10
minutes plus tard, DeForest déboulait chambre 32. La femme de ménage finissait de laver le sol, le lit avait été enlevé, seul un tuyau à oxygène pendait encore au mur. Gus se rendit directement au service des admissions, prit un ticket et dut patienter un bon quart d’heure qu’un couple affolé trouve les papiers demandés par l’agent administratif, “Non, Monsieur, ce qu’il me faut c’est l’attestation d’assurance maladie, un papier vert”. Et le monsieur de renverser le sac de sa femme à la recherche de l’introuvable document.
DeForest regarda son interlocutrice, lui sourit et détacha chacune des syllabes :
« Savez-vous si Miss Perske, chambre 32, a quitté l’hôpital ? »
« Le bon de sortie est de 10h30 »
annona la préposée d’une voix mécanique.
«Ah, elle n’a pas réglé sa télé. 30 dollars. »
DeForest prit les trente dollars dans son portefeuille et les glissa devant lui.
«Elle a dit où elle allait ? »
«1834, Queen Street. C’est tout ce que j’ai. Suivant » enchaîna-t-elle.
Jill gisait à terre au milieu du couloir, appuyée sur un coude, en larmes. DeForest s’approcha d’elle et lui caressa les cheveux.
«Pourquoi m’avoir caché cette relation avec Emma?» chuchota-t-il.
Jill Perske leva ses yeux embués vers Gus et avança une main tremblante vers sa joue. DeForest l’aida à se relever, l’assis dans un fauteuil, sécha ses larmes et attendit que le rythme de sa respiration s’apaise. Il alla chercher un verre d’eau dans la cuisine et après qu’elle ait bu lui tendit son calepin et un crayon. Elle écrivit:
«Histoire ancienne. »
«Histoire ancienne? » dit DeForest. «Peut-être, mais une histoire qui prend pas mal d’importance au vu des événements actuels.»
« Je crois que j’ai été son seul vrai amour.» traça Jill d’un trait hésitant.
«Et pour vous?» s’inquiéta Gus
«Une passade, je ne savais pas où j’en étais.»
« Pourquoi Emma Carter s’affiche-t-elle avec des hommes si elle ne les aime pas vraiment?»
Les doigts de Jill courraient sur le papier:
«Sa manière à elle d’avancer masquée. Un père autoritaire et sublimé, une histoire très compliquée entre eux. Elle n’a jamais voulu tout me dire. Les hommes sont ses jouets et elle en trouve toujours d’assez bêtes pour croire qu’ils vont la changer.»
« Et Cade Sullivan? Que s’est-il passé avec lui? »
« Il est pervers, comme elle. Il rabat les filles, elle joue avec elles, il les tue. Symbiose parfaite: le jardin d’Emma reste secret et Cade trouve l’extase. Chacun se sert et nourrit l’autre.»
« Pourquoi vous êtes-vous tue ? » questionna DeForest.
« Aucune preuve. Juste mon intuition. Les preuves, c’est vous. » renvoya Perske.
A son attitude de matador qui domine le taureau et l’arène, Gus comprit qu’Al Forbes avait péché la grosse info, celle qui vous décore le plastron pour la fin de votre carrière ou vous envoie au rebut parce que vous comprenez, quand c’est trop gros, ça passe pas. Alors il faut tamiser, les lumières, les preuves, gommer un peu, effacer parfois et faire porter le chapeau à de plus petits, là, en dessous. Forbes ne savait pas encore qu’il devrait en rabattre, avaler des trucs bizarres et continuer à sourire. Pour l’instant, il dominait le taureau et l’arène.
DeForest s’approcha de lui en le contournant et lui tapota avec une certaine tendresse l’épaule.
«Ça va, Al? »
On ne pouvait pas faire plus con comme approche.
«De la bombe, Gus! C’est de la bombe! »
Forbes brandissait un calepin noir dans une main et deux ou trois DVD dans l’autre.
«J’ai visionné les vidéos, commença Al comme un pro, on voit tout. T’entends bien: TOUT! Y’a de quoi faire tomber la moitié de la ville. C’est une deuxième caméra, images claires, gros plans et on voit les visages, DeForest, on voit les visages de tous ces mecs! C’est pas beau ça? »
DeForest prit un air admiratif.
« Et le meilleur est là, dans ce carnet. Les noms et prénoms figurent en entier et en face de chacun d’eux, une somme, rondelette. Hein, qu’est-ce t’en dis, Gus? »
Gus DeForest se força un peu pour faire croire à son ébahissement total:
«Je crois qu’il faut aller voir le Chef. Maintenant, il ne peut plus reculer. »
«Un peu qu’il va le délivrer son mandat! »
Les choses ne se passèrent pas comme Forbes l’espérait. Singleton admit que les nouveaux éléments amenés par Forbes étaient troublants. Mais quand il posa la question de leur origine et de leur découverte, Forbes s’empêtra dans une explication des plus confuses. Comment pouvait-il avouer qu’il avait fait appel à un de ses indics, un monte-en-l’air au passé glorieux, pour aller prélever quelques DVD et un carnet dans l’appartement d’Emma Carter?
Singleton savait pertinemment comment Forbes avait obtenu ces preuves. Il savait aussi que les rendre publiques l’exposait à une plainte immédiate pour violation de domicile et de la vie privée. Les preuves seraient à l’instant considérées come non recevables par le tribunal.
Forbes tempêta, pour la forme, mais dut s’avouer vaincu. Il lui fallait repartir à l’assaut d’Emma Carter et tenter de lui arracher la vérité. DeForest savourait cet instant de défaite et d’humilité. Forbes avait besoin d’humilité.
Le week-end arriva sans nouveau meurtre. Un dimanche d’une tranquillité absolue. Le premier de longue date. Quand plus rien ne semble bouger, quand plus rien de ce qui est prévisible n’arrive, alors d’autres événements se produisent.
DeForest reçut un message, glissé dans sa boite aux lettres:
«Je vous verrai lundi à 16h, quai Sud, dock 4, bâtiment H. »
C’était une zone désaffectée, les anciens entrepôts, fleuron de la marine marchande qui remontait le fleuve pour amener à la ville tout ce dont elle avait besoin. Une époque révolue, balayée par les 38 tonnes qui labourent aujourd’hui l’Interstate et la Truck Road. L’inspecteur avait deux hypothèses de rendez-vous: Emma Carter ou Cade Sullivan. Et il penchait plutôt pour la deuxième intuition.
La zone était sinistre. Rien n’est plus désolant que le métal qui rouille. Les immenses hangars, vides, froids, se décomposaient au fil des jours en fines particules de fer qui s’amassaient couche après couche sur le sol. Un sol brunâtre, plein d’excroissances tordues comme autant de plaies que la terre ne savait absorber. Tout était blessant dans ce décor, décor jadis habité par la fureur de l’acier en fusion, le ballet permanent des hommes pour alimenter la forge, décor figé, aphone, décor déformé aux arêtes déchirantes.
DeForest trouva avec difficulté le bâtiment H. Plus de panneau, plus de trace, plus de vie pour lui indiquer un chemin.
Il s’avança jusqu’au milieu du hangar et héla au hasard:
«Y’a quelqu’un? »
Sous un puits de lumière, presqu’au milieu du rectangle, il y avait un siège, vieux fauteuil de secrétaire en skaï déchiré monté sur trois roues pivotantes. DeForest le fit tourner et s’assit. Il attendit peu de temps.
«Ne vous retournez pas, Inspecteur. Regardez droit devant vous. »
La voix, celle d’un homme, était ferme, un peu éloignée, elle venait d’en haut, derrière DeForest.
«Je vais vous raconter certaines choses, inspecteur. Vous allez me poser des questions, 8 pas une de plus. Je crains que vous ne sachiez que faire de mes réponses et qu’elles ne vous servent qu’à combler votre désir de savoir, d’expliquer, de justifier. Je vous écoute, inspecteur. 1ère question. »
Cade Sullivan aimait jouer et DeForest n’aimait pas ça, mais il n’avait pas vraiment le choix. Il posa sa première question:
«Pourquoi tuez-vous toutes ces filles? »
«Par plaisir. Question stupide. Plus que 7. »
DeForest fit la grimace. Une cartouche de grillée:
«Avez-vous des complices? »
« Bien sûr! Vous par exemple: n’allez-vous pas chaque mois abuser d’une de ces filles, comme vous dites? Et si l’une d’elles venait à témoigner, vous dénoncer? Vous voyez, je vous suis utile. »
«Donnez-moi les noms de tous vos complices directs. »
«Bart m’a aidé avec son singe et il a été récompensé. Ce petit manquait d’affection. J’ai du le supprimer, il parlait trop. Globo aussi. C’est une forme d’impolitesse, ces bavardages incessants. Une irrévérence envers ma personne. Ils me devaient tout. Ed Carter, ce n’est pas moi, c’est Emma. Emma, mon instigatrice, ma muse. C’est elle qui m’inspire. »
«Pourquoi avez-vous arrêté de tuer les jeunes mexicaines? »
«Emma…Emma pense que c’est devenu trop dangereux. » dit Cade avec un certain mépris.
«Allez-vous la tuer, elle aussi? »
«Je…je devrais. Oui, je devrais. Plus que 3 questions, inspecteur. »
«Vous vous croyez intouchable? »
«Non. Qu’est-ce qui peut m’arriver? Etre tué à mon tour? J’attends cela avec impatience. »
«Qui sont les notables impliqués dans ces parties? »
«Je vais vous le dire, mais vous ne les coincerez jamais. Mac Grégor. Il finance et couvre Emma. Le géant du béton, Joe Tempelstorn, le vice-président de la Haute Cour, Cyrus Lewis, un avocat influent Ted Clark. La liste est longue, inspecteur. J’ai même vu votre Chef, Joe Singleton, n’est-ce pas? participer à l’une de nos petites soirées. Certains ont des doutes, d’autres se posent des questions, tous sont venus et revenus. Dernière question. »
«Vous espérez la gloire? Les gros titres des journaux? Le panthéon des serial killers? »
«J’ai déjà eu tout cela. J’espérais que vous m’aideriez à trouver une sortie, inspecteur. Au final, c’est moi qui vous aurai aidé. »
Il ne se passa rien pendant plusieurs secondes. DeForest se retourna lentement sur son siège pivotant. Personne. Le hangar était désert. Inutile de chercher, de fouiller. Cade Sullivan avait disparu, évanoui, fondu dans la limaille.
L’inspecteur avait une question de plus, une 9e, une de trop, celle qu’il aurait du poser, la première: Pourquoi uniquement des mexicaines? DeForest connaissait intimement la réponse. Ces filles ne représentaient rien, elles servaient les instincts les plus bas, elles étaient payées et pouvaient disparaître sans que cela gène le moins du monde la vie de la cité. Elles étaient celles qui incarnaient la face obscure, le péché inavouable, la source des plaisirs abjects. Leurs meurtres étaient comme une purification, une absolution, avec elles s’effaçaient les mauvaises pensées, les gestes odieux, les corps sataniques.
Deux mois s’écoulèrent. Les meurtres du 8 ne faisaient plus la Une des journaux chassés par la violence à l’école et une série de tueries à travers le pays. L’heure était au dézingage en nombre, au flingage par hasard, sans motif, avec juste pour idée de faire le maximum de morts dans le minimum de temps.
Le corps de John Craig, l’ex-homme à tout faire de Mac Gregor, fut retrouvé noyé. Il avait sûrement glissé, plus bourré que d’habitude. Jeff Worston avait fini par trouver un nouveau job en redémarrant comme simple rédacteur à 500 kilomètres de là. Pat Stone végétait toujours aux archives. Joe Singleton s’était mis à picoler, son nez avait doublé de volume et bourgeonnait. Il était inquiet. Al Forbes pistait Emma Carter et espérait la coincer en flag, mais en flag de quoi? Officiellement, l’enquête de police était close, l’affaire était maintenant dans les mains d’un juge dont le zèle s’arrêtait à la promesse d’une belle carrière. Cade Sullivan s’était évaporé, plus aucune rumeur ne circulait dans la ville et les filles avaient repris leurs activités normales sur les boulevards (pour les nouvelles et les fortes têtes) et dans les bars (pour les plus dociles). La campagne pour la mairie occupait tous les esprits et libérait l’agressivité disponible. Les homicides étaient en chute libre, les braquages et les casses en augmentation constante: les campagnes coûtent cher. Pour le reste, les colleurs d’affiches des principaux camps s’affrontaient dans des bagarres féroces, le but étant de faire le plus grand nombre d’estropiés chez l’adversaire. Le raisonnement était simple: moins ils seront nombreux, moins ils colleront d’affiches. Pour compenser les pertes, les partis faisaient tourner la planche à billets et recrutaient. Tout cela occupait son monde.
DeForest voyait Jill presque tous les jours. Il y avait entre eux une grande complicité et un après-midi, leur désir l’un de l’autre éclata là, sur le tapis du salon. Gus ne posait pas trop de questions, il laissait Jill dévoiler bribe par bribe les zones d’ombre de son histoire. C’est elle qui avait inspiré à Emma la mise en scène des meurtres selon un soi-disant rite Maya. Cela datait de l’époque où elles étaient ensemble, quand Jill faisait sa thèse sur la civilisation de Mésoamérique. C’est Jill aussi qui avait la première compris et dévoilé les enjeux autour des meurtres des mexicaines. Gus la trouva plusieurs fois prostrée, genoux à terre, accroupie sur les talons, tête dans les mains, visage contre le sol. Jill se reprochait sa liaison passée, son manque de courage à dénoncer ce qu’elle savait ou ce qu’elle pressentait. DeForest tentait de la rassurer, de la réconforter. Parfois elle s’abandonnait dans ses bras, parfois elle le repoussait, le frappant de ses poings en criant. Gus en était effrayé.
10 semaines avant l’élection, les positions se durcirent encore. Le New Report passa le premier à l’offensive et révéla dans une grande enquête les réseaux du maire, David Barrymore. L’article pointait malicieusement du doigt le programme immobilier ambitieux du premier élu et les liens étroits qu’il entretenait avec Joe Tempelstorn, roi du BTP. Le journaliste rappelait que la ville avait dépensé des centaines de milliards de dollars dans une série de travaux dont certains n’étaient pas des plus urgents. La construction d’une nouvelle mairie, verrue de verre, vision d’un architecte obscur, s’avérait impraticable et se dégradait chaque jour d’avantage. Un complexe sportif censé donner à la ville la capacité d’accueil de grands événements restait désert onze mois sur douze. Son seul entretien représentait le coût de la construction d’une crèche de 30 places chaque année. Un schéma montrait les montages financiers et les sous-traitants qui, en toute légalité certes, remontaient à Joe Tempelstorn et sa myriade de sociétés. Le papier fit tellement de bruit que le maire se fendit d’une conférence de presse pour reprendre pied à pied son bilan et rappeler que GBC, l’entreprise de Tempelstorn avait toujours été choisie parce qu’elle était la mieux-disante. Il fit la promesse, s’il était réélu, de limiter à trente pour cent les contrats accordés à une même entreprise sur une année. Tempelstorn, dans la salle, apprécia.
La réplique arriva deux jours plus tard via le Modern Post. Sous couvert de proposer le portrait de chacun des deux challengers à la mairie, l’article consacré à Charlie Stanford était assez loin de l’image du mécène philanthrope qu’il avait mis des années à forger. La légende du médecin, chercheur et aventurier parti à la recherche de nouvelles plantes au risque de sa vie, sa rencontre en plein cœur de l’Amazonie avec une tribu indienne qui l’accueillit pendant plusieurs mois et lui livra ses secrets, les brevets qu’il déposa et qui lui permirent de préserver les territoires des indiens par le biais de sa fondation, tout cela comportait des approximations que le journaliste mettait un malin plaisir à corriger. D’après nos sources, disait l’article, le docteur Stanford a bien séjourné deux ou trois mois en Amazonie, à Coari à quelques centaines de kilomètres de Manaus mais il n’a jamais vécu dans la forêt équatoriale, ni dans une tribu indienne. Là, il a fait la rencontre d’un ethnologue, passionné de pharmacologie. L’homme lui a confié des spécimens rares, récoltés dans la forêt amazonienne et lui a demandé de les ramener à son associé, resté aux Etats-Unis. L’ethnologue est mort quelques jours plus tard emporté par une fièvre foudroyante et Stanford s’est empressé d’oublier sa promesse et a travaillé pour son propre compte. Grâce aux conseils et aux intuitions du pharmacologue, Charlie Stanford a pu mettre au point un antioxydant extrait du guayavi censé prolonger jeunesse et vitalité, un véritable frein à la course du temps. Vendu en gélules, la plante miracle a fait un malheur auprès des peoples et Stanford a diversifié et étendu sa production à travers une chaîne de plus de 250 magasins franchisés. Le journaliste montrait en quelques chiffres que la fondation avait surtout servi l’image de Stanford et lui avait donné la respectabilité de “l’éco-citoyen responsable de sa planète”. Le papier expliquait que le territoire des Indiens n’était ni plus ni moins protégé qu’auparavant et qu’au lieu de leur garantir liberté et indépendance, le commerce qu’ils entretenaient avec Stanford avait profondément modifié leur mode de vie. Avant, ils allaient chercher les plantes pour soigner leur tribu, aujourd’hui ils trimaient toute la journée pour pouvoir acheter tee-shirts, cigarettes ou conserves.
Sur les télés locales, la publique et la privé, les invités politiques se mettaient la tête à l’envers pour la petite phrase, celle qui serait reprise en boucle toute la journée et les seconds couteaux s’aiguisaient les dents au cours de débats sans intérêt en rêvant à la prochaine fois, quand ils seraient de gros poissons.
Le coup fumant vint du Sunny News, propriété de Steven Mac Grégor, qui clairement s’engageait pour le camp Stanford. Dans une interview exclusive, Charlie Stanford livrait sa vision de la ville et de son avenir, un avenir ouvert à toutes les communautés, à tous les groupes, à tous les citoyens ! Les réponses, pesées au trébuchet des communicants, ne manquaient pas de souffle. Les questions, elles aussi suggérées par les consultants du prétendant, n’étaient pas trop méchantes et servaient essentiellement à mettre en valeur le candidat. Stanford frappait très fort en s’adressant directement à la communauté mexicaine, plus de vingt pour cent de la population de la ville, et leur promettait le droit de vote pour les prochaines élections locales. “Demain, on rase gratis” est une formule qui a fait ses preuves. Mais Stanford allait plus loin en révélant avoir adopté une jeune orpheline, il y a une quinzaine d’années maintenant, une jeune et belle mexicaine à côté de laquelle il posait pour une photo de famille des plus glamour. Sans en avoir l’air, Stanford dénonçait le climat délétère qui avait régné pendant de nombreux mois autour des meurtres du huit. Il réhabilitait toute une communauté, redonnait de la fierté aux sans grades, aux petits, aux immigrés, travailleurs des zones grises de la cité. Il n’entendait pas convaincre les classes dirigeantes, la haute, acquises d’après ses spin doctors à Barrymore. Il visait les petites gens de cette ville et surtout les classes moyennes durement touchées par la crise depuis quelques années. Le mot “justice” revenait 12 fois dans son interview et les lecteurs entendaient “partage”, “équité” et “reconnaissance”. Sa fille, Pasha, avait droit à son encadré et parlait de son père comme d’un homme d’une bonté infinie, doux, attentif et toujours disponible. Un rêve de père qui ne s’énerve jamais, montre une patience infinie et dont l’autorité naturelle s’exerce avec harmonie et bonheur. Les communicants n’avaient pas lésiné sur la confiture en pariant que la tartine ne se retournerait pas. Les premiers échos après parution furent très favorables. David Barrymore et son équipe encaissèrent le choc, rude.
Dans ses meetings, Stanford appuyait là où ça fait mal:
«Vous, vous et vous ! clamait-il en désignant des personnes au hasard dans la salle, savez-vous que vous avez pour plus de vingt ans de crédits à rembourser? Et pourquoi? Pour votre maison? Pour votre retraite? Pour vos enfants? NON !! Chacun de vous devra payer toujours plus d’impôts pour couvrir les investissements déraisonnables de votre maire, les placements hasardeux, les dépenses somptuaires. Ces cinq dernières années, David Barrymore, ce sympathique Dave, a multiplié les erreurs de gestion et c’est à vous qu’il adresse aujourd’hui la facture! Mr Barrymore a la folie des grandeurs: 75 millions pour un opéra dont la scène est impraticable, 200 millions pour un complexe olympique qui est la risée du monde sportif, et encore près de 150 millions pour une nouvelle mairie dont la conception, désastreuse, oblige à louer des bureaux pour loger certains services. Mr Barrymore devrait se lancer dans le bâtiment, il a du talent, le talent de dépenser l’argent qui ne lui appartient pas ».
Applaudissements dans la salle.
«Mais ce n’est pas tout. La politique de David Barrymore en matière de sécurité est un échec patent: une augmentation vertigineuse de la criminalité, des vols en tout genre, des agressions en plein jour. Qui peut dire aujourd’hui qu’il se promène l’esprit tranquille dans les rues de notre ville? Qui ne connaît pas au moins une personne qui a été victime d’un vol ou d’une agression? »
Murmures d’approbation dans la salle.
«18 meurtres en 5 mois. Je ne parle que de ces fameux meurtres du 8 qui ont défrayé la chronique et jeté la peur dans nos foyers. 18 meurtres. Un record absolu. Et qu’a fait Monsieur le Maire? A-t-il renforcé les effectifs de police? A-t-il créé des milices volontaires comme le réclamait une forte partie de la population? S’est-il attelé à endiguer ce fléau qu’est la prostitution? A-t-il seulement rencontré la communauté mexicaine durement touchée par ces crimes? Non. Il n’a rien fait de tout cela. Il s’est contenté de quelques phrases de compassion et il est vite retourné dans son bureau. Croyez-vous que cela soit l’attitude d’un homme politique responsable ? »
«Non !!» hurle la salle.
«C’est l’attitude d’un homme qui n’ose pas affronter les problèmes et qui au fond n’aspire qu’à une seule chose: profiter de son statut et de ses privilèges. Voilà qui est le vrai David Barrymore ! »
Salle debout, en délire.
Le premier tour de l’élection donna une confortable avance à Charlie Stanford. Barrymore pouvait compter sur le report de voix de deux petits candidats, sous-marins acquis à sa cause en contrepartie de postes intéressants. Cela ne suffirait pas, il le savait. La dynamique était du côté de Stanford et rien ou presque ne pourrait l’arrêter. L’équipe de campagne du maire reprit les attaques sur les origines douteuses de la fortune de Stanford et le Modern Post fut mis à contribution. Chaque fois qu’un article était censé apporter une révélation supplémentaire, les ventes chutaient de 10%. Au bout de trois papiers, les consultants changèrent de tactique pour parler du bilan et de l’expérience de l’équipe Barrymore face à des amateurs qui n’avaient jamais exercé aucune responsabilité politique.
Le rituel débat télévisé se déroula sur NewsForUs, la chaîne de Mac Grégor. Ce fut un massacre. Stanford dominait Barrymore par son aisance devant les caméras, il ne se montra ni agressif, ni triomphant et dégaina ses flèches les unes après les autres sans jamais se départir de l’assurance de celui qui sait faire face à toutes les situations. Le tournant du débat se situa une dizaine de minutes avant la fin au moment des questions directes entre les candidats. Le tirage au sort avait désigné Charlie Stanford pour commencer:
«Dites-moi, Monsieur le maire, avez-vous eu vent de parties fines qui se seraient déroulées ou se dérouleraient dans notre ville? Des soirées très spéciales réservées à des personnalités importantes? »
«J’ai entendu certaines rumeurs, oui. Et j’ai demandé que l’on vérifie. Je dois dire que je condamne avec la plus grande fermeté ces pratiques, si elles existent bien entendu. A ce jour, aucun indice ni aucune preuve ne m’ont été apportées. »
«Vous condamnez avec la plus grande fermeté? Voilà qui nous fait une belle jambe ! Aucun indice, aucune preuve, dites-vous? Vous n’avez donc pas eu connaissance de la plainte que vient de déposer Viridiana Huertas contre X pour proxénétisme, violences physiques et torture morale? Viridiana est une jeune femme, presqu’encore une enfant, que l’on a forcé à se prostituer. Elle parle dans ses premières dépositions de messieurs en beaux habits à qui elle devait obéir. Je ne peux pas en dire plus ici, mais je tiens à votre disposition le procès verbal complet de l’audition. »
David Barrymore bafouilla quelques mots inaudibles. Son front brillait de sueur.
«Vous m’apprenez cette affaire très grave. La justice doit faire son travail en toute sérénité et les coupables, quels qu’ils soient, seront punis, j’en fais le serment devant vous. »
«Je veillerai à ce que cela soit le cas. »
La fin du débat sonna comme une délivrance pour David Barrymore. Il serra la main de son adversaire et s’enfuit vers sa loge tandis que Stanford s’attardait sur le plateau, souriait aux photographes et se livrait complaisamment aux questions des journalistes.
Charlie Stanford fut élu avec 53,85% des suffrages exprimés.
FIN