Hugues avait garé sa Renault Alpine 1600 S au plus près de l’école. Il savait que Marie-Laure aimait ça, qu’il se gare au plus près et que les autres filles la regarde, bavant de jalousie, se lover dans la sportive. T’as pas besoin d’être né avec Instagram pour savoir que l’image, c’est le plus important. Alors pour une ado, quand t’as un mec, un mec plus âgé, et qui plus est, un mec avec une voiture, autant que ça se partage ! Vaut mieux faire envie que pitié.
Dès qu’il pouvait lui offrir ce plaisir, soit une semaine sur trois, quand il n’était pas de service l’après-midi, il venait la rechercher plutôt que de lui laisse reprendre le bus. L’adolescente était toujours heureuse de le voir et quand elle était heureuse, elle souriait à Hugues de ses belles dents si blanches et si bien alignées. Des dents à 7500 boules, comme disait son père, elles pouvaient bien être belles.
Hugues, ça ne le dérangeait pas d’arriver en avance et d’attendre en silence dans l’habitacle. Il n’avait pas d’autoradio. En monter un dans un habitacle de 1973, c’aurait été comme installer un ascenseur dans un chateau du XVIIIème. Il avait tourné la manivelle de l’ancêtre pour ouvrir la vitre et écouter les bruits de la rue. Entendre la sonnerie de fin de cours retentir et, quelques secondes plus tard, le ronron du moteur électrique du volet de la porte de sortie.
A ses débuts, l’école comptait trois cent élèves, l’entrée et la sortie se faisaient par une porte classique, à double-battants. Depuis, le nombre d’élèves n’avait cessé d’augmenter. Ils étaient près de mille. Il avait fallu construire une nouvelle aile et y installer une sortie à la hauteur du nombre d’élèves. Le rapport des pompiers avait été clair : si l’école voulait répondre aux normes de sécurité, il fallait installer une large porte de garage. Elle était moche, elle n’allait avec rien. Mais elle pouvait sauver des vies. A la fin de chaque journée, comme un rideau de théâtre, son volet électrique se levait en douceur et dévoilait des pieds impatients, des mollets trop fins en saucisse, des cuisses rondouillardes en jambon.
Déjà, Hugues avait repéré de longues jambes galbées de fins collants noirs qui se détachaient du magma étudiant. Un rayon de lumière les inondait, elles-seules. Il faut dire que les élèves se tenaient à distance de Marie-Laure. Elle les impressionnait. Ils auraient aimé être proches d’elle tellement elle était belle mais elle rayonnait trop Marie-Laure, ils avaient trop peur de se brûler, ils connaissent leurs classiques, Icare et tout le toutim. Elle, c’était genre la populaire tellement populaire qu’elle en était devenue inaccessible, brillait comme une étoile. Alors les seconds rôles gardaient leurs distances. Hugues savait qu’il y était pour beaucoup. La confiance en elle, c’était pas trop son truc avant lui.
Aujourd’hui, c’était fini. Elle avait l’assurance de ceux qui savent où ils vont. Et ça leur foutait les jetons aux p’tits puceaux une meuf sûre d’elle et qui au surplus, se tapait un mec bien plus vieux. Ils devaient bien sentir qu’ils avaient pas le level.
Déjà quand t’es jeune, t’as pas de bagnole et ramener une fille à la maison, pas possible, les vieux sont toujours là quand il faut pas. Puis c’était pas la tranche de salami roulé qu’ils avaient entre les cuisses qui allait lui donner faim à Marie-Laure.
En quelques déhanchements, elle avait rejoint le véhicule. Quelques mecs mataient son cul. Ça lui faisait plaisir à Hugues, ça le rendait pas jaloux. Ce soir, c’est dans son lit à lui qu’elle serait, pendant qu’eux se palucheraient peut-être sur un vague souvenir de son corps, alors qu’ils matent seulement, qu’ils se fassent plaisir.
Elle avait ouvert la portière, introduit sa jambe gauche dans l’habitacle, pivoté son corps, cambré son dos, offert le galbe de ses fesses au moelleux du siège, lissé d’un geste ferme les pans de son trench pour ne pas les froisser et s’était posée sur le siège passager. Elle l’avait embrassé. Goulument. Avait reculé, l’avait observé, avait fait gonfler sa lèvre inférieure, pris son air mutin de petite fille pour lui demander :
— Rammstein vient à Forest National en juillet. On y va ?
— Rammstein, attends, c’est le mec qui gueule comme un chat qu’a la queue écrasée dans une porte ?
— Ça m’aiderait à revoir mon allemand. J’aimerais trop que tu m’accompagnes ?
— Tu rigoles ?
— Alleeeeeeeeeez, j’suis sûre qu’tu mets ses cds quand j’suis pas là.
Elle s’était rapprochée de lui, avait pressé son corps contre le pommeau de vitesse, posé sa main sur sa cuisse, relevé sa jambe droite vers lui, sa jupe dévoilant un peu plus de chair. Pommeau de vitesse minimaliste et volant sport : les Alpine semblent avoir été conçues pour le rapprochement des corps.
Il savait alors qu’il allait céder, elle savait qu’il va craquer. Ils avaient fait durer le jeu.
— Confirme-moi, Rammstein, c’est bien le mec qui se maquille comme si sa chaudière lui avait explosé à la tronche ?
— Il est sexy non ?
— Sûr. Je pense à lui tous les soirs !
— Arrête
— Si je t’assure. Grâce à lui, je me sens mister univers. C’est vrai, je lui dois beaucoup pour ma confiance en moi, mon estime personnelle. Toi aussi tu devrais te trouver une idole. Pauline Carton ou Suzanne Boyle. Après je te jure tu te sens mieux.
— Je dirai ça à ma psy, ça va la faire rire.
Hugues s’était soudain senti inquiet, il lui avait caressé la main, l’avait regardée par en dessous, regrettait d’avoir parler d’estime de soi, se demandant s’il n’était pas allé trop loin. Mais non, elle lui souriait. Se rapprochant encore de lui au point de poser sa poitrine contre la sienne, ils s’étaient embrassés.
Il avait tourné le contact et la gentille mélodie du moteur l’avait instantanément apaisé.
Elle n’avait pas relevé son allusion au psy, elle souriait. Tout était sous contrôle
Ils avaient rejoint le rond-point du Marsupilami. Ça roulait au pas. Hugues s’en réjouissait, il passait ainsi plus de temps avec Marie-Laure. Il leur avait fallu dix minutes pour faire les mille mètres qui les séparaient de l’entrée de l’autoroute. Ironiquement, un panneau lumineux annonçait un trafic fluide. Aucun accident à signaler. Hugues aimait ce genre de bonne nouvelle.
— Je dors chez moi ce soir, tu te souviens ?
— Oui, t’inquiète.
— T’étais pas obligé de venir me chercher tu sais, je pouvais prendre le métro.
— J’aime bien être avec toi.
— Oui mais qui va préparer la bouffe ?
— On s’en fout de la bouffe, on se fait un routier et c’est bon.
— Oh non, j’en ai marre je grossis à vue d’oeil.
— Bon ok, je te ramène chez tes parents.
— T’es con.
— Ouaip, on me le dit souvent, y doit y avoir un fond de vrai.
Il avait pris la sortie Mont-sur-Marchienne, celle de ses parents. Marie-Laure s’était mise à bouder.
— T’es vraiment chiant quand tu veux, on dirait mon père. J’ai pas quitté un vieux con pour m’en coltiner un autre.
— Justement, ton con de père et sa charmante épouse ta mère m’ont appelé pour qu’on soupe chez eux. Comme ça pas de routier, tu auras ton petit plat de légumes vapeurs faits maison par maman chérie.
Ils avaient roulé en silence.
Indifférent à l’humeur des occupants, le moteur de l’Alpine ronronnait gaiement.