Le Miroir du Temps – La troupe

15 mins

Introduction

Mon récit débute avec la rencontre d’un groupe d’hommes et de femmes qui s’apprêtent à changer le cours de notre existence. Ils ne savent rien ni de moi ni de nous et nous ne savons rien de ce qui les concerne. Ils ignorent tout de notre état de détresse. Ils ignorent que la frontière vers laquelle ils se dirigent ne représente pas la liberté, mais la guerre…

De mémoire, jamais un groupe d’esclaves n’est parvenu à retrouver le chemin de la Terre des Hommes. Parmi eux, un guerrier se distingue. Malgré son jeune âge, les connaissances de Krys sont si vastes qu’il en a tiré le moyen de délivrer un grand nombre des siens. Afin d’éviter les incessantes patrouilles, la troupe s’est réfugiée dans le désert des mois durant. Là, elle a conçu des armes puissantes, plus résistantes et précises que les nôtres.

Persuadés d’avoir laissé leurs ennemis derrière eux, anciens gladiateurs et danseuses, ouvriers de force et nourrices, tous chevauchent vers l’isthme que nous défendons.

Leurs chevaux sont harassés car leur chef les pousse à mener bon train. Porté par une étrange conviction, il guide les siens vers des rives moins hostiles. Le territoire des Galiens traversé de part en part, la terre qu’il foule à cette heure est celle qui l’a vu naître, la plus proche de la frontière, la plus proche de nous. Un royaume s’y trouvait, le dernier à avoir succombé aux attaques. C’était il y a près de quinze ans.

La troupe

Servane en avait assez d’avaler toute cette poussière. Depuis ce matin, l’astre du jour prenait de la hauteur et le vent se levait. Quelques tourbillons soulevaient, ici ou là, des myriades de minuscules débris et s’évanouissaient aussi vite qu’ils se formaient. Il lui semblait qu’ils éparpillaient leur chargement sur son chemin pour mieux l’aveugler.

La troupe s’étalait autour d’elle sur plus de trois cents pas. Comme à son habitude, le quatuor de tête réglait l’allure en fonction de la forme des chevaux. Deux jours qu’ils suivaient la voie royale, un trajet direct vers les grandes cités du nord. Terminé les sentiers détournés. Chacun pariait sur l’absence de patrouilles et privilégiait la vitesse à la sécurité.

L’inspection de la plaine, au travers de laquelle ils cheminaient, lui rappela la discussion de la veille. L’image d’un territoire vallonné et giboyeux se forma dans son esprit. Les mots échangés autour d’un foyer crépitant resurgirent dans sa mémoire. La nuit tombait et les cadres du groupe s’étaient réunis autour d’un feu à l’intérieur de ce qui fut la cour d’un grand château. Le lieu paisible et sécurisé par des guetteurs semblait propice aux confidences.

Enlevée très jeune, elle ne se souvenait pas d’où elle venait. Elle observait ses aînés déambuler au sein du dédale de pierre à la recherche de leur passé. Car ces ruines à l’intérieur desquelles ils dormiraient détenaient une mémoire. Celle-ci se réveillait soudain chez ceux qui y vécurent enfants. Dès leur arrivée, à la vue de ces murs délavés, ces anciens et jeunes résidents cherchèrent à ranimer l’image de leur mère, de leur père ou de leurs frères et sœurs. De l’endroit où ils vivaient. Incapables, pour la plupart, de ressusciter leur passé, leurs regards s’égaraient au milieu des ornements de l’immense édifice comme si cela suffisait à combler les lacunes engendrées par le temps.

Jamais ils n’auraient espéré rejoindre ce lieu. Alors qu’ils foulaient les immenses dallages dans les fissures desquelles s’insinuaient herbes folles et arbustes, un étrange sentiment prit possession de leur être. Qui étaient-ils, que seraient-ils devenus sans la guerre ? Ils ne savaient s’ils devaient remettre en question leur passé, leur existence ou même, leur avenir.

La proximité de leur destination produisait un flot d’émotions contradictoires parmi les voyageurs. Pour les plus jeunes, l’intimité de l’âtre délia langues et esprits. Ils ne pouvaient contenir leur excitation de découvrir enfin la terre de leurs ancêtres. Chaque pas les rapprochait de contrées qui avaient bercé les contes de leur enfance. Les plus anciens, eux, demeuraient dans l’expectative, empreints d’un malaise croissant. On les y avait arrachés et ils ne pouvaient que regretter l’abandon de leurs terres.

Eux pouvaient témoigner qu’il fut un temps où les deux rives de l’isthme présentaient un paysage identique. Les Galiens, incapables de peupler et de défendre leurs nouveaux territoires, trop éloignés de leurs plus proches cités, avaient détruit habitations et végétation et répandu du sel à la surface des champs pour éviter le retour des vaincus.

Ces ruines ne réveillaient aucune émotion particulière pour Servane. Elles ne suggéraient que la puissance des Galiens. Pour rien au monde, elle ne redeviendrait esclave. Elle espérait que les hommes apprendraient à s’entendre afin d’éviter la perte de nouvelles terres. Son regard s’arrêta sur les armes réunies en tas. Des épées, des haches, des lances et des arcs performants. Des arcs plus précis que ceux de leurs ennemis. Incapable de les fabriquer, elle se sentait fière d’en connaître le maniement.

Le regard perdu entre les flammes, chacun s’imagina installé en Terre des Hommes. Un rêve nourri depuis toujours. Après s’être enrichis comme forgerons, bâtisseurs ou fabricants d’armes, ils sillonneraient les différents royaumes pour en rapporter conquêtes féminines et destins fabuleux.

Ils doutaient que Krys nourrisse les mêmes projets. « Le premier royaume que nous rencontrerons aura besoin de se fortifier contre les invasions ». Il désirait y contribuer. « Nous gagnerions à rester unis, le temps de répondre aux besoins du royaume qui nous accueillera. »

Le regard de ses amis brilla à cette idée. Oui, ils resteraient solidaires. Réconfortée, Servane, qui n’imaginait que faire de sa liberté nouvelle, doutait de l’accueil des humains. Les laisseraient-ils s’installer ? S’exprimer ? Les femmes n’y avaient pas droit au chapitre, avaient déclaré certains. De fait, cela l’avait quelque peu refroidie.

Elle dévisagea ses camarades dans l’espoir qu’ils resteraient unis et continueraient à guider la communauté. Krys, Thomas et Hector en constituaient le socle. Des compagnons de la première heure. Markus, un guerrier de stature impressionnante, complétait le tableau. Leur voix faisait autorité dans le groupe. Entouré de tels colosses, Krys n’avait nul besoin de s’époumoner. Ils lui devaient beaucoup et l’ensemble du groupe devait sa liberté à ces quatre-là.

Noah les avait rejoints sur le tard. Souvent opposé aux décisions de Krys, il le suivait à contrecœur. Une attitude qui l’excluait des hommes de tête. Pourtant, son charisme égalait son habileté aux armes. Et avec les femmes… Elle s’était demandé s’il existait des hommes plus beaux que lui. Et si l’assurance émanant de sa personne découlait de son apparence ou de son for intérieur.

Contrairement à beaucoup d’autres, il avait été capturé adolescent et conservait de nombreux souvenirs de son ancienne vie. On le consultait fréquemment à l’approche de la terre promise.

Servane compara une fois encore le gabarit de ses cinq amis. Si Krys et Noah présentaient une corpulence semblable, tous deux surpassaient les trois colosses épée à la main. Au sein d’une telle troupe, elle se sentait en sécurité. Confronté aux plus grandes équipes de gladiateurs, chacun avait eu l’occasion de faire ses preuves.

.oOo.

Un croassement tira Servane de sa rêverie. Un oiseau noir, inconnu en terre galienne, la survolait. Elle étudia à nouveau le paysage. Depuis l’invasion, de longues années de paix s’étaient succédé et la forêt réapparaissait par endroits. Pour autant, la troupe traversait, en ce moment, une vaste plaine semi-aride bordée de lointaines collines. Des conditions idéales pour se faire repérer, pensa-t-elle. Heureusement, leur objectif était si proche qu’on ne cherchait plus à éviter d’éventuelles patrouilles. À ce jour, près d’un an s’était écoulé et on pouvait s’attendre à ce que la colère des Galiens soit passée.

Krys apparut au loin. Elle pressa le pas. Plusieurs fois par jour, il opérait la jonction avec les éclaireurs. Elle aimait le voir aller et venir. On eut dit un cavalier libre comme le vent. Selon Noah, cette tâche ne lui revenait pas. Il incombait aux éclaireurs d’envoyer périodiquement l’un d’entre eux renseigner le reste de la troupe. Le jeune homme s’interrogeait néanmoins sur la faculté de leur chef à les retrouver si aisément et sur la capacité de sa monture à supporter ces allers-retours fréquents en sus de leur trajet quotidien.

Elle estima l’allure de Krys – rapide, trop rapide – signe de complication. Que se préparait-il ? L’angoisse l’étreignit. S’il y avait un lieu où les Galiens pouvaient encore les atteindre, c’était bien ici. À la limite de leur territoire, toutes les routes convergeaient vers un isthme, seul point de passage entre les deux parties de l’île. Sur ce pont naturel, une étroite bande de terre rocailleuse, avait été bâti un fort, gardien séculaire de la Terre des Hommes.

Elle chercha à se représenter les environs selon le croquis dessiné par Noah sur le sol sableux. En principe, le fort devrait se trouver devant eux. La colline qui leur barrait la route masquait leur objectif. Passé cet obstacle, l’isthme et ses promesses devrait apparaître, encadré de deux bras de mer de la largeur d’un fleuve.

Pour ajouter à son inquiétude, la vue se trouvait bouchée sur sa droite par une autre colline, perpendiculaire à la première. Ces deux hauteurs les encadreraient bientôt sur deux côtés pour offrir un poste d’observation privilégié à d’éventuels gardes-frontière. Elle se voyait s’enfoncer dans une nasse facile à refermer. Située en contrebas, la troupe s’exposerait à une attaque. Il leur faudrait se décider, et vite.

Bientôt, si tout se passait favorablement, ils bifurqueraient légèrement sur leur gauche de manière à contourner la masse vert-ocre qui leur faisait barrage. Elle espérait entrevoir un des bras de mer rapidement. Il signerait le terme de leurs craintes.

L’eau turquoise, frontière ultime du territoire ennemi, leur objectif, leur quête depuis toujours.

Dans des dispositions très différentes des siennes, d’un clin d’œil, Noah la dépassa jusqu’à rejoindre le groupe de tête.

— Devinez ce que cache la hauteur devant nous.

Sa bonhommie la rassura ; elle le rattrapa.

— Le passage ? suggéra Markus. On y est ?

— L’isthme ! L’Isthme de Bladel. L’espace devant nous est notre dernière ligne droite ! Le fort est occupé par les nôtres. Préparez-vous. C’est la liberté, les amis !

À cette nouvelle, un moment de silence s’établit entre eux. Ils se dévisagèrent. Ils étaient arrivés. Thomas se retourna. Les ruines du château avaient depuis longtemps disparu. Très éloignées, les cités galiennes semblaient appartenir à un passé révolu. Une page se tournait. Une nouvelle vie les attendait.

— Cette colline semble praticable, avança Hector. Plutôt que de la contourner, je propose que nous avancions droit devant. On devrait apercevoir la Terre des Hommes au sommet.

À cet instant, Krys les rejoignit. Son air soucieux vint assombrir leur horizon dégagé.

— Détrompe-toi, corrigea-t-il, il est préférable de la contourner.

— Un problème ? s’inquiéta Thomas.

— Qu’avez-vous vu ? s’enquit Hector.

— Nous avons découvert un camp, un immense camp.

— Un camp ? Peuplé de… ?

— Galiens.

Les visages se durcirent. Autour d’eux, la troupe se regroupait.

Krys indiqua l’endroit, derrière la trouée entre les deux masses verdâtres. Par crainte d’un piège, les éclaireurs avaient préféré longer la crête de la colline située sur leur droite. Arrivés à sa limite, ils avaient envisagé d’inspecter la plaine, avec vue sur le fort. La présence de Galiens au beau milieu d’un camp les en avait empêchés. Il s’agissait d’un cantonnement de fortune, plus utile à une armée qu’à des résidents permanents. Forgerons, palefreniers et cuisiniers côtoyaient soignants et blessés.

Bien cachés derrière les fourrés, ils avaient entendu des sons peu engageants, évoquant des clameurs. En observant la hauteur qui leur faisait face, une structure insolite leur apparut, confirmant leurs pires craintes : le haut d’un trébuchet.

L’heure n’était plus aux réjouissances. Les questions fusaient de toutes parts. La peur s’insinuait en eux.

— Mais ce trébuchet… Il vise quoi ? s’enquit Servane, hagarde.

— Tu disais que l’Isthme était défendu ? demanda Krys à Noah.

— Oui. Dans ma jeunesse, un fort défendait l’accès à cette partie de l’île. Il devrait toujours exister.

— Eh bien, il semblerait que ce fort soit assiégé.

Abasourdis par la nouvelle, tous retinrent leur respiration. Aucun danger ne paraît plus terrible que celui qui surgit à la porte de l’espoir. La liberté, si proche un moment plus tôt, se dérobait sous leurs pieds. Ils se dévisagèrent, écrasés par le doute.

— Contournons la colline sur sa gauche, nous verrons ce qu’il en est.

Qu’allaient-ils y trouver ? craignit Servane. Le havre de paix qui leur tendait les bras se délitait en halo d’incertitudes. Pressentant son désarroi, Noah s’approcha d’elle.

— Ne t’inquiète pas. Si le fort est vraiment assiégé, de là où nous allons déboucher, nous serons à bonne distance. Il nous restera à traverser le bras de mer, et à nous la liberté.

— Mais, s’ils nous attaquent ?

— On sera plus rapide qu’eux.

Ça ne sera pas suffisant, il le savait. Des archers montés pouvaient les rejoindre et les tirer comme des lapins. Et s’ils s’éloignaient pour leur échapper, le bras de mer se révélerait trop large.

Ils cheminèrent sans hâte, peu pressés de faire face à la réalité, se reprochant la litanie de malchance qui les suivait toujours, où qu’ils aillent, quoiqu’ils fassent. Elle observait les cadres de la troupe. Étaient-ils décidés ? Inquiets ? Leur attitude se reflèterait sur elle. Elle ne désirait qu’une chose : se fondre dans la masse. Oublier ce moment pour se réveiller le lendemain en Terre des Hommes. Vivre, oui, même s’il fallait baisser la tête pour y arriver.

L’exclamation de Noah la fit tressaillir.

— Quelque chose a bougé.

Ses yeux étaient rivés sur le haut de la colline. Arbustes et buissons se partageaient l’espace entre les rochers, capables de cacher les silhouettes les plus massives. À cette distance, difficile de distinguer une présence ennemie .

— On nous observe, assura Krys. Faites comme si de rien n’était.

Comment ne pas regarder, ils se rapprochaient de ces yeux invisibles ? Combien étaient-ils ? Des dizaines ? Des centaines ? Servane se les représentait ricanant, calculant le moment de leur intervention.

— Là !

Un seul mot. Celui qu’elle ne voulait pas entendre.

Telle une avalanche de roches sombres déferlant dans leur direction, de nombreux cavaliers dévalaient la colline dans le plus grand désordre.

Krys mit immédiatement fin à l’hébétude qui s’abattait sur ses compagnons, les poussant à le suivre. Non loin d’eux, sur leur gauche, se trouvait une butte. Le sommet ne s’élevait que de quelques mètres et la pente qui y menait était douce.

Comme pour tenter de se réapproprier leur avenir, ils adoptèrent un trot soutenu où chaque pierre que déplaçaient les sabots de leurs montures symbolisait un ennemi à fouler sans vergogne. Mais à la surprise générale, Krys s’arrêta devant la butte.

— Nos montures sont à bout. Ce promontoire est l’endroit idéal pour appliquer le plan rempart. Grimpons et défendons-le. Il nous avantagera.

Outré, Noah s’insurgea.

— Ils sont deux fois plus nombreux et lourdement armés. Il faut fuir !

Krys répondit calmement. S’emporter revenait à perdre le contrôle. Il entendait le conserver.

— Ils nous prennent pour une troupe légère.

— Mais nous sommes une troupe légère !

— Pas question de retourner en arrière ! Ils ne connaissent rien de nos capacités.

— Je ne veux pas mourir à deux doigts de la Terre des Hommes ! objecta Noah.

Krys hocha la tête. Il ne voyait pas les choses ainsi. Quarante d’entre eux possédaient des cuirasses hors normes, capables de résister à de terribles coups. Seules les flèches tirées à bout portant parvenaient à les transpercer. Lui-même et ses trois acolytes, Thomas, Hector et Markus, disposaient d’armures plus résistantes encore. Il avait maintes fois détaillé sa stratégie aux siens. Fantassins ou cavaliers lourds joueraient le rôle de barrière infranchissable, protégeant des archers, bien plus nombreux, qui feraient le gros du travail. Leurs arcs tiraient plus loin, plus fort et plus juste que ceux de l’adversaire.

Tout cela, l’ennemi l’ignorait.

Il se tourna vers les assaillants. Le temps était compté. Sans plus attendre, il prit position face aux siens, bras levé vers le nord.

— Derrière cette colline, des humains se battent, sans doute à mort, pour défendre la terre où nous comptions nous réfugier. Où irons-nous si nos ennemis remportent la bataille ? Nous devons calculer le prix de notre engagement ! Pour l’heure, nous ne risquons rien derrière la protection de notre mur de flèches, et vous le savez ! C’est pour cela précisément que nous nous sommes si rudement entraînés. Défendons-nous !

Il évalua la détermination de ses amis. Thomas, Markus et Hector demeuraient impassibles, comme à leur habitude. Ils le soutiendraient. Les amis de Noah se regroupaient derrière lui, peu enclins à risquer leur vie. Quant aux autres, malgré la peur qu’il discernait dans leur regard, ils lui accordaient généralement leur confiance. Il prit sa décision. « Archers, pied à terre ! La cavalerie lourde, en contre avec moi ! Nous allons défendre cette butte coûte que coûte ! »

.oOo.

Décontenancée, Servane assista à l’obéissance aveugle d’une bonne moitié de la troupe. La plupart couraient se placer en formation derrière Krys. Les cavaliers les plus lourdement armés formaient une ligne au pied de la butte. Censée constituer un rempart infranchissable, elle protégeait les archers massés derrière elle, en surplomb. Servane regarda autour d’elle. Beaucoup se décidaient à les rejoindre. Elle se tourna vers Noah. Ses amis faisaient bloc autour de lui. Parmi eux, Jules la fixait.

Elle orienta son regard vers les Galiens. Elle y discerna la mort. Comment Krys pouvait-il se décider aussi rapidement ? Affronter une troupe aussi nombreuse ? Et nous convaincre tous au moyen d’un discours ? Elle saisit son arc et l’examina. Une belle arme. Elle avait appris à s’en servir et était devenue assez sûre d’elle. Des flèches aux pointes de métal si dures et effilées qu’elles perçaient les cuirasses les plus épaisses.

À condition de bander l’arc au maximum, se rappela-t-elle. Une position qu’elle avait peine à maintenir.

Comment tenir face à trois cents guerriers, plus impressionnants les uns que les autres, prêts à déferler sur eux ? Elle hésitait. Les plus décidés tenaient déjà la place et d’autres les rejoignaient.

Krys ordonna un premier tir. Elle inspecta une nouvelle fois son arme. Décidée, elle mit pied à terre pour se précipiter vers la formation. Jules l’appela, mais elle n’y prit garde.

Un sifflement mortel s’éleva au-dessus des cavaliers. Thomas, Hector, Markus, les plus puissants d’entre eux, encadraient Krys. L’essaim de flèches s’abattit sur l’ennemi. Touchés ou trébuchant sur un des leurs, une quinzaine de Galiens s’écroulèrent. Second tir. Plus de vingt autres. Les indécis, restés en retrait, impressionnés par ce résultat, prirent position aux côtés de leurs compagnons. Les Galiens, tout proches, essuyèrent une troisième volée de flèches. L’ennemi était là. Ce fut le choc !

Pris à partie, les cavaliers de la ligne de défense tinrent bon. Des jets continus de traits mortels frôlaient leurs casques tel un assaut de frelons en furie. Rassuré, Noah se lança avec ses amis au cœur de la mêlée. Servane repéra sa silhouette. Il se démenait. Sa hache étincelante atteignait les Galiens sans tenir compte de leurs cuirasses. Thomas, Markus et Hector n’étaient pas en reste, protégés par leurs armures de candal. Krys, le plus avancé de tous, résistait à la masse déferlante. Tenant ferme, aucun coup ne manquait sa cible.

En matière de combat, Krys possédait des capacités étonnantes, à la hauteur de ses connaissances. Les circonstances le contraignaient à les utiliser si souvent que ses compagnons ne s’en étonnaient même plus. Cependant, ce furent les archers qui apportèrent la victoire aux humains. Les derniers Galiens s’affalèrent, hérissés de flèches.

.oOo.

Un moment de liesse à la hauteur du défi, proportionnel à la surprise de cette victoire soudaine, prit possession de la troupe. Pourquoi avait-elle hésité à suivre Krys ? se demanda Servane. Non loin d’elle, Tamara et Olga se félicitaient. Toutes deux anciennes danseuses pour le compte du gouverneur, elles avaient contribué à former un groupe uni autour d’un objectif commun : survivre, le plus longtemps possible, avec pour point de mire la Terre des Hommes.

Le danger aurait pu les diviser une fois de plus, mais l’inverse se produisit.

— Je me trompe ou nous venons de réduire en poussière une troupe deux fois plus nombreuse que nous ? s’étonna Olga, alors que chacun récupérait ses flèches.

— Sans perte ni blessés, précisa Tamara.

Thomas, qui participait à la récolte des projectiles, fanfaronna.

— Un maximum d’archers, protégés par une ligne de défense invincible, c’est notre stratégie.

— Une ligne de défense qui se tourne les pouces tellement nous sommes précis, ironisa Olga.

— J’ai entendu siffler très près des oreilles, se plaignit Hector. J’ai failli m’en prendre une.

Il y avait tout de même quelques blessés. Plaies et contusions superficielles, conclurent les soignantes. Servane ne disait mot, elle écoutait. Devait-elle se reprocher ses hésitations ? Noah, Jules, tous ceux qui s’apprêtaient à les suivre, se congratulaient. Les armes, les cuirasses, la stratégie, tout ce que le groupe avait construit petit à petit, s’était avéré terriblement efficace.

Le plan lui semblait si évident maintenant. Seules deux ou trois flèches par tireur suffisaient pour remporter la victoire. Comment avait-elle pu en douter ? Les cuirasses ennemies n’étaient pas à niveau, lui avait-on martelé. Elle ne l’avait pas cru. Les Galiens étaient tombés dans un piège, purement et simplement.

Leur meneur ne s’était pas trompé. Pour l’heure, au milieu de ses compagnons, il observait la colline.

Alors qu’ils se trouvaient dispersés en contrebas de la butte, Krys les harangua : « Vous avez été témoins de la facilité avec laquelle nous nous sommes débarrassés de nos ennemis. Prenez confiance dans vos armes et vos capacités. Unis et organisés, rien ne peut nous atteindre. » Son regard se perdit au loin. « Profitons-en pour détruire ces maudits trébuchets. »

Cette fois, Servane le savait, nul ne le contredirait.

.oOo.

Ils eurent tôt fait de rejoindre la colline où siégeaient trois de ces engins de mort. L’ennemi avait assisté à la perte de sa cavalerie et tenait la crète. D’abord criblés de flèches, les Galiens reculèrent pour voir leurs lignes enfoncées par les cavaliers lourds. Débordés et inférieurs en nombre, ils se sauvèrent.

C’est alors que l’horizon apparut aux esclaves en fuite. Devant eux s’étalait une large bande de terre occupée par plusieurs milliers de Galiens en arme massés devant un fort délabré. Voici ce qu’on appelle l’Isthme de Bladel, se dit Servane. Au-delà, plaines et contreforts du royaume humain le plus au sud semblaient s’étendre à l’infini.

Après quelques instants de contemplation, hébétés, tous parlèrent en même temps.

— Moi qui m’attendais à découvrir des dizaines de villageoises en fleurs, prêtes à fêter mon arrivée… se surprit à dire Markus. Au lieu de cela, des forêts, des collines, et… nos ennemis !

— Que c’est vert, s’étonna Servane. Comment c’est possible ?

— C’est tel qu’on nous l’a dit, admirait Krys. Magnifique.

Rapidement, l’attention se reporta sur la réalité du terrain.

— Le fort qui défend le passage est en piteux état, remarqua Thomas. La situation semble désespérée.

— Combien sont-ils ? demanda Jules.

— Approximativement, un bon millier d’humains face à six à huit mille Galiens, estima Krys. En occupant cette colline, nous avons tellement surpris l’armée ennemie qu’elle a maintenant les yeux rivés sur nous. Regardez-les ! Ils ne croient pas ce qu’ils voient ! Sans le vouloir, nous avons offert un moment de répit aux défenseurs.

— À les voir gesticuler comme ça, on dirait qu’ils craignent d’être pris en tenaille, ricana Markus.

— Ils doivent aussi chercher à évaluer combien nous sommes ! surenchérit Thomas. Se débarrasser à cette allure de leur cavalerie et leurs artilleurs n’est pas donné à tout le monde. Ils doivent imaginer que nous sommes un bon millier.

Les défenseurs de la colline, une centaine de fantassins et artilleurs, couraient rejoindre les leurs. Plus loin encore, l’armée galienne semblait se remettre du choc. Krys songea aux réflexions de Markus et Thomas. La tenaille.

— Enflammons ces trébuchets, donnons-leur l’impression que nous nous imposons à eux.

Alors que plusieurs s’affairaient déjà, Krys se tourna vers les autres membres de la troupe.

— S’ils approchent, ils découvriront rapidement que nous ne sommes que quelques-uns, fit remarquer Hector.

— Les engins de siège ont gravement endommagé la façade sud, reconnut Krys en se tournant à nouveau vers le fort. Pour autant, ces débris ralentissent l’envahisseur. La muraille n’est vraiment percée qu’en un seul endroit. Avec une aide efficace, ils peuvent tenir.

— N’y pense même pas ! protesta Noah. Cette fois, le risque est trop grand.

— Nous ne sommes qu’un tout petit nombre, s’inquiéta Jules. On ne va pas changer le cours de cette guerre à nous seuls !

Un regard suffit à évaluer la détermination générale. Peu enclins à s’enfermer dans un nouveau piège, personne ne désirait s’impliquer davantage.

Noah fit remarquer, comme une évidence :

— Il y a neuf autres royaumes plus au nord.

— Sauf que celui-ci est un passage obligé, ne l’oublie pas, argua Krys. Il protège tous les autres.

Il se retourna pour s’adresser à la troupe.

— Écoutez tous. Nous allons tenter de venir en aide à cette armée. Si nous ne le faisons pas, ils sont perdus. Je ne demande à personne de se battre pour une cause perdue d’avance, au péril de sa vie. Nous y allons et, tant que nous le pouvons, nous leur apportons notre aide. Dans tous les cas, si nous ne pouvons pas l’empêcher, nous partirons avant la fin. Vous me suivez ?

Le crépitement des flammes et la fumée noire dégagée par l’enduit des poutres nimbait d’une aura dramatique les paroles de leur meneur.

Une centaine d’entre eux opina de la tête. Krys n’obtint pas un oui massif, mais plutôt une motion de confiance. Il avait prononcé les mots qu’il fallait pour rassurer la troupe. Cela lui suffit. Il en profita pour expliquer son plan.

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