Pour rejoindre le centre-ville de Mantes, nous remontions le tracé de la grande avenue sur plus de deux kilomètres. Notre petit groupe d’une douzaine de camarades marchait en file indienne, slalomant entre les gravats, les épaves d’automobiles froissées, retournées sur le toit ou le côté. Certaines s’étaient récupérées sur leurs roues, souvent avec les pneumatiques éclatés. Sur les voitures à l’endroit et non crevées, nous vérifiions l’état de marche du moteur. Malheureusement tous les véhicules croisés, parfois habités de cadavres, étaient hors-service. Mais à quoi bon, l’avenue était bien trop accidentée et encombrée pour pouvoir circuler.
De l’autre côté de l’artère, nous doublions une grosse troupe de personnes hagards, convergeant comme nous vers le centre dans l’espoir de tomber sur des secours.
Je levai les yeux au ciel et ne vis qu’un ciel bleu uniforme. Les traînées blanches des fuselages des vols longs courriers ne zébraient plus l’atmosphère. Pas de trace non plus d’hélicoptère. Nous approchions du grand carrefour qui marquait le centre de la ville. Je pouvais l’apercevoir, mais j’observais aucune lueur de gyrophare de véhicule de pompier ou d’ambulance, aucun engin lourd de l’armée.
Le mince espoir de découvrir de l’aide que je gardais s’effaçait à présent. Menant la file, je stoppai notre progression et me retournai.
« Désolé, mais nous ne trouverons rien au carrefour et à la place centrale. Peut-être des docteurs survivants mais aucun de nous est blessé gravement. Laissons le passage et la priorité à ceux qui ont vraiment besoin de soins, annonçai-je.
– Si, Syvanna a besoin de faire soigner sa plaie au front !
– Non ça ira Tania, Micaël a raison.
– Nous allons couper directement vers les habitations de Romain et Chris, décidai-je.
Un frisson parcourut l’échine de Romain le myope. La peur de découvrir l’horreur dans son foyer l’envahissait. Contrairement aux autres, il savait que ses parents étaient là au moment de la catastrophe. C’était la journée de repos de son père et sa mère n’avait pas d’emploi en ce moment.
Fred derrière posa sa main droite sur l’épaule de son camarade effrayé en guise de réconfort.
« Ça va aller mon pote. Comme pour nous tous, nous sommes ensemble pour se soutenir.
– Merci, allons-y.
Nous nous écartâmes de l’avenue pour s’engager dans une petite rue. J’essayai de voir le plus loin possible pour vérifier que l’artère n’était pas obstruée à certains endroits les empêchant de progresser.
– Je pense que nous pouvons aller jusqu’au bout de la rue ? Assurai-je.
– J’ai envie de chier, coupa Vanessa
La déclaration de Vanessa était tellement surprenante que tout le groupe resta bouche bée. Tout le monde se tourna vers elle.
– Ça doit faire plus d’une heure que ça me pousse au fesses.
– Oui bah t’as qu’à… S’interrompt Fred, ne sachant plus quoi dire.
Une opération si simple en temps normal nous laissait sans idée. Pas de WC, pas de papier toilette, pas d’intimité…
Je fis une enjambée rapide et soudaine pour attraper une feuille de journal qui virevoltait à un mètre de moi. Je tendis la page à Vanessa. C’était une page de L’Equipe titrant ; « Le PSG à nouveau prince de France ». Moi qui suis supporter du PSG, cette nouvelle m’était complètement sortie de la tête, et surtout m’importait pas du tout. Je m’en fichai complètement en fait.
Vanessa saisit le papier et regarda autour d’elle. Je tendis le bras et pointait un renfoncement entre des plaques de béton.
– Là, tu seras tranquille.
– Merci quel luxe ! Je vais essayer de ne pas me couper la peau du cul avec le bord de la feuille.
Vanessa se dirigea vers ces WC improvisés et s’accroupit. Tout le monde regarda ailleurs gêner.
Malheureusement, la défécation fut bruyante et gluante ne pouvant échapper à nos oreilles.
– Et merde, c’te honte ! Grommela Vanessa.
– « Allumez le feu ! Allumez le feu !… » Chanta soudainement Fred pour couvrir les sons nauséabonds.
– « Et faire danser les diables et les dieux », reprit Fabrice en duo.
– Vos gueules bande de crétins, invectiva Vanessa.
Fab et Fred se turent aussitôt. Le son du papier froissé conclut cette scène incongrue, mais qui se répétera beaucoup à l’avenir. Vanessa sortit de sa cache le visage empourpré.
– Qu’est-ce que vous attendez ? On y va, grogna-t-elle.
Notre petite file de lycéens s’engagea dans la ruelle escarpée. En essayant de calculer le temps que nous mettions pour parcourir à peine deux cent mètres, je m’aperçus que seul Moïse possédait une montre au poignet. Pour la plupart d’entre nous, le smartphone avait remplacé la montre.
– Ça fait trois quarts d’heure, m’indiqua Moïse.
– Tant que ça ? A ce rythme, notre circuit touristique va prendre la semaine, me plaignis-je.
– Pourquoi ? T’as un rencard de prévu ? M’apostropha Romain.
– Non, mais on s’épuise beaucoup pour quelques mètres simplement. J’ai peur qu’on s’écroule de fatigue à n’importe quel moment.
– Ne t’inquiète pas, nous prendrons le temps qu’il faudra, me rassura Syvanna.
– Je porterai celui ou celle qui ne pourra plus marcher, déclara Karl.
– Ne me tente pas, prévint Vanessa.
Nous nous extirpâmes de cette rue chaotique pour déboucher sur une résidence en ruine en bord de Seine. Je m’étonnai de voir que le pont routier enjambait un peu près intacte le fleuve. Par contre plus au loin, le pont ferroviaire avait disparu dans les flots. Le dernier niveau de la résidence de trois étage s’était effondré sur l’étage du dessous. Le rez-de-chaussée était encore debout mais recouvert par les gravas des échelons détruits ci-dessus.
– On est chez moi, dis faiblement Romain. Nous habitons au rez-de-chaussée.
– C’est peut-être bon signe, rassura Tania. Le rez-de-chaussée à l’air d’avoir tenu le coup.
– Allons chercher tes parents, lança Syvanna.
A droite du bâtiment, un homme à genoux pleurait une femme allongée, et un petit groupe s’éloignait en direction du centre-ville.
Je fixai Romain d’un regard interrogateur.
– Non, ce ne sont pas mes parents.
– OK, cherchons une entrée.
Je commençai à gravir une plaque de béton avec Romain, Fred, Fab, Moïse et Karl. Edouard restait avec Cindy assis au pied d’un lampadaire tordu, toujours enfermée dans son mutisme. Syvanna, Vanessa et Tania se dirigeaient vers l’homme en pleur, proposer leur aide.
Arrivés en haut de la plaque de béton, nous découvrîmes un interstice. Je me glissai dedans. Je me coupai légèrement avec un fer à béton. En bas de la fracture, je trouvai un quart de fenêtre accessible. Je me glissai, en prenant garde de ne pas me blesser à nouveau, dans l’infime ouverture et débouchai dans un salon, une pièce aux quatre mur intacte. Seul une large fissure divisait le mur au-dessus de la porte d’entrée. Mes compagnons arrivèrent l’un après l’autre. Il n’y avait ni vivant ni mort dans ce salon.
– Ce n’est pas notre appartement, remarqua Romain.
J’enlevai le loquet de fermeture de la porte d’entrée et essayai d’ouvrir en tirant la poignée sans succès.
– Merde, c’est coincé ! Le mur doit peser sur la porte.
– Pousses-toi chiffe molle ! Intervint Karl. Je m’en occupe.
Il tira de toutes ses forces et la porte commença à pivoter en grattant le sol, jusqu’à ce que l’ouverture soit suffisante pour se glisser dans le couloir. Romain se faufila dans le sombre couloir suivi de Karl et Fred.
– On y voit que dalle !
Romain tata de la main le mur du couloir à mi-hauteur jusqu’à atteindre un interrupteur. Sa pression ne provoqua aucune luminosité. Bien sûr le courant était coupé.
– Mic, t’as de la lumière ? Interpela Karl.
Le seul smartphone de Fab encore en marche, sans réseau et avec le peu de batterie qu’il restait, ne pouvait plus servir qu’à ça ; une lampe torche. Fab progressa dans le passage éclairant celui-ci. Romain reconnaissait le milieu dans lequel il se mouvait. Il conduit ses compagnons en silence vers son appartement. Il stoppa net devant la porte de chez lui. Il baissa la poignée de la porte qui coulissa d’une légèreté étonnante et sans grincement. Elle pivota sur ses charnières sans effort.
Romain en éclaireur pénétra dans le hall de l’habitation. Dans cet aspect obscur, il paraissait intact. Tout le groupe se regroupait dans ce hall d’entrée. Un mince filet de lumière provenant d’une fenêtre quasiment obstruée éclaircissait à peine la pièce. Fred, projetant la lumière de son téléphone, découvrit à nos regards une salle à manger à demi-effondrée. Un soupire de découragement sortit de la bouche de Romain.
Au coin de la pièce encombrée de plâtre et de béton, nous entendîmes un râle de douleur. Fred dirigea le faisceau lumineux aussitôt dans cette direction. Nous découvrîmes une femme à semi ensevelie sous les décombres.
– Maman, s’écria Romain.
Il se jeta à genoux près de sa mère. Elle était prisonnière des gravats depuis plus de vingt-quatre heures. Ses dernières forces l’abandonnaient. La vue de son fils en bonne santé décompressa son corps meurtri.
– Mon fils, tu es là, indemne… hoqueta la mère.
– M’man, on va te sortir de là !
– C’est beaucoup trop lourd… Va avec tes amis demander l’aide des pompiers…
– M’man, ce n’est pas juste un accident genre une explosion de gaz. Dehors c’est la fin du monde. A perte de vue, il n’y a plus rien. Tout est rasé ! Pas de secours à espérer. Nous sommes seules pour t’aider…
– Votre fils à raison madame. Tenez bon, nous allons déblayer doucement, dis-je.
Karl déplaça le morceau de béton qui semblait le plus lourd. La réaction de décompression du torse ne se fit pas attendre. La mère de Romain toussa du sang et s’étouffait. Nous étions désemparés face à la situation. Aucun d’entre nous ne connaissait les premiers gestes de secours d’urgence. Le sang s’accumulait dans sa bouche et sa gorge. Moïse eut le reflexe de pencher la tête sur le côté évacuant l’hémoglobine sur le sol. La femme respirait et expirait difficilement en produisant des grappes de bulles de sang.
– Oh mon dieu, ma mère est en train de cre…
– Non, non, faut jusqu’elle est de l’air pour respirer, assura sans aucune conviction Karl.
La maman de Romain tendit son bras disponible et de sa main ensanglantée caressa la joue de son fils. Une réaction lacrymale instantanée inonda celle-ci.
– Mon fils, ne cherche pas ton père en vain. Il est au-delà de ses décombres, à côté de notre Jésus Christ bien aimé.
– Qu’il aille se faire v…
– Ne blasphème pas mon fils !
– Mais maman, faut que tu tiennes le coups… pour moi…
– Je sens que je pars… Mais ne t’inquiète pas pour moi, il n’y a plus de douleurs… Tu es vivant… Reste unis avec tes amis et vous survivrez par la grâce de Dieu…
Ses doigts glissèrent lentement de la joue de son fils y laissant cinq traînées de sang et retombèrent lourdement au sol. Ses yeux se fixèrent, les pupilles dilatées pour toujours. Le cri de douleur du fils déchira l’espace de l’immeuble en ruine. Romain s’effondra sur le corps de sa mère. Karl le tira par les épaules et l’attira à nous. Nous l’enlaçâmes tous dans la même tristesse. Son corps céda et il tomba sur le côté nous emportant tous au sol. Cela ne disloqua pas notre étreinte et nous finissions en larmes allongés les uns sur les autres. Puis vint une espèce de recueillement, de silence, de reniflements. Je m’extirpai du regroupement en roulant sur moi-même sur le côté. Puis les autres firent de même. Je m’asseyais et m’adossai au mur de la pièce. Romain me surpris par son attitude. D’un geste rapide de la manche, il essuya son visage de ses larmes et se releva aussitôt. Il se dirigea vers l’extrémité de la salle à manger et à couvert des gravats, un bout de porte ouverte dépassait. C’était l’entrée de sa chambre. Il se baissa et à quatre pattes il pénétra dedans.
– Eh, tu ne veux de la lumière pour aller là-dedans, demanda Fred.
Pas de réponse, un petit moment passa et Romain ressortit de sa chambre brandissant un étui à lunettes.
– Regardez les mecs, enfin une bonne nouvelle. Juste en tâtonnant le sol submergé de merde, je suis tombé du premier coup sur mes putains de lunettes ! triompha Romain avec un large sourire.
– C’est super mon pote… Mais putain, tu viens juste de perdre ta mère, fit remarquer Karl.
– T’as besoin d’un peu de temps pour réaliser Romain. Pose-toi dix minutes pour te remettre, conseilla Moïse.
Romain se précipita sur Moïse et le releva prestement par le col. Je me levai et agrippai le poignet de Romain pour éviter tout geste inconditionné. Karl lui saisit la taille pour l’éloigner de Moïse.
– Qu’est-ce qu’il y a les gars ? J’ai obtenu ce pourquoi j’étais venu, on peut se casser maintenant !
Romain quitta l’appartement subitement suivi de Karl et Moïse. Je tirai une nappe encrassée et recouvris le visage de la défunte. Fred sortit de la pièce. Fab me tapota l’épaule.
– Allons-nous-en. Nous ne savons pas si la structure de ce bâtiment est sûr. Il pourrait s’écrouler à tout moment.
Je me levai, jetai un dernier regard au linceul et suivit mon ami dans le couloir.
Entre humour et chaos, survie et mort,
ça relativise nos petits bobos.
C’est, comment dire, cauchemardesque.
Un texte fort, bravo Micaël!
Je présume que la visite de chacun des appartements nous permet de connaître les protagoniste. Romain avait de l’animosité envers son père au point de se réjouir de sa mort, ce qui n’était pas le cas de sa mère à ce qui semble. Sa réaction après la mort de sa mère semble ambiguë. Il se réjoui d’avoir trouvé ses lunettes. Est-ce un détail important ?
Romain est en état de sidération, il se raccroche à un détail important pour sa survie ; ses lunettes. En ce concentrant uniquement là-dessus, il se détache de la vision de la mort.
C’est bon ça ! Romain a donc cette capacité à compartimenter son esprit. Il peut donc rester fonctionnel en période de stress. J’ignore comment tu l’as conçu, mais nous verrons si cette qualité ne l’empêchera pas de bien digéré son passé. J’aime bien tes personnages.