« Veuillez-nous excusez encore une fois pour ce dérangement, Monsieur Negory. Nous sommes actuellement chargés de faire le tour des quartiers de tout l’arrondissement dans le cadre d’une enquête. Nous interrogeons donc au hasard certains civils de votre quartier. »
Sur le devant de la porte, l’inspecteur s’est alors permis d’entrer dans mon appartement. Il fit un léger un coup de coude à son collègue pour lui suggérer de faire tout comme lui. Le premier portait une longue veste en cuir qui abritait sûrement un tas de paperasse, de la bouillie bureaucratique et sûrement une arme de service. En plein milieu de ce visage, il y avait une moustache. Une moustache abondante, d’un brun clair et d’un poil exceptionnellement dru. C’est tout ce que je pouvais relever de lui. Sa moustache avait entièrement remplacé toutes les caractéristiques de son visage. Je ne voyais plus ni ces yeux bleu clair, ni ses lèvres gercées par le froid et encore moins sa coupe au mulet.
« Quel genre d’enquête ? prononçai-je d’une voix basse et curieuse.
— Et bien… Nous constatons – depuis quelques mois – qu’un certain nombre d’ivrognes et de sans-abris sont retrouvés battus avec le visage remodelé par la violence. Nous sommes actuellement au nombre de neuf et tous sans exceptions sont plongés dans un profond coma.
— Vous avez une piste ? demandai-je, avec une merveilleuse sensation de soulagement.
— Pas vraiment. Nous savons que le coupable agit systématiquement dans les environs et qu’il n’utilise aucune arme pour commettre ces agressions. Votre quartier a affaire à un véritable chien enragé. »
Pendant que je répondais aux questions le second inspecteur observait de long en large mon salon. Il remarquait les mégots, les murs qui dégageait l’odeur de l’alcool et du tabac. La fenêtre était encore grande ouverte, je le regardais calmement. J’avais une parfaite maîtrise de la situation. C’était même bien mieux que ça, le destin m’offrait la plus saisissable des opportunités. Je voyais en eux, deux anges prêts à m’arracher vers l’au-delà. Le collègue de l’interrogateur, ce vautour, s’arrêta près de moi après avoir lentement voler autour de la pièce et prit la parole :
« Vous n’avez pas l’air très interloqué par la situation… et dites-moi, ces blessures au visage ne sont pas très commodes, monsieur. Et vos mains, elles sont si enflées, si rouges… Qu’est-ce qu’il vous ait arrivé pour finir dans un tel état ? »
Les deux inspecteurs me regardaient attentivement. Le silence se mêlait à la suspicion et avait comme l’effet d’une seconde gravité dans la pièce. J’ai pensé à mettre fin à ce malentendu avec ces mots :
« C’est simple. J’étais sur les quais et j’ai rencontré un ivrogne qui quémandait de l’argent. Je l’ai alors frappé au visage, en recommençant encore et encore. Jusqu’à qu’il ne bouge plus et que mes mains en tremblent. »
Le silence de la pièce fut encore plus abasourdissant qu’auparavant.
« Je suis schizophrène. C’est moi le coupable. J’ai agressé toutes ces personnes et je les ai toutes laissés pour mort sans même penser un seul instant à leur sort. »
A ces mots, les visiteurs restaient complètement de marbre. La moustache regardait son assistant. Je me rappelais en cet instant que corps envahi par cette moustache possédait également deux yeux. Baveux, épuisés par le manque de sommeil, le café, le tabac, les multiples interrogatoires,arborant une couleur qui tirait au blanc, paraissaient aussi autoritaires qu’un juge. Il les levait droit vers son collègue, agitant légèrement le menton dans sa direction, comme pour lui ordonner quelque chose. Celui-ci inclinait sa tête, se grattant le crâne en contemplant le sol. Il était étrangement honteux. Comprenant le message, ce dernier me répondit, le regard toujours rivé au sol :
« Très bien, soufflait-il, je m’excuse, monsieur. Ma question était assurément déplacée, mais pendant un moment je vous ai suspecté. Il faut dire que vous faites forte impression.
En entendant ses excuses, j’ai rapidement cligné plusieurs fois des yeux. Mon visage réagissait à cette réplique insensée en composant quelques spasmes. A chacun de ces clignements, j’ai instinctivement fermé les yeux si fort que mon visage s’est renfrogné. Cette contraction du visage atteignait un tel stade d’exacerbation qu’on aurait dit qu’il se ravalait lui-même. J’aurais bien aimé que ça arrive, car je souhaitais tellement disparaître sur place.
« Je ne comprends pas bien ce que vous essayez de me dire… Je viens de vous avouer que j’ai presque battu à mort près d’une dizaine d’innocent. S’il vous plaît, ne me faites pas ça. »
La moustache se mit à me parler avec une voix devenue à moitié intelligible :
« Je crois qu’il est maintenant l’heure pour nous de partir, Monsieur Negory ! Nous sommes navrés de vous avoir tenu éveillé si tardivement, il est déjà 23h passé ! Comprenez seulement qu’il faut que l’on retrouve vite l’agresseur, il est à deux doigts de commettre l’irréparable. Vous pourriez être sa prochaine victime. »
Quelle ironie. J’étais la première et véritable victime de ce théâtre absurde. Les larmes aux yeux, je tentais tant bien que mal à protester :
« Je recommencerais si vous ne m’arrêtez pas…
— Oui ne vous en faites pas, nous vous tiendrons au courant lorsque nous en saurons plus, n’ayez craintes. », m’avait finalement dit la moustache en posant la main sur l’épaule du vautour.
Ils s’en allèrent sans attendre. Je les entendais toquer chez mes voisins de paliers, leur répétant les mêmes formules de politesse et les mêmes questions. C’était comme si ma confession n’avait jamais existé, comme si cette scène n’avait jamais eu lieu.
Las et épuisé, je me posais sur le canapé, pleurant et marmonnant un discours intelligible. Mes mains recouvraient mon visage humide, tordu par mon incompréhension sur ce qui venait de se passer. Tant que je gardais en moi ce penchant vers la contradiction, le manque de sens et l’absurdité, je serais à jamais destiné à contempler une misère infinie, une détresse aussi limpide que les larmes que je laissais couler sur le tapis. Le sommeil vint finalement m’arracher à ce cauchemar palpable.