Oblivion

9 mins

Jenckle émergea de l’eau et reprit son souffle, en haletant doucement.

L’homme sentait une douleur lancinante remontée dans sa jambe droite, probablement le début d’une crampe.

Par prudence, il se hâta à rejoindre le rivage.

C’était prévisible, songea t-il.

Il avait passé une partie de l’après-midi à nager, et faire le vide dans sa tête.

La natation était l’exercice parfait. Seulement voilà, cela faisait quelques temps qu’il n’avait pas pratiqué de sport. Bien qu’il soit plutôt svelte, ses muscles étaient engourdis.

Jenckle marcha lentement, les fourmillements dans sa jambe se firent de moins en moins insistants, par chance.

Il s’allongea sur sa serviette et contempla le ciel bleu sans nuage d’un air pensif.

Il fit le vœu de ne jamais quitter cet endroit. Pour une fois dans sa vie, tout était calme et parfait.

Soudain, un léger tintement derrière lui, le fit se retourner brusquement.

Pendant une fraction de seconde, son regard fut froid et tranchant comme l’acier, mais s’adoucit presque aussitôt, lorsqu’il reconnut la silhouette longiligne d’Hana. Le joli petit bruit venait de son bracelet, un petit lapin doré était accroché à celui-ci.

La jeune fille sourit timidement. Elle se tenait sur la pointe des pieds, en se cachant à moitié derrière un arbre.
Jenckle était le voisin de bungalow d’Hana et sa famille, ils étaient arrivés à la station balnéaire, deux semaines après lui. 

Jenckle se retourna complètement et lui adressa un sourire complice : «  ça fait combien de temps que tu m’espionnes ? »

L’adolescente jeta un coup d’oeil discret par-dessus son épaule, et fit signe à Jenckle de se taire.

– Chut ! On joue à cache-cache avec les gamins.

– Oh, je vois, murmura t-il.

Ils entendirent des voix enfantines se rapprocher. Hana disparut complètement derrière le tronc conséquent.
Le petit manège dura quelques minutes, lorsque les petites voix s’éloignèrent définitivement.  

Hana rejoignit Jenckle.

L’homme sentit les battements de son cœur s’accélérer, lorsque le bras de la jeune fille effleura sa clavicule. Ils n’avaient jamais été aussi proches l’un de l’autre depuis le début du séjour.

D’habitude ils ne s’adressaient qu’un petit signe de la main et un sourire, lorsqu’ ils se croisaient.

Non, ce n’était pas tout à fait juste, Jenckle l’observait souvent depuis le balcon de son bungalow, et ce qu’il appréciait le plus, c’était de l’observer sans qu’elle ne s’en aperçoive, c’est-à-dire au crépuscule, lorsque Hana revenait épuisée, d’une énième randonnée avec des camarades de son âge, puis le soir, lorsqu’elle troquait ses vêtements de sport pour une robe d’été et que ses longs cheveux châtains étaient détachés, et qu’elle flânait dans l’allée.

Jenckle était bien conscient qu’il nourrissait des pensées déraisonnables à l’égard de la jeune fille, mais il ne pouvait pas s’en empêcher et ne cherchait pas particulièrement à y remédier non plus.

Ce ne sont que des pensées, elles ne font de mal à personne.

Hana l’interrompit dans ses rêveries en lui donnant un léger coup de coude.

Ce geste le surprit, elle paraissait plus réservée d’habitude.

– Il faut que je te montres un truc, dit-elle en se triturant une mèche de cheveux d’un air malicieux.

– Mais on est bien ici, bailla Jenckle.

Elle se redressa aussitôt, et lui tapota le dos.

– Allez, je suis sérieuse, je veux que tu vois ça !

– Mais de quoi parles-tu à la fin ? répondit Jenckle avec une pointe d’agacement.

– Un truc !

Jenckle soupira et la considéra un moment. La jeune fille baissa légèrement la tête, elle rougissait.

Elle se comportait vraiment de manière inhabituelle. Elle lui cachait quelque chose ou bien…elle avait besoin de se confier à un étranger.

Jenckle enfila ses vêtements et l’a suivie.

Hana l’entraîna dans la forêt, il ne s’était jamais aventuré aussi loin lui-même.

– Tu es certaine que c’est le bon chemin ? On s’éloigne vraiment de tout là.

– Ne me dis pas que tu as peur !

– Pas du tout, simplement, je doute fort que ton chemin mène quelque part, répliqua froidement Jenckle. Il avait de plus en plus la désagréable impression, qu’elle jouait avec ses nerfs.

Hana lui lança un regard noir, puis continua de marcher devant lui.

Au bout d’un moment , elle se retourna vers lui, et dit : «  on y est presque ! »

Après quelques mètres de marche, la jeune fille pointa du doigt une sorte de vieille cabane montée sur pilotis.

– Tu vois, je ne t’ai pas menti, je ne suis pas sournoise, moi ! dit l’adolescente sur un ton accusateur.

Jenckle sentit un léger frisson le traverser, puis haussa les épaules.

– Je ne vois pas de quoi tu parles.

L’adolescente pouffa de rire.

A ce moment-là, Jenckle sentit son sang ne faire qu’un tour, il était à deux doigts de la gifler.

– Si tu voyais ta tête ! Ce que je voulais dire, c’est que j’ai remarqué que tu m’espionnais ces derniers jours, répondit elle, en reprenant tout son sérieux.

Jenckle se sentit déstabilisé. Non seulement il se sentait atteint dans son orgueil, il était persuadé de sa discrétion, mais en plus, elle le mettait devant le fait accompli.

L’adolescente repartit dans un bref fou rire, et dit en lui adressant un clin d’oeil : «  c’est pas grave ! ne t’inquiète pas, je ne l’ai dit à personne ! »

Jenckle se tut, incapable de trouver une réponse satisfaisante.

Il se sentait vraiment troublé, comment avait-t-elle pu le percer à jour aussi facilement.

Cela n’arrivait jamais d’habitude. Peut-être que c’était un de ses camarades, qui l’avait avertie, ou un de ces sales petits marmots qui piaillaient tout le temps quand elle était dans les parages.

– Bon, reprit la jeune fille, on entre ?

Jenckle recula d’un pas et dit : «  c’est délabré et sûrement infesté d’insectes, je passe mon tour ».

Hana leva les yeux au ciel, et marmonna en grimpant les marches : « je te croyais plus courageux ».

– Hana n’entre pas là-dedans, c’est stupide.

– C’est toi qui est stupide, j’aurais dû en parler à Marco, lui au moins il n’aurait pas hésiter à m’accompagner !

Touché, pensa Jenckle.

La jeune fille soupira, elle ouvrit la porte et se faufila à l’intérieur de la cabane.

Jenckle sentait bien qu’il se mettait dans une situation embarrassante, mais ne put se résoudre à la laisser seule.

Lorsqu’il ouvrit la porte à son tour, il ne vit que l’obscurité.

– Hana ? Hana où es-tu ?

Elle le fait exprès, elle se fout de moi ! Elle se donne des airs innocents, mais c’est une vraie petite garce.

Jenckle avança de quelques pas à l’aveugle… La porte se referma brutalement derrière lui.

L’homme se précipita et s’empara de la poignée. Il l’a tourna dans tous les sens, en vain.

Jenckle s’appuya de tout son poids et poussa en avant, mais la porte demeura close.

– Hana, reviens tout de suite, on est enfermé !

Jenckle sentit une bouffée d’angoisse montée en lui.

Ils étaient perdus au fond d’une vieille cabane, au beau milieu de la forêt.

Soudain , il entendit la voix d’ Hana, elle était proche : «  il n’y a pas de quoi paniquer, j’ai trouvé un passage ! marche droit devant toi, allez suis moi ! »

– Qu’est-ce que tu racontes ? On est dans une pièce, il ne peut pas y avoir de passage ! répondit sèchement Jenckle.

– Et pourtant…allez, fais ce que je te dis ! répliqua la jeune fille en tapant du pied.

Jenckle ne réagit pas.

– Je vais te guider, écoute et suis les «  cliquetis » !

Jenckle dû se résoudre à la croire.

De toute façon, la poignée de la porte était complètement bloquée.

Il tendit ses bras en avant, et cligna plusieurs fois des yeux, dans l’espoir de s’habituer aux ténèbres environnantes, mais rien n’y fit. Il avança à tâtons, en se focalisant au mieux sur les légers bruits de tintements du bracelet d’Hana.

Le chemin semblait s’étirer en ligne droite à l’infini, ce qui n’était pas logique étant donné la taille de la cabane vue depuis l’extérieur.

Il lui sembla qu’il se rapprochait d’elle, alors qu’il s’apprêtait à poser une main sur son épaule ou son dos, c’était difficile à déterminer, elle lui échappa en se mettant à cavaler et rire à gorge déployée.

– Hana, attends ! Qu’est-ce que tu fais ? cria Jenckle, impuissant.

Le rire de l’adolescente se mit retentir en écho, à travers l’étrange passage.

Jenckle avança plus vite, mais se cogna plusieurs fois, contre ce qui ressemblait à des parois.

Il fulminait autant qu’il paniquait, tant la situation échappait totalement à son contrôle.

Bientôt, il reçut comme des petites tapes sur les épaules, puis il sentit quelque chose s’enfoncer dans sa chevelure. L’homme sursauta, et se dégagea avec peine. Il avait l’impression que des espèces de serpents tentaient de s’emparer de ses bras, de monter dans son dos.

Ils étaient de plus en plus nombreux et entravaient ses mouvements, Jenckle réalisa avec horreur : ce ne sont pas des serpents, ce sont des bras d’humains !

Les mains lui tiraient les cheveux, d’autres se glissèrent sous son menton pour l’empêcher de tourner la tête, et d’autres serrèrent sa gorge au point de l’étrangler.

Jenckle cria à pleins poumons, mais il était incapable de se libérer, ils étaient trop nombreux à le retenir, le serrer.

Peu à peu, il se sentit perdre connaissance et se laissa malmener sans opposer de résistance.

Jenckle se réveilla avec difficulté, une douleur lancinante remontait dans ses cervicales et se propageaient jusque dans ses clavicules.

L’homme tenta de se lever, mais ses membres étaient si engourdis qu’il faillit tomber à genoux, il resta assis et prit appui sur ses bras.

Hana était là aussi, elle le regardait d’un drôle d’air, son visage doux et fin, semblait légèrement difforme et ses traits étaient plus durs. Jenckle regarda autour de lui.

Ils étaient dans une pièce immaculée et vide. Tout cela n’avait aucun sens, il se demandait même si ils étaient encore à l’intérieur de la cabane…cet endroit est maudit, c’était la seule explication un tant soit peu logique, dans l’esprit dorénavant embrumé de Jenckle.

– Hana, où sommes-nous ? je n’y comprends rien, murmura l’homme en l’implorant du regard.

La jeune fille le fixa d’un regard glacial, elle avait la mâchoire si serrée, que Jenckle pensa qu’elle se retenait de vomir. Elle avança vers lui, toujours en silence et le contempla de sa hauteur.

– Tu ne devines vraiment pas pourquoi tu es ici ? dit-elle froidement.

Jenckle aurait pu lui répondre en hurlant : «  Non bordel, non ! Tu te comportes bizarrement depuis le début, tu m’emmènes dans un endroit perdu et c’est encore moi qui doit te rendre des comptes ? Foutue garce! »

Il pensa très fort à ses paroles agressives mais opta pour une stratégie plus diplomate, il baissa le regard et dit d’une voix tremblotante : « non Hana, je l’ignore, et cela me tourmente ».

Cette réponse sembla la satisfaire, un mince sourire se dessina sur son visage et elle dit d’un air mauvais : « oh oui, il y a de quoi être tourmenté, je n’en doute pas un instant ».

Avant même, que Jenckle ne puisse répliquer, le sol sur lequel il était assis se mit à trembler.

Quatre visages féminins rouges se matérialisèrent sous ses yeux, en émergeant du sol.

Un frisson glacial traversa Jenckle, qui se releva d’un coup, mais tomba en avant, à cause du sol qui était devenu glissant et collant.

Les quatre êtres féminins se tenaient debout et parfaitement immobiles autour de lui.

Jenckle tenta de nouveau de se relever, mais c’était impossible cette fois.

Ses mains et ses genoux étaient collés, il sentait le liquide gluant du sol traverser ses doigts.

Il redressa péniblement la tête et lança un regard plein de rancoeur à Hana.

– Mais qui es-tu ? vociféra t-il à l’adresse d’Hana.

La jeune fille recula de quelques pas, elle n’avait pas cillé une seule fois, même lorsque les êtres rouges, firent leur apparition.

Jenckle lança des regards fuyants, et remarqua que les quatre créatures n’avaient pas tout à fait la même apparence.

Il y en avait une de la taille d’une petite fille de huit ou neuf ans, son ventre et son visage étaient plus ronds que les trois autres. Les deux autres paraissaient avoir quelques années de plus, et la dernière…la dernière avait exactement la même morphologie qu’ Hana.

– Qui êtes-vous ? souffla l’homme.

Les quatre « filles » le considérèrent. Elles n’avaient aucune expression et demeuraient immobiles, imperturbables.

– Je vais te dire qui elles sont ! dit Hana, avec une voix anormalement grave.

Elle pointa du doigt pour désigner celle à l’apparence la plus juvénile : « voici Clara. Là-bas ce sont Elisa et Lydia, et la dernière…c’est Hana ».

Jenckle sursauta, son regard devint vitreux d’effroi, il dit dans un souffle : «  c’est impossible, je ne les connais pas ».

En entendant ces mots, les quatre filles en rouge se jetèrent sauvagement sur lui, en poussant des cris stridents.

Le sol devint complètement liquide cette fois, profitant de l’avantage du nombre, les quatre créatures s’accrochèrent à Jenckle et l’emportèrent avec elles dans les abysses, tout cela sous le regard attentif et fasciné d’Hana, qui garda le silence.

Jenckle ouvrit les yeux et poussa un hurlement, mais ce dernier fut étouffé par l’eau et les bulles, son visage émergea bruyamment de l’eau. Il grelottait de froid et de peur, en jetant des regards inquiets de gauche à droite, son souffle était saccadé.

Il n’y avait plus personne autour de lui, pas de créatures menaçantes ou de pièces angoissantes, non juste le calme et le clapotis léger de l’eau dans sa baignoire.

Jenckle se prit la tête entre les mains, il n’avait jamais rêvé de manière aussi intense, et se demandait d’ailleurs, si il n’y avait pas une part de vérité dans ce qu’il venait d’expérimenter, un genre de cauchemar lucide, ou de possession de l’esprit…

L’homme se concentra et respira plus doucement.

Il entendit un petit tintement familier à son poignet, il leva le bras. C’était le bracelet avec le petit lapin doré d’Hana.

Jenckle se redressa dans son bain. A quelques mètres de lui, gisait une robe tâchée de sang.

Il frissonna, une douleur comparable à une brûlure envahit son poignet, autour duquel se trouvait le bijou de la jeune fille.

Jenckle se mit à gémir de douleur. Il dût tirer plusieurs fois sur son poignet pour déloger le bracelet, qui semblait être animé d’une volonté propre et de se greffer à sa peau.

Il jeta violemment le bijou qui atterrit sur la robe, Jenckle fulmina, une fine ligne rouge écarlate dessinait le contour de son poignet, et demeurerait à jamais.

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