CHAP. 23 : La chute de Paris
Nous nous extrayions du bâtiment avec un extrême soulagement comme si nous avions atteint la lumière blanche au bout du tunnel. Je m’arrêtai un instant, penché, les mains posées sur les genoux, pour reprendre mon souffle. Une pluie de verre pilé scintillait tout autour de nous, contrastant avec les épaisses fumées grises des incendies déclenchées par le bombardement. Marina me tenait toujours par le bras respirant à grande gorge. Sans succès, elle toussa violement de douleur. L’air s’engouffrant dans ses poumons était saturé de dioxyde de carbone. Elle avait la trachée en feu. La charpente métallique de la tour chantait une complainte grinçante et grave. La structure de fer se déformait et s’apprêtait à plier.
« Faut qu’on dégage d’ici ! qu’on s’éloigne le plus possible ! ça va s’effondrer ! hurlai-je.
Marina acquiesça du regard sans un mot, la gorge meurtri, les larmes et la morve dégoulinant sur son visage gris de poussière comme l’écoulement de magma sur les pentes d’un volcan en éruption. Nous nous précipitâmes pour quitter l’esplanade et courûmes à perdre haleine sur la rue, la bien nommée, Du Départ. Mes pensées se bousculaient dans ma course effrénée. Qu’avais-je fait ? Je voulais tellement venir ici, plein d’espoir et d’envie. Et maintenant, je ne voulais qu’une seule chose, c’était m’enfuir, quitter cette cité de cauchemar. Qu’avais-je fait ? Tué mon meilleur ami ! Percuté en pleine face, le pire de l’humanité. La violence, la cruauté improbable de l’homme. Qu’avais-je fait ? Abandonné mes amis, mon amour. Mon espérance… J’entendais le souffle de Marina qui m’accompagnait, les battements emballés de mon cœur claquant dans mon crane, mes semelles usées couinant sur le macadam. Mon cerveau se débrancha et pilota qu’un seul objectif ; la fuite en avant, mettre le plus de distance avec la tour agonisante et chancelante. Même l’explosion d’une bombe lancée du ciel à quelques dizaine de mètres de nous, ne nous fit pas dévier de notre ligne. La blessure par balle à mon épaule n’était plus qu’un point de fusion, que paradoxalement je ne sentais plus. Mon cerveau avait aussi rompu la connexion de la douleur. C’était ça, ce phénomène de dépassement de soi face à la mort. Être capable d’utiliser 100% de ses capacités physiques pour échapper au souffle glaciale du néant. Notre sprint se prolongea Avenue du Maines quand la tour de Montparnasse baissa les armes. Je ne vis pas l’effondrement de l’acier et du béton derrière moi. Le sol grondait sous nos pieds. La chute du bâtiment s’acheva sur un tremblement violent de la terre, sur une éruption de bruits fracassante. Le souffle de la vague de poussière allait nous engloutir et là je vis l’entrée salvatrice d’une station de métro sur ma droite (station Gaîté, je le réaliserais plus tard). Je fis signe à Marina de s’y engouffrer. Nous dévalions les marches, slalomant entre une multitude de personnes apeurées recherchant aussi la protection des profondeurs. L’obscurité nous obligea à ralentir et à tâter devant nous pour ne pas percuter d’autres fuyards. Nous finîmes par nous arrêter, blottis l’un contre l’autre dans un couloir du métro, dans le noir total. L’air ambiant se chargea en particules fines des restes désagrégés de la tour. L’épuisement, la chute soudaine de la pression nerveuse nous paralysa de longues minutes, dans le silence, l’un contre l’autre.