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ne font pas toujours deux. Gustave DeForest le savait depuis l’école primaire et ce n’était pas faute de lui avoir martelé le cerveau avec les certitudes du calcul. Malgré les coups de règle et les “tu me copieras cent fois…”, il n’avait jamais voulu croire à ces fadaises et la vie lui avait répété que les additions les plus simples donnaient de drôles de résultats. Les meurtres du 8 ressemblaient à une de ces additions trompeuses. Au départ, il y a un fou furieux qui, tous les dimanches, massacre une jeune mexicaine et dispose son cadavre dans une mise en scène des plus baroque. A priori l’histoire simple d’un détraqué qui prend son pied en découpant les chairs et en cassant les os. Mais il ne fait pas ça n’importe comment, non, il compose, harmonise, se veut esthète des corps et de leur mort. Pour le coincer, il faudrait ne pas bouger, attendre gentiment une erreur, le laisser croire qu’il est le meilleur, le plus grand meurtrier de tous les temps. A l’arrivée, les flics (DeForest en tête) pataugent vraiment, et le type continue à dézinguer les filles en rigolant un peu plus fort chaque semaine. L’enquête, appelons-la comme ça, est une pelote aux fils inextricables. Et une main vient montrer un fil et le tirer. Une main providentielle. Divine, dirait l’inspecteur s’il était croyant. Fil après fil, la pelote se défait et devient un enchevêtrement de nœuds, les liens ensanglantés d’une poignée de notables refoulés, d’une égérie dominatrice et d’un tueur, un vrai, excité d’être Dieu, celui qui chasse les âmes des corps. Une fois posée l’équation était simple: il suffisait à DeForest de comprendre comment ces gens là se tenaient par la barbichette et dansaient en tournant en rond.
Pat Stone ressemblait à lui-même, c’est à dire à l’image que les gens se font de vous. Petit, légèrement voûté à force de rester penché sur ses fiches, un teint olivâtre et une veste à la couleur incertaine déformée aux coudes et aux poches. Sa vie se passait sous les tubes fluorescents dans l’entresol intemporel des archives municipales là où l’on enterre le passé.
DeForest se présenta en précisant qu’il venait de la part de Jeff Worston et tendit une main franche vers l’archiviste :
« Je sais qui vous êtes et qui vous envoie, Mr DeForest. Asseyez-vous. Que puis-je pour vous ? »
La voix était neutre, sans apprêt, plate. Elle ne cherchait ni à retenir l’attention de son auditeur par sa modulation, ni à le séduire par sa profondeur. Une voix sans timbre qui mit mal à l’aise DeForest :
« Je ne sais pas trop…Jeff Worston m’a dit que vous étiez la mémoire vivante de cette ville. Que pouvez-vous me dire d’Emma Carter, par exemple ? »
« Emma Carter… »
Stone posa un coude sur le bureau et appuya ses lèvres contre sa main tendue. Il plia trois fois les doigts avant de reprendre :
« Emma Carter a été l’épouse d’Edward Carter, retrouvé récemment noyé dans sa piscine. Vous voyez, inspecteur, je fais comme tout le monde je lis la presse. Et je fais mieux, je l’archive. Conserver les journaux n’est pas vraiment dans les attributions d’un service comme le mien, mais il se trouve qu’il y a une dizaine d’années, le maire de l’époque, un ancien journaliste, s’est battu pour que toutes les publications soient numérisées. Elles ont reçu pour cela des crédits d’aide importants. Aujourd’hui les quotidiens et les périodiques sont systématiquement archivés sur un serveur consultable en ligne. Avant d’être Mrs Carter, Emma s’appelait Stafford et c’était une brillante avocate. On a beaucoup parlé d’elle dans les années 2000. Je vais vous sortir les papiers. »
Pat Stone griffonna trois mots sur un bloc notes :
« Je vous ai noté les côtes. Vous irez vous installer là-bas, sur cet ordinateur. Autre chose ? »
La voix toujours aussi sèche n’engageait guère à poursuivre, DeForest toussota :
« Et Jill Perske ?»
Pat Stone eût un sourire fugace :
« Savez-vous comment a débuté Jeff Worston avant d’être rédacteur en chef du Post ? Il a fait ses classes comme petit pigiste, déjà au Post, et il a obtenu ses galons et son engagement en racontant une histoire terrible, celle de la famille Perske. Je vous note les références de l’article. Bonne lecture, inspecteur. »
Gus DeForest regardait l’écran noir que Stone lui avait indiqué. Par où commencer ? Jill ou Emma ? Jill, la mystérieuse, Jill la femme qui l’attirait, avec laquelle il se sentait bien ou Emma, la sulfureuse, l’intrigante, la maîtresse-femme ? Il soupira et s’attaqua à Emma.
Comme l’avait indiqué Pat Stone, Emma Stafford avait été une avocate en vue il y a une dizaine d’années. Plusieurs papiers relataient ses succès et la qualifiait de Passonaria des prétoires, les journalistes exagèrent toujours, pensa Gus. Maître Stafford s’était spécialisée dans la défense de ceux dont la cause semblait entendue tellement les preuves de leur culpabilité étaient flagrantes. Elle plaidait avec fougue, travaillait ses dossiers et trouvait souvent le vice de procédure, l’arrêt de cassation ou le témoin du dernier instant qui lui permettait de ramener son client de vingt ans de réclusion à l’acquittement. Chaque article était accompagné d’une jolie photo où on la voyait, altière, poser sur les marches du Palais devant un parterre de journalistes buvant ses déclarations et dévorant ses formes. Sur une des photos, DeForest reconnu un Pat Stone jeune, cheveu abondant et teint hâlé. Il se tenait un peu en retrait et couvait Maître Stafford d’un regard très amoureux. Une série d’articles retinrent plus particulièrement l’attention de Gus. Ils étaient datés d’octobre et novembre 2004. Emma Stafford était au sommet de sa gloire. Elle venait de se déclarer défenseur de Cade Sullivan, violeur et meurtrier présumé de cinq jeunes femmes. « L’affaire Sullivan », comme le titrait les journaux, semblait bien mal engagée pour l’inculpé. Témoignages concordants, alibis douteux, indices et faisceau de preuves : Cade, le serial killer fichait la frousse à tout l’état. Dans un accès de bravache dont elle avait le secret et qui assurait sa promotion dans les journaux, Maître Stafford déclara qu’elle allait gagner cette affaire et que ce serait sa dernière plaidoirie. Une sortie digne des grands artistes et de leurs adieux éternels. Personne ne la crut. Emma commença par démonter un à un les soi-disant indices amassés par la police. Elle fit venir à la barre les témoins, les confondit, montra que leurs certitudes ne reposaient que sur des impressions. Pied à pied elle réfuta tous les arguments, et rappela haut et fort pour les jurés qui avaient tendance à somnoler après le déjeuner que l’absence d’alibi ne constitue pas une preuve de culpabilité. Une semaine avant la fin du procès, à l’image des meilleurs joueurs de carte, l’avocate sortit de sa manche un témoignage décisif. Al Foreman, qui venait tout juste de griller sur la chaise électrique, s’accusait des meurtres reprochés à Sullivan. Il fournissait d’amples détails sur les circonstances, la manière dont il avait tué les cinq jeunes filles, justifiait sa présence dans les parages. Toutes choses qu’il avait pu lire dans les journaux, crimes dont il se vantait pour étoffer encore, même à titre posthume, son palmarès et sa gloire. Personne n’était vraiment dupe mais après deux mois d’audiences, les jurés acquittèrent Cade Sullivan. Maître Stafford avait instillé le doute raisonnable dans leurs esprits. Une partie de la presse se déchaîna, les familles des victimes hurlèrent leur désarroi et leur douleur mais Sullivan était libre. Emma Stafford quitta vraiment la robe et disparut de la scène des Palais de justice.
DeForest lut que le 12 janvier 2005, elle épousa en premières noces Edward Stevenson-Carter, le professeur Stevenson, chirurgien de renom. Un an plus tard, le même Stevenson était jugé responsable de la mort d’un de ses patients dans une opération qui avait viré au fiasco. Edward Stevenson-Carter perdit à peu près tout et devint Ed Carter, médecin légiste. DeForest aurait dû faire le rapprochement entre Stevenson et Carter mais à l’époque lui-même était englué dans le divorce d’avec sa femme et peinait à sortir la tête de l’eau. Une dernière info, une photo très people, attira l’œil de l’inspecteur. A la rubrique Médias, on voyait Stephen Mac Gregor lancer sa petite dernière, la chaîne locale d’info NewsForUs. A ses côtés, Emma, ex-avocate, ex Mrs Stevenson-Carter, coupe le ruban.
Pat Stone posa la main sur l’épaule de DeForest. Un geste incongru pensa Gus. Il sursauta :
« Je m’en vais. Vous pouvez rester, aucun souci. Vous avez juste à éteindre et claquer la porte derrière vous. »
« Juste une seconde. Je voulais vous montrer ça. »
DeForest retrouva d’un clic la photo de Maître Stafford avec Pat Stone en arrière plan.
« C’est vous, n’est-ce pas ? »
« Oui, nous avons été amants, enfin si on peut dire» dit l’archiviste de sa voix de métal froid.
Gus ne prit pas le temps de digérer les infos qu’il venait d’engranger sur Emma Carter et fonça à la côte 4024, dont le titre, sobre, indiquait : « Une famille blanche massacrée dans le quartier noir». En bas de l’article figuraient deux lettres : JW. Jeff Worston, rédacteur débutant, ne signait pas encore de son nom entier. Le papier racontait de façon assez factuelle l’horrible tuerie de la famille Perske. James Perske militant associatif et grand défenseur des libertés et de la cause noire vivait avec sa femme, ses deux garçons et sa petite fille en plein milieu du quartier noir. Chacun connaissait son action et le respectait. Ils étaient la seule famille blanche dans ce ghetto et James Perske en tirait une fierté bien légitime. Jusqu’à ce soir de juin où deux petites frappes venues de la ville voisine décidèrent de rapiner les Perske parce qu’ils avaient entendu dire qu’il y avait dans la maison un paquet de fric à prendre, l’argent des dons versés à l’association Black Hope dont James était le président. Le cambriolage tourna mal, très mal. James Perske et ses deux fils résistèrent, un des voyous sortit son flingue et défourailla à tout va. Il tirait mal. Les balles déchiquetèrent la chair sans atteindre les organes vitaux. Le père et ses deux fils agonisèrent lentement dans une mare de sang. Pris de panique, la deuxième fripouille poursuivit Elsa Perske jusque dans le jardin et fracassa son crâne à coups de batte de base-ball. Cachée au fond d’un coffre à jouets, recouverte de peluches et de poupées, la petite Jill, 7 ans, fut la seule à survivre. L’article était poignant de sincérité et de précision. Jeff Worston ne s’indignait pas, n’accusait pas. Il relatait. Et ses mots frappaient juste.
Les deux tueurs furent très vite rattrapés et condamnés à mort. Tout le quartier assista aux funérailles de la famille Perske, derrière Jill.
Gustave DeForest éteint l’ordinateur et se dirigea lentement vers la sortie. Il se rappela alors qu’il était noir.
Le feu était vert depuis un moment déjà. DeForest n’entendait pas les klaxons autour de lui. La voiture derrière lui déboita et frôla son pare-chocs. Un homme agitait un bras à l’intérieur. Le feu passa au rouge. Un peu de répit, se dit l’inspecteur.
Il roula comme ça, un peu sans savoir, un peu pour être avec les autres. Il se retrouva devant le commissariat central, puis assis à son bureau, seul dans la grande pièce vide. Le téléphone sonna. Il décrocha:
« C’est pour vous signaler un crime. »
La voix, celle d’un homme, était calme. DeForest ne dit rien et prit un crayon pour noter.
« 224, Rosanna Road. »
La voix se tut. L’homme ne raccrocha pas. DeForest attendait:
« Sous le lit, il y a une latte de plancher mal jointe. »
Clic. Cette fois-ci, la voix était partie.
222, 224. L’inspecteur se gara lentement. La lumière brillait au premier étage, le reste du petit immeuble était plongé dans le noir. “Bart” indiquait la sonnette. Gus ne sonna pas, la porte était entrebâillée. Bart était suspendu par les pieds. Deux crochets de boucher traversaient ses chevilles. Sa gorge largement coupée béait. Une mare de sang coagulait sous sa tête. Bart semblait fixer quelque chose comme un bout de semelle. C’était sa langue, tranchée net et posée sur le plancher. DeForest poussa le lit du pied. Il trouva la latte disjointe et sous elle un petit coffre. Il prit dans sa poche les deux clés trouvées chez Carter. La première débloqua la serrure. A l’intérieur, une pile de DVD. Il était temps d’appeler Al Forbes et d’aller se coucher.
Gustave DeForest regarda sa barbe de trois jours et prit du plaisir à la raser. Chaque coup de lame effaçait de sa peau les poils gris et blancs qui le vieillissait. Il était habituellement peu sensible à son apparence mais là, c’était différent, il allait voir Jill. Il voulait être beau, et, si ce n’est jeune, avoir de la prestance. Il pouvait en avoir. Il devait en avoir.
Jill avait quitté le lit et faisait quelques pas dans le couloir, aidée d’un déambulateur. Gus la vit de loin avancer avec difficulté. Il se cacha dans un angle et la regarda venir vers lui. Quand elle fut tout près, il fit mine de la surprendre et lui tendit son bras comme on le fait à une jeune mariée. Les yeux de Jill riaient et Gus était ravi. Arrivés à la chambre, Gus aida Jill à s’asseoir puis lui raconta tout ce qui s’était passé depuis sa dernière visite. Jill était très attentive, elle soulevait parfois la main et Gus ralentissait son débit et reprenait ses explications. Quand Gus raconta la lecture du premier article de Jeff Worston, les yeux de Jill se perdirent dans le vague. Gus s’arrêta de parler et Jill l’invita de la main à reprendre. Quand il eût fini de raconter, il s’assit tout à côté d’elle, prit sa main dans la sienne et l’approcha de son visage. Elle ferma les yeux et promena longtemps le bout se ses doigts sur le front, le nez et la bouche de DeForest.
DeForest tournait en rond dans son salon et ne trouvait pas. Se pointer chez elle et sonner à la porte? Il ne fallait même pas y penser! La garce se jouerait de ses questions et ne lâcherait rien. Et d’ailleurs quelles questions? Où étiez-vous, Miss Carter dans la nuit du 9 août? Ou encore: avez-vous revu Cade Sullivan depuis son acquittement? Et aussi: Etes-vous au courant, Emma Carter, des soirées “spéciales” qui se déroulent en ville? Non. Tout cela sentait la sortie de route, le rire en cascade, tête renversée, gorge déployée :
« Allons, inspecteur, venez plutôt vous asseoir à côté de moi et trinquons ensemble. Voulez-vous? »
Et DeForest se voyait glaçon dans un verre de whisky en train de fondre pour Emma. Emma! Il fallait qu’il la coince, c’était elle la clé, il en était sûr.
L’inspecteur tourna jusqu’au soir dans son salon, sans trouver. Il reprit la lecture des DVD commencée la veille. Les mêmes scènes se succédaient avec les mêmes cadrages, les mêmes positions, les mêmes râles. La vision de ces chairs pénétrées, fessées, écartelées devenait répétitive et finissait par lasser. Seules les filles changeaient et DeForest s’attachait à leurs expressions quand elles mimaient le plaisir sous les coups de boutoir de sexes sans visage, d’hommes dans l’ombre, de mains anonymes. Certaines singeaient les méthodes de l’Actors Studio en se jetant littéralement sur la moindre queue qui se présentait devant leur bouche ou ouvraient leur cul à deux mains pour que la bite de ces messieurs coulisse plus vite là où elle souhaitait s’enfourner. Une fois l’excitation animale passée, le spectacle était triste. DeForest crut reconnaître plusieurs personnalités, notables, hommes d’affaires peut-être mais il s’avérait incapable de mettre avec certitude un nom sur leurs visages. Les images étaient trop fugitives, souvent dans la pénombre, jamais de face. L’inspecteur bailla plusieurs fois et s’apprêtait à éteindre la télé. Il prit un dernier DVD. La scène, dés le début, retint son attention. Une femme de dos, fesses nues, corsetée, jambes bottées jusqu’aux cuisses, mate les ébats de ces messieurs et des filles. Cette femme, c’est Emma Carter, DeForest le jurerait. Ce port de tête, cette pose altière lui rappellent les photographies des journaux quand Mrs Banres était encore Maître Stafford. Elle s’avance dans la pièce et s’arrête devant les corps, joue de sa badine pour raffermir un téton, redresse une tête, flatte une croupe ou accentue sa cambrure, soutient un chibre défaillant dans sa pénétration. Elle s’approche d’une fille seule, alanguie sur un canapé dans une alcôve, sans doute droguée, se penche vers elle, la caresse et l’embrasse, s’allonge à ses côtés et l’enlace. DeForest enrage: un loup masque le visage de la belle aux cuissardes, impossible de l’identifier formellement. Elle a défait de son poignet un bracelet orné d’un rubis pour le passer à celui de son amante. La fille est maintenant sur elle, bouche contre son sexe. Un homme cagoulé la prend par les hanches et la pénètre avec précaution. Son sexe brille, ganté d’acier. Il saisit ses cheveux et la force à rester tête baissée, collée à la vulve de la femme bottée. Emma Carter enserre sa tête de ses deux jambes croisées et serre. L’homme donne de grands coups de reins et déchire la fille. Fin de la scène.
DeForest a reconnu la dernière victime mexicaine grâce au rubis. Il a maintenant de bonnes raisons d’aller extirper un mandat à Singleton et de rencontrer Emma Carter.
L’inspecteur allait cogner contre la porte du bureau de Singleton quand Forbes déboula sur lui, la mèche en bataille:
« Viens avec moi, nouveau meurtre, c’est du lourd.»
DeForest avisa Phil Straw et lui fit signe de ramasser son matériel et de foncer avec eux.
Al Forbes ne décoinça pas les mâchoires de tout le trajet. Il fonçait dans la ville, cramait les feux, doublait sur la file d’en face en faisant -trop- confiance à son gyrophare et à la sirène. Il pila devant le bar de Globo en laissant la moitié de la gomme de ses pneus sur la chaussée.
Globo était allongé sur son bar. Il semblait dormir. Son torse et son ventre avaient été ouverts de la cage thoracique jusqu’en dessous du nombril. Les côtes étaient cassées, les organes, cœur, foie, poumons, intestins avaient été retirés et posés sur un plateau un peu plus loin sur le bar. Juste la place nécessaire pour glisser deux têtes réduites à leur place. Les deux têtes qui manquaient chez Carter.
DeForest n’était pas un sensible. Etait-ce l’heure matinale? Le café trop noir qu’il avait avalé sans rien grignoter? Tout lui remonta d’un coup et il eût juste le temps de franchir la porte des chiottes pour se vider. Quand il sortit, Forbes attendait son tour.
Le meurtre de Globo n’était pas en soi une surprise. Ses confessions étaient trop évidentes pour être sincères. Ce qui intriguait DeForest, c’était le mode opératoire de celui qui l’avait dépecé. L’homme avait une réelle connaissance du corps humain, il savait où il fallait trancher, déboiter une clavicule ou un coude, il connaissait les articulations et le point d’attache des tendons. Il maitrisait également l’art de la découpe avec tout le savoir-faire d’un boucher. Cela pouvait ressembler aux mises en scène des meurtres du 8 comme être l’œuvre d’un tout autre détraqué. La vraie question était: Pourquoi avoir éliminé Globo? Gus avait l’intuition que Globo fournissait en filles les soirées d’Emma Carter. Ce n’était qu’une intuition. Il lui fallait en prouver la réalité.
Le front de Singleton virait au rouge. Il se tortillait sur son siège et ramenait sans cesse les pans de sa veste sur ses genoux. Le visionnage du DVD que venait d’amener DeForest le mettait dans tous ses états. L’inspecteur stoppa la lecture:
« J’ai besoin d’un mandat, Chef. A l’encontre Mrs Carter »
Singleton n’avait pas encore tout à fait repris ses esprits. Il se voyait au milieu des filles, notable parmi les notables dont le sexe turgescent exprimait le pouvoir. Il soupira:
« Qui vous dit que c’est elle? On ne voit pas son visage, jamais. »
« Vous oubliez le bracelet au rubis, Chef. »
« On le voit à peine. Trop loin. Et l’image n’est pas très nette. »
« Donc on ne bouge pas. C’est ce que vous préconisez? »
« Je n’ai pas dit ça, DeForest. Revenez dans une heure, je vais voir ce que je peux faire. »
Une heure à tuer. Si DeForest avait été fumeur, il s’en serait grillé quatre ou cinq d’affilée et aurait passé le reste du temps à tousser. L’avantage du tabac, c’est que non seulement ça tue l’ennui mais qu’en plus ça rapproche de la mort. Il n’était pas fumeur, alors il prit un café –pas bon pour le cœur- et se mit à rêvasser devant l’écran de son ordinateur. Un jour, on découvrira que rêvasser devant son ordinateur est nocif pour la santé et une loi viendra limiter à deux heures par jour l’exposition à tous les écrans. A moins d’acheter un appareil très coûteux qui casse les ondes en les faisant passer par de petits trous, une passoire en quelque sorte. Comme il en passe moins, on peut rester plus longtemps. Bref, DeForest était en plein coltard quand Singleton beugla son nom par la porte entrouverte de son bureau:
« Vous avez rendez-vous à 15 heures avec Emma Carter, chez elle. Ce n’est pas une demande officielle, mais je l’ai convaincu de vous recevoir. C’est tout. »
Singleton tendit un papier avec l’adresse de Mrs Carter. DeForest faillit lui demander comment il avait pu la convaincre. Il la connaissait, personnellement? Quels pouvaient bien être les arguments, puissants, que Singleton avait utilisé? L’inspecteur passa sa langue sur ses dents et tourna les talons.
L’immeuble était plutôt haut de gamme. Grand hall avec plaques de marbre, pas de vulgaires boites aux lettres ni même de sonnettes mais un concierge assis derrière un comptoir en bois précieux. DeForest s’annonça:
« J’ai rendez-vous avec Mrs Carter. »
L’homme le toisa des pieds à la tête, tapota quelque chose sur un clavier. Plusieurs secondes s’écoulèrent. Un grésillement, le téléphone. Le concierge décrocha le combiné, il fit “oui, oui”:
« 19e étage, ascenseur B »
C’était tellement chaleureux que DeForest oublia de dire merci.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur un loft dont les seules limites étaient l’horizon et d’immenses baies vitrées. Emma Carter fumait, allongée dans un canapé en cuir blanc qui la portait sans l’engoncer. Elle attendait tranquillement l’inspecteur Gustave DeForest.
« Bonjour Inspecteur, débarrassez-vous. Servez-vous un verre, et prenez place dans ce fauteuil en face de moi, vous verrez il est très confortable. »
La conversation prenait exactement la tournure que DeForest redoutait.
« Je vais rester debout, Madame, avec votre permission. Et je ne prendrai pas de verre, merci. J’ai…quelque chose à vous montrer. Vous avez, je suppose, un lecteur DVD ? Oui, je le vois là. »
DeForest lança le DVD qui s’ouvrait avec la scène du bracelet au rubis. Il laissa défiler les images sans dire un mot.
« Est-ce que ces images évoquent quelque chose pour vous ? Est-ce que vous vous reconnaissez ? »
« Me reconnaître? Mais où ça inspecteur ? Non, ces images me sont totalement étrangères. »
«Parlons de ce bracelet avec un rubis. Vous ne l’avez jamais vu ? Il ne vous a jamais appartenu ? »
« Non, franchement non. L’image est un peu floue et je n’ai jamais eu de bijou aussi… enfin, je veux dire de cette sorte.»
« Vous voulez dire quoi au juste avec « bijou de cette sorte » ? »
« Mais, ce n’est pas un bijou pour une femme comme moi, c’est tout. »
« Un bijou de pacotille, si je comprends bien. Un bijou pour une fille de petite vie. C’est ça ? »
«Oui, si vous voulez » concéda Emma.
« Pourtant ce bijou a été acheté un prix très raisonnable chez un joaillier de renom. Vous connaissez bien Steven Mac Gregor je crois ? »
« Oui »
« Oui comment ? Etes vous intimes ? »
« Oui, on peut dire cela. »
« N’est-ce pas Mr Mac Gregor qui vous a offert ce bijou ? »
« Ecoutez, je ne sais pas. Steven m’a offert et m’offre beaucoup de bijoux et celui-ci ne me dit rien. »
« Admettons. Que savez-vous des soirées privées organisées en ville entre des notables et des filles ? »
« Comme tout le monde ! Je ne prête guère attention à ce genre de rumeur. »
« Vous n’avez jamais participé de près ou de loin à ce genre de soirée ? »
« Non ! Bien entendu que non. »
« Que faites-vous dans la vie Mrs Carter ? Je veux dire de quoi vivez-vous ? »
« Je touche, enfin je touchais une pension que me versait Mr Carter, mon ex-mari après notre divorce. »
« Sa mort vous a bouleversé, j’imagine ? »
« Non, inspecteur, elle ne m’a pas bouleversée. C’est moi qui l’ai quitté. Il était alcoolique et monomaniaque. Ses lubies pour les crânes rapetissés m’inquiétaient. Tout comme sa collection de membres, pieds ou mains confinés dans des bocaux. Brrr, j’en ai encore le frisson. »
DeForest opina du chef pour dire combien il comprenait toutes les turpitudes qu’avait du subir Mrs Carter.
« Avez-vous revu Cade Sullivan depuis que vous l’avez fait brillamment acquitté ? »
« Nooon…Pourquoi l’aurais-je fait ? »
« Je ne sais pas. Il paraît qu’il est en ville. »
DeForest laissa passer une respiration et reprit :
« Et Pat Stone, vous vous souvenez de lui ? »
« Oui, assez bien. Il était jeune avocat et je lui plaisais beaucoup. »
DeForest se leva pour saluer son hôtesse et tout en lui tendant la main pour la remercier de son accueil, posa la dernière question, à la Columbo :
« Jill Perske, ça vous dit quelque chose ? Vous la connaissez ? »
« Non, enfin oui, je crois qu’elle écrit dans le Modern Post, ou plutôt qu’elle écrivait… »
« Vous ne le connaissez pas ? Vous ne l’avez jamais vue ? »
« Nooon. Jamais. »
DeForest prit congé d’Emma Carter presqu’avec regret. Cette très belle femme gâchait son intelligence en ne misant que sur sa beauté ou plus exactement son sex-appeal, auquel aucun mâle ne savait résister.
Il n’avait pas préparé sa dernière question sur Jill. Elle était venue comme ça, par instinct. Les autres réponses ne le surprenaient pas. Emma n’étant pas menacée, il était logique qu’elle nie ou qu’elle dise ne pas se souvenir. Quand même, elle admettait une liaison avec Pat Stone.
DeForest repassa au central. Il fallait qu’il voie Forbes. Il le trouva dans le bureau de Singleton.
« Alors? » lança le Chef
« Rien de bien croustillant. La belle a la peau dure. Elle ne craquera jamais sans les pincettes. »
« Hors de question! Nous n’avons aucune preuve qui permette de la placer en détention. Soyez patients, tous les deux, je sens le fruit mûr. »
Patients? Curieuse réaction. Après avoir exigé des résultats et vite, Singleton jouait le gars cool qui a tout son temps. DeForest prit Forbes à part:
« Qu’est-ce que t’en penses? »
Forbes regarda DeForest un brin étonné. C’était la première fois qu’il lui demandait son avis ! Il fit la moue:
« J’crois qu’t’as raison. Y’a qu’en cellule qu’elle parlera. Singleton ne lâchera jamais de mandat. Il faut trouver autre chose. »
« Oui, mais quoi ? A part trouver des preuves, je vois pas. »
DeForest savait très bien ce qu’il fallait faire mais il voulait que Forbes en ait l’idée.
« Chez elle ? C’est à ça que tu penses ? »
Gus fixa Al avec un grand sourire:
« Tu sais qu’t’es génial, toi ? Bien sûr que les preuves sont chez elle. »
« Je m’en occupe » conclut Forbes, tout à sa superbe de coq.
Gus avait tout juste le temps de faire un saut aux archives revoir Pat Stone, l’homme à la voix sans timbre. Il s’apprêtait à partir quand DeForest le stoppa.
« J’ai vu Emma Carter » commença-t-il.
« Comment va-t-elle ? Belle femme, n’est-ce pas ? Elle vous a dit de vous asseoir dans le fauteuil en face d’elle et a croisé ses jambes, n’est-ce pas ? »
« Oui, c’est à peu près ça. Dites-moi, quand vous…étiez…ensemble, elle était, comment dire, normale ? »
«Qu’entendez-vous par « normale », inspecteur ? »
« Je veux dire votre relation de couple était classique ? »
«Classique ? Qu’est-ce c’est « classique » ? »
DeForest s’enferrait et peinait dur. Il s’élança en oubliant le vide sous ses pieds :
« Je veux dire : aviez-vous des relations sexuelles régulières ? »
« Ah, oui ! C’est ça que vous voulez savoir ? Et bien, je vais vous décevoir inspecteur, ou vous rassurer, peu importe. Nous n’avions aucune relation sexuelle. Et la raison en est assez simple : Emma Carter est lesbienne mais elle n’assume pas son homosexualité. Son père ne l’aurait pas supporté. Quelle meilleure couverture que s’afficher au bras d’un homme et se déclarer célibataire endurcie ? J’étais tellement amoureux d’elle que je m’en fichais à un point que vous ne pouvez même pas imaginer. Emma est une femme exceptionnelle et pour le bonheur de partager cette exception, j’étais prêt à tous les sacrifices. »
«Je comprends, fit DeForest. Mais pourquoi vous être séparés ? »
« C’est elle qui est partie. Pour une femme. »
« Une femme, oui, bien sûr. »
« Une femme que vous connaissez, inspecteur. Elle était très jeune. Elle s’appelle Jill.”
Pat Stone quitta Gus DeForest dans un sourire flottant. DeForest s’était raidi, l’œil vague, le souffle tari. Jill Perske amante d’Emma Carter. Jill qui ne dit pas tout. Jill qui vit avec le lourd passé de sa famille massacrée. Jill, journaliste insolente, qui le maltraite, lui le flic balourd. Jill qui semble lui porter de l’intérêt, mais comment la croire ? Jill dont il est amoureux, oui, il peut le crier, AMOUREUX. Mais comment Jill peut-elle l’aimer lui homme et noir ? DeForest n’avait jamais été aussi désespéré. Des autres, de lui même, de cette chierie qui le cernait et dont il n’arriverait jamais à se débarrasser. Gus était en pleine schizophrénie. Il était l’illusionniste sur la scène et le spectateur dans la salle. Le tour, parfait, virait au fiasco : les ficelles étaient trop grosses, le seul spectateur, Gustave DeForest, se gaussait du prestidigitateur, DeForest Gustave.