Je me retrouvai dans le salon d’une petite maison de banlieue qui ne payait pas de mine. Assise sur un vieux canapé, puant le tabac froid, mon regard balayait la pièce. Des jouets d’enfants jonchaient le sol. Une panière de linge sale dégueulait dans un coin, près de la baie vitrée qui donnait sur un jardin laissé à l’abandon. Sur les rebords de la cheminée en pierre qui se trouvait à côté de moi, des cadres photo étaient disposés sur le rebord poussiéreux au-dessus du foyer recouvert de suie. J’observais les visages d’enfants figés sur papier glacé. Une d’elle retint mon attention.
Elle avait cette couleur sépia derrière le verre soutenu par les bords noirs du cadre. Je reconnus sans mal Edward Van Hood. Il était de taille moyenne, une carrure assez carrée avec de larges épaules. Ses épais de cheveux de jais retombaient sur son visage espiègle, un épi soulevé par le vent pointant sur son côté gauche. Un immense sourire venait éclairer ses traits, plissant ses yeux derrière ses lunettes rondes et fines. Son bras enroulé autour de la hanche d’une belle femme plus petite que lui. Elle avait une épaisse chevelure brune qui tombait jusqu’au milieu de son dos. Son visage inspirait la douceur et la malice. Sur ses lèvres charnues qui dévoilaient ses dents blanches, on pouvait sans mal deviner l’éclat de son rire. Un rire puissant qui fendait l’air. Ses mains fines s’accrochaient fermement à la blouse d’Edward. Une de ses jambes frêles pliait derrière son fessier recouvert d’une robe noire. Ce couple était entouré d’autres compagnons, tout aussi heureux. Christopher Penninghton se tenant parmi eux, partageant leur joie de vivre, à l’instar d’un homme blond qui m’était inconnu et qui affichait avec ses doigts le V de victoire. Au bout, de cette rangée figée devant un grand chêne, Jane Morina.
– Oh, cette photo, a été prise le jour où nous avons signé le bail de l’immeuble qui allait abriter notre propre laboratoire. Mon Dieu que le temps passe vite ! C’était, il y a trente et un an maintenant, me confia Jane en posant deux tasses de café brûlant sur la table en verre devant mes genoux. C’est mon frère qui l’a prise. Il n’avait que quinze ans, mais il était déjà déterminé à faire partie de notre bande. Et, le plus incroyable, c’est qu’il y est parvenu, ajouta-t-elle en esquissant un sourire amusé.
– Qu’est-il devenu ? demandai-je curieuse en prenant la tasse entre mes doigts.
– Il me semble qu’il a quitté le pays. Peu de temps après la mort d’Edward. Il avait senti le vent tourner, et tout ce que je peux dire aujourd’hui, c’est qu’il avait raison, dit-elle en s’asseyant à mes côtés.
Jane n’avait pas réellement changé. En dépit de ses cheveux blancs qui parsemaient sa chevelure blonde et ses rides aux coins de ses yeux aux couleurs de l’océan, elle était toujours aussi séduisante. Elle n’avait pas perdu son physique d’ancienne sportive, le visage carré, avec des traits assez marqués qui lui donnaient un air sévère, même si ses prunelles trahissaient la tendresse de son âme. Elle regardait la photo avec une certaine mélancolie, le regard brillant.
– Nous étions si jeunes et si heureux. Insouciants aussi. Nous ignorons tous dans quoi on s’embarquait, mais nous pouvions compter sur Edward et Christopher. Edward était un vrai moteur pour nous. Avec lui, tout était possible. Le monde était à notre porté. Il ne cessait de nous dire que nous étions invincibles. Christopher, était un peu plus prudent, mais c’était quelqu’un qui savait trouver les mots pour nous rassurer, pour nous encourager. C’était un sacré duo. Quand Edward, est mort, Christopher n’était plus que l’ombre de lui-même. Il était complétement perdu.
– Vous pensez qu’Andrew a tué son frère ? m’enquis-je sans détour, profitant de sa nostalgie.
– Si je le pense ?! J’en suis certaine.
– Pourquoi ? ripostai-je, ma curiosité piquée à vif.
– Andrew n’appréciait pas trop Edward. Il ne pouvait pas s’empêcher de se comparer à lui. Il était obsédé par l’idée de le surpasser. Il voulait à tout prix être le meilleur. C’était lui qui était à l’origine de cette compétition malsaine entre eux. Mais nous ne pouvions pas lui en vouloir. Charles, leur père, a toujours entretenu cette rivalité entre ses fils. Il répétait sans cesse à quel point Andrew était un incapable, tout en acclamant Edward. Il aimait dire à qui voulait l’entendre qu’Edward donnerait un second souffle à VANHOOD Industries. Charles était très fier de son fils aîné. Il était en admiration, devant ce que lui n’avait jamais su faire. Il disait qu’Andrew était bien trop doux, bien trop feignant et peu audacieux pour réussir. Il ne s’était même pas rendu à sa remise de diplôme alors qu’il avait été au premier rang pour acclamer Edward qui avait obtenu le sien avec les honneurs. Edward avait brillamment réussi ses études. Il était ressorti major de sa promotion, même si nous n’étions pas très loin derrière, avoua-t-elle avec une lueur de malice dans son regard.
– Mais pourtant, ce n’est pas lui qui a été nommé à la succession.
– Parce qu’il l’a refusé ! Il a tenu tête à son père, en insistant sur le fait qu’Andrew était bien plus qualifié que lui. Selon lui, Andrew avait le sens des affaires. Edward était gêné de cette rivalité constante. Il aimait profondément son frère. Il lui a donné ce que leur père avait été incapable de lui offrir. La confiance et l’espoir. Il croyait en lui, comme personne. Il était parvenu à convaincre les actionnaires de faire confiance à Andrew en leur promettant qu’il ferait de grandes choses. Andrew, bien qu’il ait été reconnaissant, il ne pouvait s’empêcher de rester méfiant. Il soupçonnait son frère aîné de manigancer contre lui. Ses appréhensions ont fini par devenir réalité. La mort de Zoé l’a complétement transformé. Il n’y avait plus que son travail. Plus rien ne comptait, pas même son propre fils.
– Qui était Zoé ? interrogeai-je sans avoir le souvenir d’avoir entendu ce prénom.
– Sa femme. C’est elle que l’on voit à ses côtés. Ils se sont rencontrés en première année de fac, à la bibliothèque. Elle étudiait la chimie. Elle était douée, brillante même. Je me rappelle qu’elle n’était pas du tout intéressée, mais Edward ne s’était pas découragé pour autant. Il répétait avec insistance qu’elle ne le savait pas encore, mais il était l’homme de sa vie comme elle était la femme de sa vie. Nous le charrions beaucoup avec ça. Pour nous, cela n’était qu’un jeu, jusqu’à ce fameux concours de connaissances en science. Ils ont fait un marché. Si notre équipe perdait, il devait la laisser tranquille, par contre si nous gagnions, elle se devait d’accepter un dîner avec lui. Vous n’imaginez pas comment il nous a fait travailler. Jour et nuit. Nous étions épuisés.
– Et elle a perdu, devinai-je en souriant.
– Exactement. Après ce dîner, ils ne sont plus quittés. Il y avait une véritable alchimie entre eux. Une complicité que je n’avais jamais vue. À tel point, qu’ils avaient créé leur propre monde et rien ne semblait les arrêter. Mais le sort en a décidé autrement. Sa mort l’a littéralement anéanti.
– Comment est-elle morte ?
– Zoé était malade. Elle avait une malformation cardiaque, qui impliquait une très mauvaise circulation sanguine. Elle était très fragile. Elle partait souvent à l’hôpital pour des caillots ou des crises de tachycardie. Quand elle est tombée enceinte, les médecins les plus compétents étaient auprès d’elle. Seulement cela n’a pas suffi. L’accouchement a eu lieu plus tôt que prévu. Surpris, ils n’ont pas pu pratiquer la césarienne, et elle a dû mettre au monde son enfant naturellement. Son cœur n’a pas résisté.
– Qu’est devenu cet enfant ?
– Il a été élevé par Andrew. À l’époque, Julie n’arrivait pas à avoir d’enfant. Alors cela a été une véritable bénédiction pour eux. La dernière fois que je l’ai vu, c’était à l’enterrement de son père, après cela, nous n’avions jamais su ce qu’il était devenu.
– Je vous écoute, mais je n’arrive pas à voir pourquoi Andrew en serait venu à tuer son propre frère, alors qu’il lui doit tout ? Sa réussite, cet enfant ? relevai-je, ne parvenant pas à le relier à l’accident qui avait coûté la vie d’Edward.
– D’après ce que j’ai compris, Edward a cherché à renouer avec son fils, mais cela ne s’est pas passé comme il l’aurait voulu. Après toutes ces années d’absences, ce dernier lui en voulait de l’avoir abandonné. Alors Edward s’est jeté à corps perdu dans cette entreprise. Nous étions tout ce qui lui restait. Le laboratoire l’obsédait littéralement. Il en voulait toujours plus. Il travaillait jour et nuit. Il souhaitait que le labo devienne le plus puissant du pays. Il ne nous l’a jamais dit clairement, mais on savait très bien qu’il était animé par un désir de revanche. Tout ce qu’il désirait, c’était de surpasser son frère cadet. Et il y est parvenu. Nous avions acquis une reconnaissance mondiale de la part de toute la communauté scientifique. Nous étions les premiers sur le marché médical et chaque intervention d’Edward et de Christopher était suivie partout dans le monde. C’était la folie ! Mais, comme nous aurions dû nous en douter, Andrew s’est senti menacé. Un jour, il est venu voir Edward pour lui faire une proposition. Il était prêt à lui racheter le laboratoire pour une somme astronomique, lui offrant, en prime, une place dans le conseil d’administration. Seulement cela ne s’est pas passé comme prévu. Edward était furieux. Jamais je ne l’oublierai, confia-t-elle en frissonnant, le regard dans le vide.
– Vous vous souvenez de quoi, précisément ? insistai-je, absorbée par son récit.
– Jurez-moi d’abord que mon nom ne figurera pas dans votre article, me lança-t-elle en plantant ses yeux effrayés dans les miens.
– Je vous le promets, assurai-je dans mon honnêteté la plus pure, me souvenant qu’elle était la seule à avoir répondue à mon appel, parmi ceux qui avaient travaillé au Laboratoire Penninghton.
– C’était violent. Edward a laissé exploser toute cette haine, qu’il avait accumulée à l’encontre de son frère, durant toutes ces années. Il hurlait dans son bureau, en reprochant à Andrew de lui avoir déjà tout pris. Son fils, VANHOOD Industries et maintenant, il avait le culot de venir lui prendre la seule chose qui lui restait dans sa vie. Il refusait que son laboratoire pourrisse entre ses mains. Il criait de ne pas vouloir voir tout ce qu’il avait bâti, devenir le nouveau jouet d’Andrew Van Hood. Il craignait que son frère réalise de sombres desseins au nom de son ego. Il lui reprochait d’avoir des alliances malsaines avec le Pentagone et d’autres organisations mafieuses. Il s’écriait que s’il avait su, vingt ans plus tôt, jamais il n’aurait soudoyé les actionnaires. Pour couronner le tout, il lui a glissé une phrase qu’Andrew n’a jamais pu accepter. Il lui a affirmé que leur père se retournait probablement dans sa tombe, en voyant son incapacité à faire quelque chose de bien dans sa vie. Après ça, Andrew a quitté son bureau, furibond sous les hurlements d’Edward qui le menaçaient de le détruire, de tout faire pour récupérer ce qui lui revenait de droit, son fils, mais aussi l’héritage que lui avait laissé leur père.
– Il allait racheter VANHOOD Industries, soufflai-je sous l’effet poignant de la surprise.
– Oui, il était à deux doigts. Il nous avait confiés que le conseil d’administration était prêt à se séparer d’Andrew. Cela devait se faire dans les trois mois suivants. Ce qu’Andrew a d’ailleurs fini par savoir. Il était furieux. On l’avait humilié…
– Et personne n’humilie Andrew Van Hood, ajoutai-je me souvenant de la dispute qui suivit le dîner d’affaires, entre Charlie et son père, puis entre Charlie et moi.
– Il n’y a pas meilleur mobile que de se débarrasser de celui qui se met en travers de votre chemin.
– Connaissant bien le personnage, cela serait tout à fait plausible, murmurai-je, en pleine réflexion sur ce qu’elle venait de me révéler.
– D’ailleurs, si je peux me permettre, vous jouez un jeu dangereux, mademoiselle Guajira. Si vous pensez que votre mariage avec Charlie Van Hood vous protégera d’Andrew vous vous trompez… Andrew a le bras long et il n’a peur de rien, ni de personnes, avertit-elle, le regard empli d’une réelle inquiétude.
– Ne vous inquiétez pas pour moi, Jane. J’ai juste une dernière question.
– Allez-y.
– Quelques semaines, avant la mort d’Edward, le Laboratoire Penninghton avait annoncé une découverte qui allait changer le cours de l’humanité. Seulement cette découverte n’a jamais été révélée. Un an après, le rachat du laboratoire, la guerre est déclarée, et VANHOOD Industries en association avec le Laboratoire Penninghton propose à des jeunes recrues, en bonne santé, de participer à un test d’arme contre une bourse. Quel type d’arme peut bien faire tester Andrew Van Hood à des personnes désespérées ?
– Je ne peux rien vous dire, répliqua-t-elle en se levant subitement, nerveuse.
– Pourtant, vous travaillez encore au laboratoire lorsqu’il a été racheté par VANHOOD Industries à cette époque, non ? Vous avez quitté le laboratoire, deux mois après la publication de cette annonce. Est-ce que votre départ est lié à ce que cache Andrew ? Enfin il est évident que vous avez forcément entendu quelque chose.
– Cela suffit ! Je n’ai plus rien à vous dire ! s’écria-t-elle en faisant volte-face.
– Mais…
– Non, c’est inutile d’insister. Et vous pouvez me croire, personne ne voudrait connaître ce que cache Andrew, à moins de chercher la mort, murmura-t-elle penchée vers moi, menaçante. Maintenant sortez de chez moi.
– Bien, articulai-je frustrée de n’avoir pu en savoir davantage. Je vous remercie pour le temps que vous m’avez accordé madame Morina.
– Kaylah, lança-t-elle tandis que je me trouvais sur le pas de la porte. Je veux que vous sachiez que nous avions tout fait pour que cette expérience reste confidentielle, et ne tombe pas entre de mauvaises mains. Seulement, nous avions échoué. Je sais que vous êtes une bonne journaliste et que tout cela part d’une bonne intention, mais il vaut mieux que vous vous arrêtiez-là. Renoncez tant qu’il en est encore temps.
– Je ne renoncerai pas Jane. Tant qu’Andrew n’aura pas avoué les crimes dont il est coupable, rien ne pourra m’arrêter, assurai-je bien déterminée.
– Que Dieu vous protège alors, Mademoiselle Guajira.