– Oh mon Dieu ! finit par s’écrier Willow après de longues secondes de distance. Maman, maman, appela-t-elle d’une voix tremblante.
Comme un seul homme, Charlie et Andrew quittèrent leur place, tandis que Julie poussa péniblement sur les roues de son fauteuil. Seulement, tous s’arrêtèrent dans leur élan, arrivé dans le couloir. Charlie se figea instantanément, les poings serrés et la mâchoire crispée. Andrew se pétrifia sur place, aussi raide qu’un piquet. Julie hoqueta de surprise, portant ses mains à sa bouche, devant la vague d’émotion qui s’empara d’elle. Piquée par ma curiosité, j’empruntai le même chemin qu’eux, avant de me retrouver moi-même paralysée par la stupéfaction. Je sentis ma peau frémir de la racine de mes cheveux jusqu’à la pointe de mes orteils. Un courant électrique remontant le long de mon échine, réveillant aussitôt la vraie Kaylah jusqu’alors endormie dans les profondeurs de mon inconscience.
– Noah, souffla Julie, en retrouvant ses esprits, ses yeux ne décrochant pas de la silhouette qui venait de pénétrer sur son territoire.
– Joyeux Anniversaire, tante Julie, articula-t-il posant sur elle un regard indiciblement tendre, un timide sourire au coin de ses lèvres.
Un flot de souvenirs parvint à réveiller mon esprit. Ma mémoire s’imposant brutalement à moi. Je me souvins alors du récit de Jane m’avait raconté. Cette partie à laquelle j’avais prêté peu d’attention. Edward Van Hood et sa défunte femme avaient eu un fils. Edward avait confié son seul enfant, à son frère aîné. Ce fils qui l’avait rejeté peu de temps avant sa mort, la rancune au cœur. Le tenant pour responsable des années qui s’étaient écoulés sans lui. Ce fils qui avait assisté à l’enterrement de son père avant de disparaître. Noah Elsen était ce fils. Il était l’unique héritier d’Edward Van Hood. D’un coup, tout était plus clair. Plus cohérent. Cela expliquait sa présence au cocktail de VANHOOD Industries. Pourquoi il était aujourd’hui présent. Cependant, une question demeurait sans réponse. Pourquoi la famille Van Hood m’avait caché son existence ? Et pour quelles raisons réagissaient-ils ainsi ?
La tension était palpable. Après la surprise, une hostilité se dessinait sur les traits du père et du fils. Charlie lui portait un regard que je ne lui avais jamais connu, auparavant. Une haine terrible, presque effrayante.
Pourtant, Julie ne semblait pas s’inquiéter de la colère palpable des deux hommes qui se tenaient non loin d’elle. Elle s’avançait vers lui, jusqu’à ce qu’il finisse par poser un genou à terre, ses mains se posant délicatement sur ses genoux fragiles. D’une main tremblante, elle porta ses doigts à son visage. Du bout des doigts, elle caressa ses épais cheveux bruns, sa joue avec sa barbe naissante, descendant lentement sur son menton avant qu’il ne s’empare de cette dernière, se reposant dans sa paume. Les sourcils froncés, il luttait contre l’émotion qui étreignait son cœur, tandis que des larmes silencieuses dévalaient les joues de sa tante.
– Je suis désolé, articula-t-il ému, laissant tomber sa tête sur les cuisses de Julie, pendant que Willow étouffait un sanglot, en les observant.
– Ce n’est pas de ta faute, murmura Julie en passant ses mains dans ses cheveux.
– Qu’est-ce que tu fais là ? demanda Charlie, sèchement, interrompant ces émouvantes retrouvailles.
– Je suis venue souhaiter un joyeux anniversaire à la femme qui m’a élevé, répondit Noah en se relevant, essuyant le coin de ses yeux, tout en lui adressant un sourire sournois.
– Tu n’as rien à faire ici, persifla-t-il à mes côtés, s’avançant sous l’emprise d’une colère qu’il peinait à contenir.
– Charlie ! rétorqua Julie en faisant volte-face, furieuse.
– Ne recommence pas, menaça Willow en fusillant son frère du regard.
– Julie, soupira Andrew d’une voix douce, comme s’il essayait de raisonner sa femme.
– Non, Andrew ! Je ne vous laisserais pas décider à ma place encore une fois, s’énerva-t-elle avant de se tourner vers son fils. Je vous ai nourris, élevé, emmené à l’école, au club de gym, de boxe. J’ai veillé sur vous, sur vos études, tous les trois, tu m’entends. Tous les trois, sans faire de différence. Alors dis-moi pourquoi toi, tu aurais ta place ici et pas lui ?!
– Maman, tu sais très bien que…
– Tais-toi ! Il mérite d’être là, tout comme toi ! Pendant des années, je n’ai rien dit, je vous ai laissé faire, mais c’est terminé ! Je refuse que vous décidiez à ma place. Il n’est pas coupable de ce qui m’est arrivé, ni de rien d’autre. Et si vous n’êtes pas content, alors la porte est grande ouverte ! s’écria- t-elle en regardant son fils puis son mari.
– Charlie, murmurai-je tentant de le retenir, en vain.
Furieux, il se dirigea vers la porte dans un mouvement de colère, assénant au passage un coup d’épaule à son cousin.
– Moi aussi, je suis content de te revoir, p’tit frère, renchérit Noah provocateur.
– N’en rajoutes pas, soupira Julie en lui lançant un regard lourd de reproche.
– Oh Noah !! Comme je suis heureuse de te revoir !! Cela fait si longtemps, s’exclama Juanita qui se jeta à son cou.
– Moi aussi, Juanita, dit-il en acceptant cette affectueuse étreinte.
– Juanita, peux-tu rajouter un couvert sur la table ? s’enquit Julie avec un sourire radieux.
– Avec plaisir ! La famille est enfin au complet, se rejouit-elle en sautillant presque jusqu’à la cuisine.
– Eh ben, pour une surprise, c’est une surprise. Je ne pensais pas le dire un jour, mais tu m’as manqué, confessa Willow, toujours aussi caustique en essuyant les larmes au coin de ses yeux.
– Allez viens-là, Miss crevette ria-t-il en la prenant par le cou, frottant son poing sur le sommet de son crâne.
– Ouais, en fait, je retire ce que j’ai dit, tu es toujours aussi idiot.
– Andrew, dit-il en s’avançant, la main tendue vers lui avant que ce dernier ne l’attire contre lui.
– Si je ne dis rien, c’est uniquement parce que ma femme et ma fille sont là. Mais tu me paieras cher cet affront, murmura-t-il à quelques centimètres de mon oreille, mais je restai impassible.
– Avec plaisir, chuchota-t-il un sourire défiant aux lèvres.
Julie les observait avec un air interrogateur, mais ne semblait pas avoir entendu la menace à peine voilée de son mari. Enfin, Noah s’approcha de moi, une étrange lueur animant son regard.. Mon cœur battait si fort que je craignais que quelqu’un l’entende. Je peinais à respirer sous le brasier dans lequel j’étais plongée. Je sentais tous ces regards autour de moi. Je ne devais pas me trahir. Il fallait agir comme si de rien était.
– Kaylah Guajira ! La fiancée de Charlie, déclarai-je en tendant une main moite et tremblante, ma raison terrifiée à l’idée que mon attitude devienne suspecte.
– Enchanté, dit-il, glissant sa main chaude dans la mienne, un courant électrique me contraignant à la retirer plus rapidement que je ne l’aurais voulu. Charlie a toujours eu des bons goûts pour les femmes, ajouta-t-il en soutenant mon regard, tandis que je sentais ma raison glisser lentement dans les flammes d’un désir irrationnel, sans que je parvienne à la retenir.
– Et celle-ci, tu ne la toucheras pas, lança celui-ci sur le pas de la porte.
J’aperçus le sourire amusé de Noah avant qu’il ne se retourne vers son frère adoptif.
– Évidemment, assura-t-il, même si je devinais une pointe d’ironie dans le ténor de sa voix.
– Tu t’es calmé ? demanda Julie à son fils, avec un regard réprobateur.
– Je suis désolé, Maman, mais tu ne peux pas…
– J’en étais sûre ! Les garçons avec moi dans le salon, on va parler, l’interrompit Julie visiblement irritée en adressant un regard à son mari et à Noah.
C’était la première fois que je voyais Julie dans un tel état. Elle, si douce d’ordinaire, si calme, ne se privait pas de montrer sa colère et son irritation. Je la regardais avancer vers le salon, poussant à la force de ses bras fins sur ses roues. Ils la suivaient sans broncher, la tête baissée, prêts à recevoir les remontrances auxquelles ils avaient droit. Noah ne put s’empêcher de se tourner vers moi, m’adressant un clin d’œil furtif avant de disparaître dans le séjour faisant glisser devant lui les portes aux armatures en bois de chêne qui tendaient les carrées de tissus ivoire. Je me retournai vers Willow qui prenait le chemin de la salle à manger.
– On peut savoir ce qui s’est passé ? demandai-je, avec un petit rire jaune.
– Charlie ne t’a jamais raconté le plus grand drame de notre famille ? répondit-elle en se tournant vers moi, faussement surprise.
– Non.
– C’est étonnant, marmonna-t-elle avant de prendre place autour de la table, pendant que Juanita installait un couvert pour notre invité.
– Ne sois pas aussi dur avec ton frère. Cela a été difficile pour lui, intervint cette dernière en lui lançant un regard entendu.
– Raconte, insistai-je, pendant que la gouvernante tournait les talons vers la cuisine en chantonnant.
– Cela remonte bien avant notre naissance. On a diagnostiqué à ma mère, une malformation au niveau de ses trompes qui laissait entendre qu’elle ne pourrait pas avoir d’enfant. Autant te dire qu’elle a très mal vécu ce diagnostic, elle qui rêvait d’être mère. Pourtant, sa meilleure amie de l’époque, qui n’était autre que la femme de mon oncle, Zoé, est tombée enceinte, mais malheureusement, elle était elle aussi très fragile. Elle souffrait d’une grave maladie qui explique pourquoi elle n’a pas survécu à l’accouchement. Edward, mon oncle, anéanti par la mort de sa femme, a demandé à mes parents d’adopter, son fils unique, Noah. Mes parents ont accepté sans hésiter. Deux ans plus tard, miraculeusement, ma mère est tombée enceinte de faux jumeaux, Charlie et moi. Malgré notre naissance, ma mère a toujours considéré Noah comme son fils aîné. Elle l’a aimé comme elle nous et n’a jamais fait de différence entre nous. À la différence de notre père.
– C’est-à-dire ?
– Andrew a eu plus de mal à nous accepter Charlie et moi. Ce qui a d’ailleurs donné naissance à la rivalité entre Noah et mon frère.
– Pourtant, Andrew n’a pas vraiment l’air ravi de revoir son neveu, objectai-je me souvenant de la menace qu’il lui avait glissé à l’oreille.
– Je vais y venir. Il faut que tu comprennes que Noah a une place particulière dans cette famille. Pour mes parents, il était l’enfant qu’ils avaient attendu pendant des années. Pour mon frère, il n’était qu’un rival, mais pour moi, il était un véritable pilier. Pendant toute mon enfance, aussi, loin, que je me souvienne, il prenait soin de chacun d’entre nous. Quand Juanita était fatiguée, il n’hésitait pas à lui masser les pieds. Quand ma mère se sentait seule, il passait des soirées entières à lui remonter le moral, regardant des films avec elle ou discutant tout simplement avec elle. Il nous aidait à faire nos devoirs avec Charlie. Il s’était inscrit à la boxe avec mon frère pour qu’il ne se sente pas seul. Bref, c’était notre pilier à tous. Il avait tout pour rendre fier mes parents. Il était serviable, bon élève, gentil. Bref, parfait.
– Et son père biologique n’a jamais voulu reprendre contact avec lui ?
– Il venait à certains Noël, l’emmenait en vacances, le prenait durant quelques weekends, mais il lui arrivait fréquemment de disparaitre du jour au lendemain, sans donner de nouvelles, pendant plusieurs semaines, jusqu’aux seize ans de Noah, où il cessa définitivement de venir. Noah en a beaucoup souffert. Il était heureux de voir son père, et ma mère n’y voyait aucun inconvénient, même si je voyais bien que cela agaçait mon père. Cette absence soudaine, l’a changé. Il avait tendance à partir pendant plusieurs jours, sans jamais dire où il allait. Il s’en voulait de ne pas avoir été à la hauteur de ce que son père voulait. Mais là, où tout a basculé, c’est lorsque Edward est décédé. Là, Noah a complètement vrillé.
– Comment ça ? m’enquis-je à voix basse, voyant les larmes de mon amie border ses yeux.
– Je me souviens toujours de cet appel de ma mère en larme, m’annonçant que Noah avait décidé de s’engager dans l’armée. Il avait passé plein de tests physique et les avait réussis haut la main. Il faut dire que Noah était un excellent boxeur et un très bon sportif. Il avait vu dans cette guerre, un moyen de se racheter, de trouver cette paix intérieure qu’il convoitait depuis si longtemps. Je l’ai appelé à plusieurs reprises pour tenter de l’en dissuader, mais en vain. La première année, il envoyait de longues lettres à ma mère, la rassurant avec ses mots. Il m’avait avoué dans un dernier mail, que je garde encore, qu’intégrer l’armée avait été la meilleure chose qui lui était arrivé. Il était monté en grade, devenant Capitaine de sa section et avait acquis la reconnaissance de ses pairs. Nous étions si heureux pour lui, jusqu’au jour où il cessa de nous envoyer de ses nouvelles. Durant presque deux ans, nous étions restées sans nouvelle. Ma mère était morte d’inquiétude, et dans chaque pays proche du conflit où je me rendais, j’espérais le voir. Seulement rien, aucun signe de vie. Mon père et Charlie ne semblaient pas s’inquiéter outre mesure. Et puis, quelques jours après la fin de la guerre, ma mère m’annonça qu’il était enfin rentré. Tu ne peux pas savoir la vague de soulagement que cela a été. Malheureusement, cela n’a été que de courte durée.