Voilà où je travaillais. Coupe-tout ! A vous couper le souffle ! Une start-up minimaliste située à l’autre bout du 13ème arrondissement de Paris, à trente minutes de la station de métro de la Bibliothèque Nationale. Cette boîte concevait et vendait tout sorte d’objet tranchant pseudo-révolutionnaire. Que ce soit des couverts, des outils de bricolage et même des couteaux suisses, tout y passait. Ce n’était pas la plus riche des entreprises mais elle se démenait plutôt bien. Elle s’en sortait tant bien que mal à faire tourner au mieux cette infernale machine économique qu’est Paris. Juste après la fin de mes courtes études, c’est là que j’avais décidé d’y délaisser mon esprit. Comme une précieuse perle que l’on laisse sur un bureau de banque à la portée de tous. Aux plus offrants du moins.
7h30, la fameuse journée commençait. Je me parquais dans le 3ème étage où tous les bureaux furent fièrement entassés. Ma fonction, semi-bureaucratique, consistait à rédiger de la documentation et de la merde administrative liés aux objets en vente la semaine. Mes chers collègues, eux, rédigeaient la même merde mais étaient chargés de les envoyer à différents endroits de la région. L’heure de la pause-déjeuner, tout le monde se rassemblaient pour converser entre eux. Chacun faisait semblant d’écouter l’autre, attendant juste leur prochain tour pour raconter leurs anecdotes de la veille, de la semaine dernière, du mois derniers, de leurs vacances dernières etc. J’essayai vainement autrefois, avec le sourire, de m’accoutumer à leurs joutes, à leurs discussions stériles, à leurs chères parler-pour-ne-rien-raconter. Mais rien n’y fait, l’isolement m’était d’une foi des plus sincères. Fin de la pause déjeuner, les heures défilaient et s’étalaient comme des gouttes de pluie sur une vitre. Mon corps, produit de la titanesque évolution de l’homme, véritable parangon de l’effort et de la persévérance humaine face à la nature et l’adversité, se tenait statique et éteint devant cet écran d’ordinateur. Mon être se projetait sur ces pixels inanimés. Mes pensées inertes dansaient avec lassitude sur la mélodie des touches du claviers.
Fin de la journée. Les trois patrons, cette pauvre bande de porcs, effectuaient systématiquement l’appel afin de faciliter la remise des comptes-rendus de la journée. On se croyait au lycée. L’un s’avançait avec un double-menton saillant, et d’une voix forte et grasse, il énumérait le nom de ses employés :
– MR. CHAKIR !
– Oui ! répliquait avec énergie un premier employé.
– MR. GROMOV !
– Oui, Monsieur ! rétorquait avec un puissant accent russe un second employé.
Les noms filaient et je ressentais encore une fois le temps s’élever sous mon visage, jusqu’à que j’entendis mon nom, m’arrachant à ma courte rêverie.
– Et enfin MR. NEGORY !
– Oui. Disais-je d’un ton rigide.
Le patron me regardait avec dédain après avoir observé, avec une légère attention, l’état de mes mains et de mes cernes. Mes cernes, pendant, ballotant au-dessous de mes yeux, comme de la chair cadavérique.
– Merci tout le monde ! A demain !
A la sortie, la cacophonie des fausses conversations reprenait. On racontait sa journée devant le bâtiment en fin d’après-midi, comme s’il s’était passé quelque chose d’intéressant à l’intérieur, de transcendant. Ils appellent cela vivre sa vie. Moi j’appelle ça survivre la vie. Subir son existence. La maintenir avec l’énergie du désespoir et la force de Sisyphe.
Ce matin, L’Autre n’était pas là. Pas surprenant après le violent accès de rage qu’il avait eu la veille. Jamais nous n’étions arrivés à un tel stade. J’avais cru me fendre en deux. Voilà l’une des raisons qui m’intriguent sur son comportement d’hier. Je n’arrive pas à élucider ce mystère. Il m’accompagnait toujours le matin sur la route du travail. Lorsque l’on arrivait à l’entrée, il me disait, avec le sourire, à chaque fois sans la moindre exception, que je n’étais qu’un fou pour continuer ce travail et qu’à ma place il se serait déjà logé une balle dans la tête. Ensuite, il s’éloignait en me faisant un signe d’au revoir avec le bras ballant. Ce qu’Il ne saisit pas, c’était parce que j’avais ce travail que je n’étais jamais passé à l’acte. Si je ne m’étais pas encore brûler la cervelle, si je ne m’étais pas encore subitement tranché la carotide un matin en égalisant ma barbichette, si je n’avais pas usé de la gazinière ou même encore sauter du 3ème étage du bâtiment Coupe-tout, c’était justement parce que j’avais ce travail. Je cherchais à tout prix à m’éloigner de l’oisiveté. Quand je travaillais, je ne pensais à rien. Rien ne se s’écoulait, ne s’enclenchait ou n’explosait. Tout ce que je ressentais, c’était l’enivrante paresse qui me chuchotait les mots doux de l’ennui. Pas de pensée spirituelles ou intellectuelles à fournir pour subsister, pas de transcendance à atteindre, pas de « Deviens ce que tu es ». Je me laissais porter et couler dans le courant du désœuvrement, en voyant de l’autre côté un rivage qui pourrait m’apporter espoir et clarté. Mais ce rivage, je ne voulais pas l’atteindre. Je souhaitais seulement qu’on me laisse m’échouer, qu’on me laisse me saboter, qu’on me laisse toucher le fond et qu’on ne me fasse jamais regagner la surface. Mais l’Autre ne voulait jamais me laisser me noyer.