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Kaylon, assis sur le grand sofa du salon, observait en silence Alexïne remplir des verres de soda dans la cuisine. Elle s’était changée quelques minutes plus tôt et portait à présent un skinny noir, maintenu à sa taille par deux lacets élastiques entrecroisés, et un haut à fermeture magnétique, coupé un peu au-dessus du nombril, de la même couleur. La mode des années 90 refaisait surface — 2090 bien sûr, et non 1990 –, peut-être parce que les gens tentaient d’oublier ces treize dernières années de malheur, et espéraient le retour de la vie simple et respectueuse de l’égalité des Hommes que l’on menait avant la prise de pouvoir de Darksnow et des intellectualisés.
Kaylon était né en 2093. Il avait grandi loin de la mode, loin de la société, loin du monde, loin de l’enfance elle-même. Il était devenu adulte le jour où il avait commencé sa formation militaire, à l’âge de dix ans. Il avait toujours été entouré d’adultes d’ailleurs, hormis le seul enfant avec qui il avait partagé les premières années de sa vie. Et s’il avait oublié son visage, il savait qu’il existait, même si son père lui avait dûment affirmé qu’il s’agissait d’un ami imaginaire qu’il s’était inventé pour faire face à la solitude. C’était un mensonge. Il le savait, au plus profond de lui.
Son regard fixait toujours Alexïne. Elle était la première femme qu’il rencontrait avec qui il ne semblait avoir qu’un ou deux ans d’écart. Elle était plutôt grande. Une silhouette effilée, des yeux noisette. Les lumières d’ambiance répandaient des lueurs colorées sur ses cheveux et sa peau mate. Coiffée d’une simple queue de cheval, démaquillée, si ce n’était un fin trait de crayon noir sur le bord de ses paupières. Tout en elle lui donnait ce style « guerrière rebelle du XXIIème siècle » propre à sa personnalité protectrice, responsable, espiègle et déterminée. Sans parler de son mauvais caractère…
L’intéressée revint et tendit un verre à Kaylon, interrompant le fil de ses pensées. Elle s’exclama en se laissant tomber sur le sofa :
– Ouf ! Je ne supportais plus de porter cette robe !
– Vous étiez presque méconnaissable avec votre maquillage. J’ai failli ne pas vous reconnaître.
– Je suis obligée de changer d’apparence pour jouer : Alexïne Galaan s’est fait gentiment renvoyer du casino parce qu’elle gagnait trop au BlackSwan. Il faut croire que perdre autant de fric à cause d’une seule potentielle tricheuse leur a pas vraiment fait plaisir… Maintenant, j’utilise de fausses identités et des IP pour passer les scanners optiques du Golden Lion Casino, mais ça tu dois déjà le savoir, pas vrai?
– Des lentilles InvisibilityPass ?
– Je sais, c’est illégal. Comme à peu près tout ce dont ces putains de Big Brains ne peuvent pas tirer profit, jura-t-elle, faisant allusion aux intellectualisés.
– Je me questionnais seulement sur la difficulté que cela doit être de les obtenir, répondit Kaylon, toujours avec son ton calme et rassurant. Ce genre d’objets permettant de contourner la loi est extrêmement rare et coûteux. Comment les avez-vous obtenus ?
Alexïne eut soudain un mauvais pressentiment.
« Et si c’était un détective ou un flic infiltré à la demande du gouvernement ? Il pourrait tenter de nous utiliser pour obtenir des infos sur nos contacts et coincer les gros bonnets du marché noir ?
Mais il serait recherché par toute une escouade de la Spark ? Ça ne tient pas debout. »
– J’ai des contacts… répondit-elle simplement, sans faire transparaitre le fait qu’elle cogitait.
Lower vint s’asseoir à côté d’Alexïne, un verre de soda à la main, son perroquet perché sur l’épaule.
– En parlant de contacts… reprit Kaylon. Je suis là pour vous demander de l’aide.
– On t’écoute, Kaylon.
– Je sais que ce que je vais vous dire est difficile à croire mais… J’ai appris de source sûre que Darksnow s’apprête à perpétrer le plus grand des crimes qu’il n’ait jamais commis…
Alexïne fronça les sourcils. Kaylon annonça avec le plus grand sérieux :
– Pour être concis, il a l’intention de décimer les Belows et les membres de la Junction avec une armée d’intellectualisés.
Un silence pesant s’abattit sur eux. Kaylon reprit la parole :
– Il veut faire disparaitre tous ceux qui sont différents de lui, ceux qu’il nomme les « Inférieurs », telle est son utopie : créer une nation à laquelle seuls appartiendraient des individus issus de l’intellectualisation, des êtres humains aux capacités intellectuelles et génétiques supérieures à la moyenne de l’Humanité. Je suis venu chercher de l’aide pour empêcher que son plan n’aboutisse…
Alexïne se leva d’un bond et braqua une arme sur lui.
– J’en étais sûre ! s’écria-t-elle. Tu es l’un des leurs ! Un mec bien fringué avec un putain de balai dans le cul, une moto Huenteï avec assistance IA, des armes introuvables sur le marché et surtout cette incompréhension totale du second degré qui les trahit toujours !
Kaylon fixa l’arme – qui était une des siennes – les mains levées à hauteur de sa tête.
– Ce n’est pas parce que je suis un intellectualisé que je suis de connivence avec ceux qui vous oppriment, au contraire, je…
– Ferme-la ! Tu es membre de cette secte qui nous méprise et nous menace depuis toutes ces années !
– Je ne fais partie d’aucune secte, Alexïne.
– Tu te crois supérieur ?! Tu penses que ta vie vaut plus que les autres ?!
– Jamais je ne me permettrais de telles pensées.
Alexïne sembla désarmée par le calme de l’inconnu.
– Merde, qui es-tu vraiment, Kaylon ?
– Je suis… hésita-t-il. Je suis le fils de Tenebrae Darksnow.
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“Portrait de Kaylon Darksnow” by Pyhta Johnson
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Alexïne, le regard empli de surprise et de fureur, chargea l’arme.
– Ne tirez pas ! s’exclama Kaylon en levant davantage les mains.
Le canon de l’arme d’Alexïne était à présent en contact avec son front.
La jeune femme le menaça entre ses dents :
– Je te laisse dix secondes pour me donner trois bonnes raisons de ne pas te tuer.
– Un : Je jure de protéger tous les innocents ; deux : Comme vous, je suis épris de justice ; trois: Je ne suis pas mon père.
Alexïne resta perplexe. L’arme tremblait dans sa main. Elle l’abaissa enfin. Kaylon expira lentement. La main de Lower vint doucement prendre l’arme qu’Alexïne tenait, mais celle-ci resserra ses doigts sur la crosse. Il lui chuchota quelques mots en aparté et récupéra l’arme des mains de la jeune femme.
– J’ai besoin d’alliés, Alexïne, insista Kaylon. J’ai besoin de pouvoir compter sur l’aide de quelqu’un. Peu de gens ont connaissance de ces informations confidentielles, nous pouvons encore empêcher ce massacre civil mais pour cela, nous devons faire vite.
L’intéressée resta immobile quelques instants. Elle n’avait pas confiance en lui, mais si ces informations étaient véridiques, des millions d’innocents allaient perdre la vie. Elle ne pouvait se permettre d’ignorer cela. Tant de vies humaines étaient en jeu.
Kaylon reprit, choisissant finement chacun de ses mots afin d’être plus persuasif:
– J’allais être promu commandant de cette armée d’intellectualisés quand j’ai pris conscience de ce qui se tramait à la Tour de Verre. J’ai préparé un plan pour contrer celui de mon père, mais je ne peux pas changer le cours des choses seul. J’ai besoin de rebelles, de guerriers, j’ai besoin de révolutionnaires.
Entendant ces mots, Alexïne entendit cette petite voix au fond d’elle-même lui dire :
« C’est peut-être le début de la révolution que Papa et Maman attendaient… »
Après un instant de silence, la jeune femme finit par déclarer:
– Je sais qui seront nos alliés.
Kaylon la remercia, le regard empli de reconnaissance. Elle ajouta :
– Mais écoute-moi bien, Smartass, t’avise pas de nous trahir, le menaça-t-elle en le foudroyant du regard. Au moindre faux-pas, à la moindre erreur, je te livre aux tueurs d’intellectualisés. Retourne-toi contre nous et je te colle une balle dans la tête, pigé ?
– Compris, répondit l’autre avec sérieux.
« On peut difficilement faire plus clair. »
.
Ainsi Alexïne avait décidé de faire confiance à Kaylon. Ou, du moins, de le croire. La vie lui avait appris à se méfier des autres, surtout quand il s’agissait d’un « Big Brain ». Au fond d’elle-même, elle espérait qu’il ne la menait pas en bateau, premièrement parce qu’il savait assez de choses sur eux pour les faire condamner, elle et Lower, deuxièmement parce qu’elle voulait croire au fait qu’il était une bonne personne.
S’il disait la vérité, il serait un atout de taille pour renverser le gouvernement. Sans parler de son expérience militaire et du fait qu’il connaissait l’ennemi plus que quiconque, son intelligence pourrait être leur carte maitresse comme elle pouvait les mener à leur perte, car si au contraire il se servait d’eux, il y avait peu de chance qu’ils s’en sortent, elle le savait. S’il avait réussi à consulter des informations confidentielles dans les serveurs privés de Darksnow, avant de s’enfuir d’une des tours les mieux gardées des Etats-Unis, puis à les coincer, elle et Lower, à échapper à une toute escouade de la Spark Military Force, et enfin à les convaincre tous les deux de l’aider à trouver des alliés au sein de leurs contacts afin d’empêcher le plus grand massacre civil de l’Histoire, il était loin d’être un simple d’esprit. Il leur faudrait donc être extrêmement prudents et rester toujours méfiants vis-à-vis de cet homme.
C’était Lower qui avait convaincu Alexïne d’aider Kaylon. Il avait écouté la conversation attentivement et sans dire un mot. En tant qu’individu atteint d’autisme, il était normal qu’il ait des difficultés à s’exprimer et qu’il se sente mal à l’aise en présence d’inconnus. Étrangement, Kaylon ne lui inspirait pas les mêmes impressions que lorsqu’il rencontrait quelqu’un pour la première fois ; il y avait quelque chose de différent. Une infime connexion entre eux.
Lower n’avait jamais vu d’intellectualisé avant sa rencontre avec Kaylon. Cela s’expliquait par le fait qu’il était légalement reconnu comme Below, et donc représentant de la catégorie dont les membres étaient hautement méprisés par les Intellectualisés. Ce mépris avait atteint un tel point que le gouvernement avait pris soin de supprimer tout échange direct entre ces deux classes, d’où le rôle de la Junction.
Cependant, Kaylon était différent du modèle d’intellectualisé qu’il avait imaginé. Il lui semblait sage et vertueux, altruiste, humain. Du moins c’était ce que Lower pouvait percevoir en lui. Il lui estimait un QI situé entre 185 et 195. À ce niveau intellectuel, il était tout aussi en mesure d’être leur carte maitresse ou bien de les manipuler à sa guise. Pourtant, le jeune autiste se sentait comme associé avec cet inconnu d’une façon ou d’une autre. Peut-être une sorte de lien spirituel ?…
Alexïne s’était éclipsée dans une autre pièce pour prendre contact avec les mystérieux alliés, laissant les deux jeunes hommes autour d’un repas à base de produits lyophilisés. Depuis quelques années, les produits frais étaient réservés aux familles les plus aisées, soit en majorité les intellectualisés, compte tenu de leur rareté qui faisait s’envoler les prix, tandis que le reste de la population se contentait des aliments standardisés à réhydrater, beaucoup moins chers et moins sains. De plus, le gouvernement de Darksnow avait fait en sorte d’isoler le pays tout entier du reste du monde, fermant les frontières, rendant impossible toute importation pour le compte du peuple – même si certains parvenaient tout de même à contourner les lois, d’où le développement et la prospérité du marché noir partout dans le pays- .
Les deux jeunes hommes se retrouvèrent donc attablés face à face. Lower, qui n’osait lever les yeux vers son hôte, sentait sur lui le regard énigmatique et impénétrable de celui qui lui faisait face. Heureusement, son oiseau était à ses côtés. Le perroquet piquait de temps en temps de la nourriture dans l’assiette de son propriétaire, puis réclamait des caresses. Kaylon porta son regard sur l’animal tandis que sur ses lèvres se dessinait un semblant de sourire.
– C’est un cacatoès rosarin, n’est-ce pas ? le questionna Kaylon, brisant ainsi le silence pesant. Il me semble que ce spécimen est aujourd’hui en voie de disparition.
– …
– Comme la plupart des espèces d’oiseaux exotiques, cela étant…
Lower restait muet, ne levant toujours pas les yeux de son assiette.
– A-t-elle un nom ? persévéra Kaylon.
– Elle… s’appelle Eobie, répondit enfin Lower d’un ton hésitant.
– Elle est magnifique.
L’inconnu approcha lentement sa main de l’oiseau. Presque aussitôt, le cacatoès baissa la tête, exposant son coup et hérissant les plumes de sa collerette, donnant l’autorisation au jeune homme de le caresser.
En voyant Eobie accepter les caresses de Kaylon, Lower se détendit. Si, d’habitude, elle n’était pas des plus amicales avec les étrangers, cet homme ne semblait pas l’effrayer. Il croyait au fait que les animaux pouvaient ressentir des choses auxquelles les humains étaient insensibles. Peut-être avait-elle senti le lien entre les deux hommes ? Peut-être savait-elle leur passion commune pour les oiseaux ?
« Il a des difficultés à s’exprimer et il peine à répondre à mes questions. Ce n’est pas surprenant de la part d’un autiste, mais je dois trouver une autre façon de communiquer avec lui. » pensa Kaylon.
« Obtenir sa confiance absolue est essentiel pour la suite du plan. »
« S’il est mal à l’aise avec les mots, essayons avec les chiffres. »
Kaylon énonça soudainement :
– Une grille de neuf cases de côté, soit formée de neuf carrés formés de neuf cases chacun, soit 81 cases au total. Les cases sont identifiables par les repères suivants : les colonnes sont numérotés de un à neuf en chiffres romains, les lignes sont lettrés de M à U. Tu me suis ?
Lower hocha timidement la tête. Kaylon continua :
– Je vais te donner des chiffres compris entre un et neuf et leur emplacement dans cette grille. Tu vas la compléter mentalement, de façon à ce que chaque chiffre n’apparaisse qu’une seule fois par ligne, par colonne et par carré de neuf cases. Tu as compris ?
Nouveau hochement de tête.
– Voici les chiffres que je te donne : M,II-6 ; M,IV-2 ; M,VII-5 ; M,VIII-7 ; N,I-9 ; N,II-4 ; O,III-2 ; O,VI-5 ; O,VII-8 ; O,IX-6 ; P,I-7 ; P,II-1 ; P,V-8 ; P,VI-6 ; P,VII-2 ; Q,V-2 ; R,III-6 ; R,IV-1 ; R,V-5 ; R,VIII-9 ; R,IX-8 ; S,I-6 ; S,III-4 ; S,IV-5 ; S,VII-1 ; T,VIII-8 ; T,IX-5 ; U,II-5 ; U,III-7 ; U,VI-8 ; U,VIII-6. Tu veux que je répète ?
Lower fit « non » de la tête, déjà plongé dans ses pensées.
– Je te laisse un peu de temps pour…
– 1ère ligne : 8 6 1 2 3 4 5 7 9 ; 2ème ligne : 9 4 5 8 6 7 3 2 1 ; 3ème ligne : …
Le jeune autiste continua ainsi jusqu’à la dernière ligne.
– … ; 9ème ligne : 1 5 7 3 4 8 9 6 2.
« Brillant… » admit Kaylon pour lui-même.
Kaylon avait déjà soumis plusieurs personnes à ce petit test. Toutes étaient des intellectualisés, et aucune n’avait su trouver les cinquantes chiffres manquants en un temps si remarquablement court. Preuve que le résultat de Lower au test VI avait été falsifié. Cela prouvait également que l’autisme n’était aucunement lié à un manque d’intelligence. Chez certains, il était même une marque de génie. Malgré ses difficultés à s’exprimer et à s’intégrer à la société, Lower avait un don pour les chiffres et le calcul, cela allait de soi. D’où ces compétences de programmation et de hacking hors normes. Les langages codés lui étaient bien plus faciles à déchiffrer et à comprendre que pour n’importe quel autre individu.
Lower s’efforçait de comprendre pourquoi l’étranger en était venu à lui proposer ce « jeu ». Essayait-il de mieux le connaitre ? De mieux connaitre ses capacités ? Le jeune autiste était loin d’être un idiot, mais son handicap agissait comme un écran de fumée dans son esprit : impossible de savoir ce que l’individu qu’il avait en face de lui avait précisément en tête. C’est pour cela qu’il décida de s’en remettre à son instinct, qui lui disait d’avoir confiance.
– Maintenant, Lower, reprit Kaylon de son ton impénétrable, je vais t’expliquer des choses fondamentales sur ce qui va se passer durant les prochains jours…
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Alexïne revint dans le salon. Elle fut stupéfaite de trouver Kaylon et Lower assis côte-à-côte sur le sofa, contemplant silencieusement les récifs de corail en images de synthèse qui défilaient sur l’écran holographique. Le grand brun aux yeux vairons caressait le perroquet qui s’était lové dans son cou. Elle frissonna intérieurement. Comment avait-il pu se faire une place chez eux en aussi peu de temps ?
Le temps d’un appel lui avait suffit pour qu’il parvienne à se mettre Eobie et Lower dans la poche. Elle n’aimait vraiment pas ça. Cependant elle se fiait à l’instinct de son frère adoptif. Et elle pensait à cette révolution qu’elle avait toujours attendue. Au fond d’elle, elle voulait que tout cela soit réel.
Lorsqu’Alexïne s’approcha du sofa, les deux autres tournèrent la tête vers elle comme un seul homme. Malgré le malaise qui s’empara d’elle, elle s’efforça de ne pas paraitre troublée.
– C’était Arcadian, lança-t-elle à Lower avant de s’adresser à Kaylon : Il t’a fait une autorisation d’accès exceptionnelle. Cybernatus veut te rencontrer en personne.
FIN DU CHAPITRE
Eh bien cette histoire commence à me plaire.