L’appel de la mer

7 mins

    Il rêve de naviguer. Pourtant, il sait qu’il ne peut pas. Construire des bateaux ne fait pas de lui un marin et encore moins un capitaine de navire. Mais ce rêve a toujours été là, depuis le jour où son père l’a emmené jusqu’au port. Ce jour, qui restera à jamais gravé dans ses souvenirs les plus beaux.

    C’était un matin. Le soleil se levait doucement sur le Pirée et donnait à la mer une couleur dorée, laissant le garçon et son père avec pour seul écho, le chant des mouettes et le fracas des vagues sur le quai. Ils s’étaient assis là, au bout de la jetée, observant les bateaux marchants qui naviguaient vers le port pour se décharger de leurs trésors et repartir vers de nouveaux horizons. Plus que l’image, il se souvient du goût de l’embrun qui lui caressait le visage. Ce goût salé, mais doux. Et cette envie irrépressible de se jeter à l’eau pour rejoindre un bateau et voguer vers des lieux inconnus.

    Ce rêve est comme imprimé dans son âme. Et chaque fois qu’il entend des marins échanger sur leur dernière excursion, il ressent l’appel de la mer.

Son père était un marin dans son jeune âge, mais les effets du temps l’ont forcé à se retirer de la navigation et il s’est mis à construire des bateaux pour la flotte de la ville. C’est ainsi que le jeune homme grandit, avec des planches, des clous et des coups de marteaux, sans jamais monter dans un bateau. Avec son rêve toujours plus inaccessible.

    Un beau jour de printemps, où le vent n’était plus glacial et où le soleil se faisait sentir, le jeune homme alla enterrer son père, à l’extérieur de la ville, auprès des autres gens défunts. Après de longues années de travail acharné, il s’était éteint dans son sommeil, sans avoir fini l’œuvre de sa vie qu’était sa magnifique trière de guerre. Son fils était seul à présent. Et plus que tout il voulait achever le travail de celui qui lui avait tout appris. Et peut-être qu’une fois finie, cette trière pourrait l’aider à réaliser son rêve.

    Ce simple rêve devint une obsession. Elle habitait ses pensées, ses paroles, le jour comme la nuit. Il ne vivait plus que pour cela, achever la construction du bateau. Après quatre longues années de besognes, il put enfin admirer le travail d’une vie. Son bateau était là, flamboyant, sur ses tréteaux de bois. Bien sûr, il ne valait pas les trières du chantier naval d’Athènes. Ces bateaux étaient financés par de riches mécènes et marchants pour affirmer leurs noms auprès des citoyens. Mais l’homme était tout de même très fier de sa trière.

    Lui et son père avaient dû rassembler des bois différents, rendant la coque quelque peu colorée. La voile avait été tissée par la mère de famille et d’autres femmes du quartier dès le début de la construction. Elle n’était pas d’aussi bonne qualité que les autres, avec ses mélanges de laines, mais la chouette d’Athéna qui se tenait fièrement en son centre protégerait le bateau et ses marins lors de ses expéditions futures. Le mât avait un peu souffert lors de sa mise en place, mais il était droit et solidement fixé dans le pont du navire. Enfin, la proue avait été peinte de sorte qu’elle représente deux yeux. Les croyances disaient que ces “ophtalmoi” protégeaient le bateau et son équipage. Ainsi la trière était achevée et unique en son genre.

    Mais malgré la prouesse de fabrication, lui seul ne pouvait diriger ce bateau. Les voiles ne suffiraient jamais à le faire avancer, il fallait des rameurs, et il n’y connaissait rien en navigation. Après la joie et la fierté, la tristesse et l’impuissance s’installèrent. Une vie de travail, pour rien. Il continua d’entretenir son navire, mais le cœur n’y était plus. C’est alors qu’un jour, après un été cuisant et de violentes tempêtes, Athènes entra en guerre.

    Partout, les hommes en âge de se battre accoururent pour honorer la cité et défendre leur liberté et leur patrie. Les dieux étaient priés, les animaux sacrifiés, et les hommes s’armèrent pour la bataille. Le Pirée devint le centre de l’attention, et les marins s’activèrent à la préparation des navires de combats, vérifiant cordages et rames.

    Il ne pouvait point partir combattre. Faire la guerre nécessite un équipement et cet équipement coûtait très cher. Il avait déjà mis toutes ses économies dans l’entretien de sa trière et il ne pouvait pas s’accoutrer pour le combat. Un profond sentiment de solitude l’envahit. Il n’honorera pas sa cité et ne goûtera pas à l’adrénaline de la guerre. Il se retira ainsi dans sa demeure paysanne et se noya dans ses sombres pensées. Échecs. C’était un mot terrible à ses yeux, mais c’était pourtant le seul mot qu’il trouva pour se décrire. Il oublia le bonheur qui l’avait envahi lorsqu’il eut fini la construction du bateau. Il oublia aussi sa détermination et son rêve d’enfant, qui l’avait porté jusqu’ici et qui l’avait fait sourire. A présent il ne souriait plus.

Ses soucis lui tourmentaient l’esprit au point de dessiner des rides sur son visage. Ses muscles, si longtemps sollicités pendant la construction, s’affaiblirent face à l’inactivité. Il avait tellement donné son jeune temps à sa besogne, qu’il n’avait pas trouver nécessaire de trouver une compagne. Et maintenant qu’il était seul, affaibli et tourmenté, il ne voulait se résoudre à chercher amour et compagnie. Il avait vécu pour l’avenir, et il voulait mourir pour le passé.

    La guerre fut rude pour les deux camps. Les citoyens soldats s’en revenaient blessés ou morts et les esprits ne pensaient plus victoire, mais reddition pour rentrer auprès des leurs. Les commandants ne pouvaient que constater les dégâts et la perte des navires, toujours plus nombreux à s’enfoncer sous les flots noirs, emportant avec eux des centaines d’hommes.

    Un capitaine était sorti indemne de l’attaque de son bateau, mais ce dernier n’était plus en capacité de naviguer. Ce dernier s’employa donc à trouver un nouveau bateau, qui lui permettrait de repartir en guerre pour venger les hommes qu’il avait perdus. Après plusieurs semaines sans propositions acceptables, un humble paysan lui assura qu’un homme avait construit un bateau de combat, et qu’il voudrait certainement lui vendre à bon prix. Le capitaine douta de la qualité du navire, mais sa curiosité l’emporta et il partit voir ce fameux bateau.

    L’homme accueillit le capitaine chez lui et accepta de montrer sa trière qui s’était quelque peu abîmée depuis qu’il avait cessé de s’en occuper. La capitaine fut surpris et admiratif du travail réalisé par l’homme et son père avant lui. Il lui proposa une très belle somme d’argent pour acquérir le navire que l’homme refusa catégoriquement. Il avait trimé toute sa vie, il ne pouvait pas se séparer de ce bateau aussi facilement. Pas de cette façon. Pas contre de l’argent.

    Un soir d’hiver, alors qu’il songeait à cette proposition, il se surprit à repenser à ce matin, où il avait ressenti pour la première fois l’appel de la mer. Un appel puissant, empli de liberté et d’inconnu, d’émotions et de danger. Cette nuit-là, il rêva comme au premier jour. La flamme d’espoir se mit à brûler dans ses veines et un sang nouveau le parcourut. Cette nuit-là, il prit une décision.

    Il alla voir le capitaine aux aurores. Il s’était vêtu de l’habit de marin de son père, et s’était soigné pour paraître moins misérable. Le capitaine le reçut et ils s’engagèrent dans une vive discussion. Il acceptait de vendre le bateau, si en échange, il faisait partie de l’équipage. D’abord, le capitaine eu un fou rire. Puis devant la détermination de l’homme, il se calma et lui expliqua qu’il n’avait pas ni les capacités ni les connaissances pour naviguer en pleine mer avec une trière aussi grande. L’homme n’en démordit point. C’était lui et le bateau, ou rien.

    Le capitaine prit une semaine pour réfléchir à la proposition. Pendant ce temps, l’homme préparait ses bagages, prenant des objets personnels tel que le marteau de son père et les aiguilles de sa mère, et il entreprit de vendre tout le reste. De la paillasse à la maison, et même le champ agricole qu’il tenait de son grand père. Pour aller de l’avant, il voulait effacer son passé.

    Après mûre réflexion et concertation avec des membres d’équipage, le capitaine accepta la proposition et engagea l’homme en tant que rameur. Il y était enfin. Il allait réaliser son rêve.

    Le jour du départ était arrivé. Le soleil avait déjà parcouru un tiers de sa course et le vent s’était levé. Le Pirée grouillait d’activité mais il n’eut pas de problème à retrouver son bateau. La trière avait été mise à l’eau la veille, pour vérifier qu’elle était en bon état pour le voyage. Après quelques réparations, les marins montèrent à bord et entreprirent de préparer les voiles et les cordages. Il monta en dernier sur le pont, d’un pas hésitant. A peine à bord, il ressentait déjà la secousse des vagues sur la coque. Cette sensation nouvelle lui fit légèrement tourner la tête, mais un grand sourire s’inscrivit sur son visage. Enfin sa vie commençait.

    La trière vogua plusieurs jours sur la mer Égée et chaque coup de rame la rapprochait plus de ses ennemis. L’homme ne s’en souciait guère. Dans la coque, assis sur le banc de rame, il écoutait les vagues s’écraser sur le bois. Ce son lui procurait un bonheur tel, qu’il en oubliait la douleur qui lui transperçait le corps et lui brûlait les bras. Autour, les autres marins grognaient sous l’effort, certains tremblaient, d’autres haletaient, et la douleur leur arrachait des cris qui se mêlaient à ceux des oiseaux. Ils étaient couverts de sel et trempés par l’eau qui s’infiltrait à chaque mouvement des rames.

    Des hurlements de souffrance déchirèrent la nuit. Il venait de rejoindre les autres navires Athéniens mais les ennemis étaient partout et ne laissaient derrière eux que des planches brisées et des voiles déchirées. Il ne pouvait pas voir la scène qui se déroulait mais il sentait l’odeur âcre de la fumée et du sang. Des bateaux étaient en feu, enduit d’une sorte d’huile noire, et des hommes s’épuisaient à la nage, luttant contre la mer déchaînée et les flèches de leurs bourreaux.

    Avant même d’avoir pu manœuvrer, la coque émit un grincement plaintif. Tous les rameurs échangèrent des regards terrorisés. L’homme s’appuya contre les planches et pria pour qu’elles ne cèdent pas. Les vagues devenaient violentes et dans le trou de sa rame, il aperçut un bateau ennemi fonçant droit sur sa trière. Il eut à peine le temps de hurler un avertissement que l’impact disloqua la coque. Il se sentit attiré vers le fond et l’eau s’infiltra dans ses poumons.

Sa trière. l’œuvre de sa vie et de son père avant lui. En miettes.

    Il se débattit comme un démon pour rejoindre la surface. Déjà la bataille était perdue et les derniers bateaux grecs sombrèrent dans un halo d’écume et de flammes. Il s’accrocha à un débris et se laissa dériver, à bout de force. Etait-ce là son rêve ? son désir le plus profond ? Il avait passé la moitié de sa vie à rêver et l’autre moitié à se morfondre sur son sort. Peut-être était-ce là une justice.

    Le froid lui paralysa les jambes et très vite il dut lutter pour respirer. Alors que les cris alentours s’estompaient dans les vagues, il se hissa sur le dos et plongea son regard dans le ciel. Les étoiles étaient magnifiques. Petits éclats scintillants au-dessus d’une mer rougie par le sang des hommes, et jonchée de débris des navires.

    Il ne put s’empêcher de songer à ce rêve d’enfant. Il avait réussi. Il était parti en mer et avait goûté à la vie de marin. L’eau lui léchait à présent le visage. Son souffle faiblissait et ses yeux luttaient pour rester ouverts.

A présent plus rien n’avait d’importance. Il n’y avait plus que lui, la mer, et une étincelle de bonheur cachée au fond de son esprit. Il ferma les yeux.

Il n’y avait plus qu’un rêve.





Texte écrit les 19 – 20 – 21 mai 2020.

Révisé les 22 et 23 mai 2020.

Élise L.G

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2 Commentaires
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Andreas Hornung
3 années il y a

Nous devrions avoir des rêves pour nos vies et nous battre pour eux, sachant que beaucoup de rêves ne sont que des rêves. Une belle histoire et une fin réaliste !

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