le trottoir dans l’espoir de trouver ce réconfort qui leur manquait tant. Et puis il y avait ces êtres de la nuit, sortant de leur cocon à la recherche de ces sensations qui leur assuraient qu’ils étaient vivants. Ces noctambules désirant assouvir leur soif de liberté et se moquant bien de cette société qui cherchait à les enfermer dans le carcan d’une vie monotone. Fut un temps, j’avais été l’un d’entre eux.
Je me souvenais à quel point j’avais aimé courir après le danger pour ressentir battre la vie en moi. Je me rappelais cette soif vous prenant littéralement à la gorge, au point de vous étouffer. Cette agonie durait jusqu’à ce que cette liberté incendiaire pénètre votre corps dans son entier. Ces flammes tuant tous vos doutes pour les remplacer par des certitudes qui vous laissaient croire que vous étiez le maître de ce monde. Plongée dans la pénombre, je pouvais être celle que je voulais. Je pouvais laisser éclater ma véritable nature. Personne ne venait me dire comment me comporter, quoi penser, ce qu’il fallait dire et taire, ce qu’il fallait porter ou non. Aucune barrière ne pouvait entraver ma route. Je pouvais répondre à ces pulsions sans en ressentir la moindre culpabilité. A l’heure où certains tentaient désespérément de fuir l’obscurité, moi je cherchais ces coins sombres qui me promettaient une liberté sans égale. Malheureusement, cela ne fut pas sans conséquence. Aujourd’hui je me noyais dans le fleuve d’une vie tranquille, qui ne me convenait pas, mais c’était le prix à payer pour garder l’amour des gens que j’aimais.
Elias gara la voiture au coin d’une rue, éclairée par quelques lampadaires aux lumières blafardes. A peine je me libérai de la ceinture qui coupait mon corps en deux, qu’Anton m’avait déjà ouvert la porte sans que je ne m’en rende compte. J’eus alors le plaisir de le contempler durant un court instant. Sa chemise noire fusionnait avec sa peau métisse, ses cheveux crépus se fondaient dans l’obscurité de la nuit, ses lèvres claires et pleines m’offraient son sourire le plus séduisant. Ses traits qui rappelaient ceux d’un enfant joueur et timide, avaient pris cette expression emprunte d’une tendresse indicible. Derrière ses longs cils sombres, je pouvais voir cette lueur d’espoir. Les traces d’une époque révolue. Anton ne me connaissait comme personne. Il savait pertinemment ce qui m’animait et cela l’amusait, comme toujours. Il savait cacher son jeu, en renvoyant l’image d’un ange vertueux alors qu’en réalité le diable n’était jamais loin. Je sentais cette vague brûlante emballer mon rythme cardiaque.
Je lui souris, constatant à quel point cela le rendait heureux. Mais les voix de ma raison s’élevaient pour que je ne succombe pas à nouveau dans cette folie. Je descendis de la voiture, rejoignant le bras de mon frère avant de tendre le mien à Anton qui le saisit aussitôt. Elias aussi était séduisant avec cette chemise bleu nuit, laissant transparaître chaque courbe de ses bras puissants et musclés. Ses boucles brunes tombaient sur son front. Ses pupilles, rappelant la couleur du chocolat, brillaient dans la nuit.
– Beaux comme vous êtes, il est certain que je vais en faire des jalouses, dis-je amusée, nos rires jouant une symphonie nocturne apaisante.
Nous marchions ainsi quelques mètres bras dessus bras dessous, avant de se retrouver devant un bâtiment sur lequel scintillaient dans la nuit les lettres roses “Delirium”. Une toile noire, semblable à celle que l’on trouvait devant les plus beaux hôtels de la ville, s’élevait au-dessus d’un tapis rouge qui menait jusqu’à l’entrée. Une longue file d’attente longeait les murs réunissant toute cette jeunesse dorée, priant pour que la nuit tienne toutes ses promesses. Les deux portes battantes étaient gardées par un vigile aux larges épaules. Son crâne dégarni, luisait sous les néons rosâtres et son regard sévère nous laissait peu d’espoir pour échapper à l’attente interminable qui se profilait à l’horizon.
– On peut aussi aller ailleurs, finit par lâcher Anton, désespéré.
– Non, je refuse d’abandonner après tout ce qu’on vient de traverser, assurai-je avant de m’engager vers l’entrée, suivie de mes deux acolytes.
Je menais la danse, traversant la route d’un pas décidé, fonçant vers l’entrée. Je voyais ses yeux noirs feindre l’indifférence. Je n’hésitai pas à y planter les miens, décidée à ne pas me laisser impressionner. Ma raison, qui me suggérait de prendre mon mal en patience, ne put m’arrêter dans ma course. Guidée par les flammes de cette liberté qui s’intensifiaient à chacun de mes pas, je n’avais pas l’attention de me raviser. Arrivée devant cette carrure imposante, mes escarpins accrochés au sol, ma tête arrivant à hauteur de son menton. J’esquissai un sourire, glissant les mains dans les poches de ma veste.
– On peut rentrer avec mes copains ? demandai-je avec une audace qui le laissait de marbre.
– Toi oui, mais pas eux, répondit-il d’un ténor grave et puissant cherchant à asseoir une autorité qui était loin d’avoir l’effet escompté.
Je ricanai sournoisement devant son visage avant de lui faire signe de mon index d’approcher. Il se pencha vers mon épaule. Je glissais ma tête dans son cou, mes lèvres effleurant son oreille. Je pus sentir l’odeur du parfum musqué qui se dégageait de chacun de ses pores.
– C’est moi avec mes copains et ce n’est pas négociable. Mais si tu préfères une petite critique incendiaire dans le Boston Globe sur ton établissement, je peux aussi m’arranger, lançai-je en lui laissant entrevoir ma carte de presse.
– C’est bon, dit-il en se redressant, le teint livide, ouvrant lentement la porte.
– Contente d’avoir pu faire affaire avec toi, ajoutai-je en accompagnant mes paroles d’une petite tape sur l’épaule.
Je me tournai vers Elias et Anton qui m’avaient rejointe après avoir observé la scène à quelques mètres. Anton était stupéfait tandis que mon frère semblait s’en amuser. Je jubilais intérieurement, entendant les protestations de ceux qui attendraient encore longtemps à l’extérieur.
– Tu es la meilleure, s’exclama Elias en m’embrassant sur la joue, alors que nous nous trouvions dans un sas sombre où se trouvait le vestiaire, éclairé par des diodes bleutées.
Je sentis les étincelles de ma fierté crépiter à l’intérieur de mon âme. Je glissai dans mon soutien-gorge quelques billets, avant de donner ma veste à une femme vêtue d’un tailleur qui me remercia d’un grand sourire. Une fois que nous étions débarrassés, je poussai une lourde porte noire capitonnée, avançant vers une terrasse de fer qui nous offrait une vue d’ensemble sur les lieux.
Le club se divisait en deux parties. L’escalier en haut duquel nous nous trouvions, menait à un étage longeant les murs feutrés et sombres. On y trouvait des tables plus ou moins grandes avec des fauteuils en cuir blanc molletonnés qui se mêlaient avec des banquettes semblant tout aussi confortables. Plongées dans la pénombre et l’ambiance d’un club très select, chacune des tables étaient éclairées par de petites lampes rougeâtre. Le service semblait être assuré par un barman qui préparait joyeusement toute sorte de boisson derrière un comptoir laqué blanc encadré par une bande de néons bleus. Il y avait aussi deux serveuses, vêtues d’une chemise blanche et d’une jupe assez courte et noire, qui se faufilaient entre les clients avec une agilité déconcertante. Cette fameuse clientèle semblait s’amuser du spectacle qui se jouait au-dessous d’eux, tout en sirotant leur nectar alcoolisé. En effet, l’escalier desservait une immense piste de danse avec en son centre un cube rouge sur lequel officiait un DJ qui avait dans ses platines tous les succès musicaux du moment. C’est sur ses rythmes endiablés, que les corps oubliaient leurs soucis quotidiens, se laissant emporter par l’ivresse du moment sous les regards enjoués de ceux qui les observaient. Les projecteurs aux lumières agressives balayaient la salle, où l’air retenait les odeurs de transpiration mêlées à celles de l’alcool qui libéraient leurs plus bas instincts. D’un regard, je balayai cette scène, observant avec bienveillance leur danse, mes mains accrochées à la rampe en métal noir qui nous protégeait d’une malencontreuse chute. Un endroit en particulier retint mon attention. C’était un comptoir en bois massif, caché dans l’ombre d’un des angles de la salle. On y trouvait une barmaid qui se démenait à satisfaire les envies du troupeau qui se trouvait agglutiné autour d’elle. J’aurais pu m’en détourner, mais mes yeux rencontrèrent les siens.
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* “Mon beau garçon” en Espagnol.
La précision des descriptions me fait penser à Marcel Proust…c’est un compliment !
C’est un vrai compliment qui me va droit au cœur.