« Ton malaise n’est que passager, c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour t’offrir un moment de répit. Alors ne parles pas et fais-moi confiance. »
Azilis se sentait à fleur de peau si bien qu’elle hésita entre rire ou pleurer. Elle n’avait pas vraiment son mot à dire, mais elle se laissa porter volontiers, tellement elle se sentait affaiblie. Autour d’eux, les gardes s’étaient replacés en escorte et personne ne dit mot, laissant le bruit des pas résonner dans le couloir.
Au bout de quelques minutes à marcher d’un pas chancelant, perdue dans un épais nuage de réflexions, la jeune fille crut reconnaître le chemin qui menait à “sa” chambre, et l’idée de retrouver toutes ses affaires et un peu de tranquillité la poussa à accélérer l’allure. Le médecin ne se fit pas prier et quelques foulées plus tard, il ouvrit la porte et déposa doucement la jeune fille sur le lit. Cette dernière grimaça en tentant de se redresser avant de remercier l’homme d’un rapide signe de tête.
« Je vous remercie de cette escorte, gardes, vous pouvez disposez à présent.
– Sa Majesté a ordonné de vous surveiller, herr.
– Non, sa Majesté Êta vous a demandé de surveiller cette jeune demoiselle. Et je dois maintenant continuer ses soins. Je n’ai pas besoin de vous dans cette pièce.
– Mais herr …
– Rien ne vous empêche d’attendre à la porte. Vu la hauteur du balcon et ne s’en ira pas par là. Surveillez donc la porte et elle ne vous filera pas entre les doigts. Sortez maintenant ! »
Les gardes hésitèrent avant de s’exécuter, laissant le médecin seul avec la jeune fille. Il ôta sa capeline et rebroussa les manches de sa tunique pour se mettre plus à l’aise, puis il s’approcha sereinement d’Azilis. Cette dernière eut un mouvement de recul qui lui arracha un grognement.
« Laisse-moi faire. Je peux soulager tes maux, mais pour cela il faut que tu restes tranquille. »
La jeune fille se recroquevilla faiblement.
« Mais qui êtes-vous ? Et pourquoi vouloir m’aider alors que vous travaillez pour cet emporion ?
– D’abord les soins et ensuite les réponses. »
Azilis fit la moue mais ne protesta pas, laissant le médecin s’activer. Il plaça ses mains de part à d’autre de la blessure et ferma les yeux. Aussitôt, un flux d’énergie se répandit dans ses veines et Azilis laissa échapper un hoquet de surprise. Sa migraine disparue instantanément puis sa douleur commença à s’atténuer. La jeune fille pouvait presque sentir le poison lutter contre cette énergie nouvelle et cette sensation lui fit légèrement tourner la tête. A côté, l’homme commençait à trembler et sa respiration devenait plus sifflante à chaque seconde. Un instant plus tard, il relâcha la pression et tituba avant de se rattraper au mur, essoufflé. Azilis le dévisagea, à mi-chemin entre inquiétude et surprise.
« Qu’est-ce que vous m’avez fait ?! »
Le médecin se redressa prudemment avant de venir s’asseoir au bord du lit. Il serra les poings pour faire cesser ses tremblements puis reporta son attention sur la jeune fille.
« Je t’ai donné une part de mon énergie, et j’ai essayé de récupérer une partie du poison qui t’affaiblit. Seulement ça n’a pas fonctionné …
– Pourquoi ? Que s’est-il passé ?
– Je n’ai pas pu extraire le poison. Il est trop puissant et .. il semble … il ne se contente pas de te ronger, il réagit avec toi. Regarde. »
Il désigna l’épaule de la jeune fille où la plaie avait déjà débuté sa cicatrisation.
« Lorsque j’ai voulu retirer le poison, il a réagi en “bloquant” la seule sortie que j’utilisais, c’est pour cela que ta blessure commence à se résorber.
– Pourtant je me sens beaucoup mieux, je veux dire .. La douleur est presque partie.
– C’est une bonne chose, mais ça ne durera pas longtemps hélas. Je n’ai jamais réussi à soigner le venin des furies noires. Enfin, j’ai fait ce qui était en mon pouvoir, maintenant c’est à toi de te battre pour l’éliminer. Je vais aller chercher un cataplasme qui devrait prolonger l’effet anti-douleur. »
Alors qu’il s’était levé pour sortir, Azilis se redressa vivement pour le retenir.
« Merci ! Pour .. ce que vous venez de faire. Et vous n’avez pas encore répondu à mes questions. »
Le médecin esquissa un sourire fatigué.
« Le transfert d’énergie m’a beaucoup affaibli, mais je suppose que je peux trouver la force de te répondre. Je t’écoute.
– Qui êtes-vous ? Je sais que vous êtes un nephily, mais .. Certaines choses m’échappent, pour ne pas dire toutes.
– J’appartiens à l’espèce des Nephilys en effet. Mon nom est Xene, et pour répondre à ton interrogation initiale, je t’ai aidé pour plusieurs raisons. Principalement parce que …
– Vous avez aussi perdu des proches dans le village incendié. »
Azilis sentit sa gorge se nouer à l’évocation de cette tragédie, mais elle ne laissa rien paraître, alors que l’expression de son interlocuteur, elle, se teintait d’une profonde tristesse. Il acquiesça mollement.
« J’ai perdu un grand ami. .. Il s’est toujours battu pour la paix et la diplomatie, mais .. Ça a fini par se retourner contre lui. »
La jeune fille écarquilla les yeux, abasourdie. A cet instant, son monde se mit à tourner au ralenti, comme si sa mémoire essayait tant bien que mal de lui donner des informations qu’elle n’arrivait pas à décoder. Azilis secoua la tête pour remettre ses idées en place.
« Vous le connaissiez … »
Xene afficha un air perplexe, dévisageant la jeune fille pour y trouver un détail qui lui avait échappé.
« Il .. Il s’appelait Rivan. Tu le connaissais aussi ? »
Azilis acquiesça lentement avant de répondre.
« Rivan était mon père. »
Une lueur d’incompréhension traversa le regard du médecin.
« Adoptif ! s’empressa d’ajouter la jeune fille, mais cela ne change rien à la relation que nous avions. Depuis petite je n’ai rien d’une nephily standard, j’aime la bagarre, la chasse et j’ai des pulsions qui en ont terrorisé plus d’un … Rivan était le seul à savoir calmer mes tempêtes. »
L’atmosphère s’était soudainement alourdie et Azilis sentait la douleur revenir au grand galop. Elle se mordit la lèvre et essuya rageusement une larme qui perlait sur le bord de ses cils.
« J’ai le pouvoir de guérir les blessures du corps, mais celles de l’esprit sont, à mon plus grand désespoir, hors de ma portée. »
Azilis se leva subitement et se dirigea instinctivement vers le balcon. Dehors, l’air était toujours chauffé par le soleil, mais la sensation de l’air sur sa peau l’apaisa un peu. Elle se retourna sèchement, s’adressant à Xene :
« Il faut que j’aille prendre l’air. Maintenant. »
L’homme se redressa difficilement et répondit négativement de la tête.
« Les gardes ne te laisseront jamais sortir d’ici, ils sont très à cheval sur les ordres.
– Alors dites leur de m’accompagner, ou trouvez-moi un gardien plus discret ! Je vous en prie.. Xene, s’il vous plaît… Je dois réfléchir à tout ce qu’il vient de m’arriver. »
Après quelques secondes de réflexion, le médecin accepta d’un hochement de tête et se dirigea vers la porte. Avant de saisir la poignée, il donna quelques recommandations à la jeune fille :
« Tu fais ce qu’ils te disent et surtout ne discute pas. Je vais m’arranger pour que ton gardien discret se trouve au même endroit que toi, comme ça les gardes accepteront volontiers de te laisser seule.
– Pourquoi ça ? Il est si terrifiant ?!
– Tu jugera de la chose par toi-même. .. Ah et aussi ! »
Xene fixa la jeune fille dans les yeux d’un air sévère.
« Ne tente rien de stupide. »
D’ordinaire Azilis aurait souri à cette mise en garde, mais l’expression qu’avait pris son interlocuteur l’avait dissuadée de tenter quoique ce soit.Xene ouvrit le battant de bois puis sortit pour s’entretenir rapidement avec les gardes. Au bout de quelques minutes d’argumentation corsée, Il vint chercher la jeune fille et la remit aux mains des soldats avant de s’éclipser. Azilis aurait préféré que ce soit le médecin qui la guide vers l’extérieur, seulement elle savait qu’elle ne pourrait pas tout avoir.
Son escorte était aux aguets. Les gardes ne l’avaient pas lâchée du trajet et la guidait d’une poigne de fer. Au bout du couloir, Azilis crut entendre un vacarme brouillé venant de l’extérieur. On arrive enfin, pensa-t-elle, c’est pas trop tôt. Le couloir débouchait sur un immense balcon circulaire, suspendu au-dessus du vide. La jeune fille prit une grande bouffée d’air frais et balaya d’un œil émerveillé le décor qui s’offrait à elle.
De grandes montagnes aux sommets enneigés laissaient s’écouler d’immenses cascades sur leur flanc rocheux pour venir s’écraser à leurs pieds, dans un vacarme assourdissant. L’eau qui descendait ainsi formait un lac et reflétait les couleurs chatoyantes du soleil de cette fin d’après-midi, entouré par une forêt de feuillus qui s’étendait au-delà du visible et recouvrait presque totalement le territoire de l’ouest. En contre-bas, la jeune fille pouvait observer des jardins luxuriants, décorés de toutes sortes de fleurs aux couleurs vives où s’activaient des jardiniers. Pour finaliser ce somptueux tableau, Azilis savourait un brise salée qui venait de la mer et rafraîchissait l’atmosphère en cette saison chaude.
Alors que la jeune fille s’abandonnait à ce paysage idyllique, les gardes commençaient à s’impatienter. L’un d’entre eux saisit rudement Azilis par le bras pour la ramener à sa chambre quand une sorte de sifflement d’avertissement retentit sur le balcon. Toute l’escorte se figea, laissant la jeune fille se défaire tant bien que mal de l’emprise de son agresseur. Elle serra les dents pour ravaler la douleur qui venait de lui traverser l’épaule avant de chercher du regard l’auteur de ce bruit.
Là, accroupi sur le rebord du balcon, se tenait un jeune homme. Il avait des yeux jaune perçant et son attitude laissait entendre qu’il était en position de force. Aucun des soldats n’avait osé bouger et il semblait être comme mal à l’aise face à cet étrange personnage. Le dirigeant de l’escorte balbutia des paroles incompréhensibles à l’intention du jeune homme qui se contenta d’un signe de tête négatif pour toute réponse. La jeune fille avait l’impression d’être devenue invisible, comme si le dialogue qui se jouait entre les deux hommes lui était interdit ou plutôt qu’elle ne pouvait pas l’entendre.
Le jeune homme descendit de la rambarde en pierre et s’approcha, dans le plus grand calme, des soldats qui reculèrent de quelques pas.
« C’est un ordre de sa Majesté ! » geignit l’un des gardes à l’arrière du peloton.
Cette remarque n’eut aucun effet sur l’inconnu qui continuait d’avancer, jusqu’à se retrouver face au chef de troupe. Il articula silencieusement deux mots avant de désigner l’intérieur du palais. Ces mots eurent l’effet de la foudre sur les soldats et une seconde plus tard, il se ruèrent dans le palais sans un regard en arrière, laissant Azilis seule avec ce mystérieux inconnu.
La jeune fille ouvrit la bouche et la referma aussitôt, interdite. Elle avait beau y réfléchir, elle ne voyait pas en quoi cet homme était si terrifiant. Il n’avait même pas dit un mot ! Pourtant les gardes ont décampé sans poser de questions, songea-t-elle, il vaut mieux que je reste sur mes gardes. Azilis se massa discrètement le bras pour tenter de diminuer la douleur sans lâcher le jeune homme du regard. Elle en profita pour le détailler davantage et plus elle l’observait, plus son esprit lui criait qu’elle l’avait déjà vu. Pourtant, la jeune fille en était certaine. Elle n’avait jamais vu un homme avec des yeux aussi spéciaux que ceux-ci et encore moins un qui se tenait aussi sereinement sur le bord d’un balcon, perché à dix mètres au-dessus du sol, sans aucune sécurité.
« Je te protège. »
Azilis ferma les yeux pour se concentrer sur les mots qui venait de s’introduire dans sa tête. Cette voix grave, ce ton neutre et rassurant à la fois. La jeune fille rouvrit subitement les paupières pour dévisager de haut en bas le jeune homme qui n’avait pas bougé d’un pouce.
« Impossible » souffla-t-elle.
L’inconnu hocha la tête.
« Tu .. Tu étais un oiseau .. Tout à l’heure .. Tu .. Tu es humain ? »
L’intéressé secoua négativement la tête, comme si la réponse à cette question était délicate. Azilis se remémora le faucon qui lui était apparu plus tôt dans la journée et la ressemblance la frappa. Les mêmes yeux, cette expression, sa posture naturellement fière, et cette voix …
« Je vois que tu as trouvé un protecteur de taille ! » lança une voix féminine.
La jeune fille reporta instantanément son attention sur la nouvelle venue qui n’était autre que Chaya. La petite fille vint se placer aux côtés d’Azilis et salua le jeune homme d’un large sourire.
« Un protecteur de taille ? Que .. Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Tu ne sais pas grand chose à la magie de ce monde Azilis, je me trompe ? Je peux t’appeler Azis ? C’est moins solennel, je préfère ça. »
Azilis bredouilla un oui et interrogea sa cadette du regard, la poussant à développer.
« Il existe des magie dites gardiennes. Ces mages possèdent des capacités de protection très puissantes et le plus souvent, ils choisissent de sceller un pacte avec une autre personne pour officialiser la protection. Les mages gardiens les plus connus sont les Gôns. Zyel en est un.
– Un quoi ? Gôn ?
– Oui Azis, un gôn. Zyel est un flygôn, c’est-à-dire qu’il est un homme, mais aussi un oiseau. Un faucon plus précisément. Et tout me porte à croire qu’il a choisi de te protéger.
– Mais .. Pourquoi ? .. De quoi veut-il me protéger ? Je ne lui ai rien demandé !? »
Chaya sourit, amusée.
« Il n’a pas besoin de ta permission tu sais. Et il est bon d’avoir un flygôn aussi puissant à ses côtés Azis. .. Nous en discuteront plus tard cependant, je suis venue te chercher pour aller nous préparer.
– Nous préparer à quoi ?
– Nous préparer POUR quoi tu veux dire ! Tu as déjà oublié ? Sa Majesté Êta nous convie à un banquet en ton honneur. Sûrement espère-t-il pouvoir te faire changer d’avis. »
Azilis se renfrogna à cette perspective. Bien sûr que non elle ne l’avait pas oublié, mais elle avait repoussé l’idée de se présenter à ce repas.
« Je ne suis pas en état pour y assister .. Chaya, je .. Je ne veux pas y aller. »
La petite fille saisit la main de sa camarade et afficha un visage rassurant.
« Je serai avec toi Azis. Tout va bien se passer, et puis, ce banquet pourrait être beaucoup plus instructif que tu ne le crois. Viens, on doit y aller. »
Azilis jeta un regard implorant au jeune homme. Ce dernier s’était tendu, indécis, mais ne fit rien et laissa Chaya entraîner la jeune fille vers l’intérieur. Azilis admira une dernière fois le paysage avant de se résoudre à suivre sa cadette, l’esprit encombré de questions et toujours souffrant. Cette journée n’a pas débuté de la meilleure des manières, pensa Azilis, espérons qu’elle finira un peu mieux.