– 7 h 45, le radio-réveil se mit soudain à trépigner au deuxième étage avec balcon du 145 Boulevard de Magenta, laissant s’échapper un peu trop fort une chanson de Manu Ciao qui passait en boucle depuis quelque temps sur quelques ondes branchées.
D’un geste assuré, Julien tend le bras et met fin aux atermoiements du chanteur excité : Ciao Manu ! Juste le bruit de la rue qui commence à s’animer, des boutiquiers qui relèvent leurs rideaux, découvrant leurs vitrines aguicheuses de boutiques spécialisées. Boulevard de Magenta, une artère entièrement dédiée à la sape et aux mariages bon marché. Pour monsieur, costumes trois-pièces soldés, groles improbables, cravates bariolées. Pour madame des kilomètres de robes de mariées, panties, dentelles, frous-frous… L’univers du kitch pas cher à portée.
Julien habite au 145 depuis quelques mois, depuis son retour à Paris après une escapade au long cours de plusieurs années. Une annonce parue dans le journal gratuit local, la visite de l’appartement, la découverte du quartier à deux pas de la station Barbès et de ses escaliers façon West side story. Julien avait tout de suite signé, le sentiment réjouissant que le voyage n’était pas terminé.
Après des études nées d’une passion communiquée par son père, cuisinier dans une grande brasserie Parisienne et B.E.P en poche, il avait projeté de s’essayer à l’aventure, parcourir le monde, s’émanciper. Son choix était depuis longtemps arrêté : ce serait l’Asie, découverte enfant au fil des lectures d’un magazine de voyage régulièrement abandonné sur la table du salon à la maison et auquel ses parents étaient abonnés.
L’Asie : contrées lointaines, paysages magnétiques, saveurs colorées… Son entrée dans la vie active, dans le monde trop sérieux des adultes besogneux pouvait bien attendre, avant tout : voyager.
Visa en règle, il avait alors pris un billet aller simple pour le Vietnam sans rien préparer. Découvrir, se laisser surprendre, improviser était déjà à ses yeux un programme bien chargé. Le Vietnam pour première étape : Hanoï, Ho Chi Ninh-ville, Da Nang, sans doute y avait il dans ce choix une sorte de fascination pour cette étrange guerre ou tout s’était mélangé, scellée par les nombreuses lectures et les documentaires vus sur le sujet : soldats Américains désabusés, musique rock, contestation, peuples martyrisés… Découvrir ou tout cela s’était passé.
Son périple dura deux ans : Cambodge, Laos, Thaïlande, Birmanie. Deux ans d’horizons insoupçonnés : la mer de Chine, le golfe de Thaïlande… Deux ans d’apprentissage d’un autre possible, de la possibilité de L’AUTRE. Autres façons de percevoir, autres propositions, autres manières, autres habitudes, autres odeurs, autres saveurs, autres façons de cuisiner le quotidien. Deux ans à noter sur son carnet d’autres ingrédients, d’autres proportions, d’autres savoir-faire, d’autres façons d’accommoder.
Et puis, au détour d’un matin, l’envie, le besoin impérieux de rentrer. Peut-être était-il temps maintenant d’affronter la vie, le moment de rejoindre le monde triste et décoloré des besogneux.
– 7 h 45, au quatrième étage sans ascenseur du 6 Rue de l’échaudé. Le radio-réveil se met soudain à chanter, égrenant langoureusement un air incontournable du moment diffusé à longueur de journée sur les ondes nationales.
Lilly rêve ! « Je ne t’aime plus mon amour, je ne t’aime plus tous les jours… ». Il y a dans ces paroles la promesse du jour, la promesse de la douceur, de la complicité de l’autre. Elle s’étire, s’enroule dans les draps. Volupté immense à se laisser bercer par cette voix, à imaginer le corps tendre et bienveillant penché amoureusement sur elle et qui lui murmurerait cela.
Dehors, pas un bruit, rue déserte, les galeristes n’ouvrirons pas leur rideau avant quelques heures. Sans doute de trop longues nuits passées à philosopher entre initiés sur le devenir de l’art contemporain ou la côte à faire monter de quelques créateurs asservis. Les affaires de l’Art, l’art des affaires… Un métier ! Un quartier entièrement consacré au métier depuis que Monsieur Lambert y ouvrit en 1966 sa première galerie.
Lilly est étudiante aux beaux-arts. Lorsqu’elle avait fait part à ses parents de son intention de quitter le calme rassurant de la campagne Angevine pour aller à Paris étudier les Beaux-arts, ce fut comme une déflagration.
Il y eut d’abord l’incompréhension, la peur, puis le refus obstiné d’entendre. À force de discussions vinrent ensuite l’acceptation et son cortège de craintes : qu’allait-elle devenir, seule, jetée dans cet immense tourbillon ? Le métro, les rencontres douteuses, l’hostilité de la ville… Décision fut alors prise de louer un meublé à proximité immédiate de l’école, il fallait minimiser les risques, le loyer était cher mais on y parviendrait. C’était le prix à payer pour la tranquillité.
Après trois ans d’un premier cycle acharné, elle a obtenu haut la main son diplôme national d’art. Première reconnaissance, premiers fruits d’une passion dévorante. Trois ans d’efforts, de joies, de doutes, de déceptions, pour enfin un diplôme d’état mettant fin à toutes les interrogations. La fierté de pouvoir enfin prouver à ses parents que leurs efforts n’étaient pas vains, que la confiance accordée était bien méritée.
Elle pouvait maintenant envisager les deux prochaines années avec sérénité. Deux ans de plus pour obtenir le sésame : le diplôme supérieur qui lui ouvrirait la voie du professorat, son intime ambition.
Lilly rêve. Lilly rêve de corps, elle est depuis toujours attirée, intriguée par la beauté classique de ces sculptures Grecques dévêtues exposées sans pudeur au département des antiquités du Musée du Louvre de Paris. Papier Canson milligrammé, crayon HB et gomme à la main, des heures passées à croquer ces corps de marbre, à les étudier, à chercher la perfection.
– Cela faisait maintenant plusieurs semaines que Julien travaillait comme chef cuisinier dans un restaurant Chinois de la rue de Rivoli. Passant devant, il avait aperçu l’enseigne « cuisine chinoise contemporaine ». Cela l’avait intrigué, il était tout simplement rentré, avait demandé à voir le responsable, lui avait montré ses carnets, fait part de ses voyages et de son expérience. Le responsable avait tout de suite été séduit et après une courte période d’essais, l’avait définitivement embauché, remplaçant par là même un cuistot usé jusqu’à la corde par des années de fritures orientales et autres spécialités et finalement heureux de se retrouver libre, de pouvoir enfin respirer.
Sous l’impulsion de cette nouvelle recrue, le restaurant s’était modernisé, la cuisine très vite transformée, la clientèle ne s’y trompait pas, les bonnes appréciations affluaient sur les réseaux sociaux et il fallait maintenant réserver pour pouvoir caresser l’espoir de goûter aux chinoiseries modernes concoctées dans l’établissement.
– Depuis son arrivée à Paris et le début de ses études, Lilly s’était débrouillée pour se faire embaucher à mi-temps dans une boutique de lingerie féminine rue de Rivoli. Ses parents n’y tenaient pas vraiment, lui assurant qu’elle n’avait aucuns soucis à se faire, qu’ils étaient là pour pourvoir à son quotidien, qu’il suffisait qu’elle demande, ils feraient de toute façon de leur mieux pour l’aider. Elle, de son côté n’aurait qu’à se consacrer pleinement à la réussite de ses études, c’était bien ça le plus important.
Lilly voyait pourtant les choses autrement. Travailler lui permettait bien sûr d’améliorer l’ordinaire, de pouvoir envisager plus de sorties en compagnie de ses amis et lui procurait une certaine autonomie, mais cela lui permettait surtout d’être vivante, adulte, responsabilisée.
Et puis elle aimait par-dessus tout l’ambiance de cette boutique, conseiller les clientes, les voir se dénuder, les admirer, admirer ces corps tous si différents et qu’il fallait choyer, accompagner pour les magnifier. Il n’y avait rien de pervers dans cette démarche, juste une quête du beau, de l’absolue féminité.
– 9 heures, Julien s’affairait derrière le comptoir de la cuisine Américaine, au menu : petit-déjeuner diététique copieux. Il n’était pas à proprement parler sportif, il attachait tout de même une certaine attention à son apparence. Non pas qu’il eût l’obsession de son corps, mais plutôt parce qu’il aimait que l’image que lui revoyaient les miroirs qu’il croisait corresponde en tout point à l’idée qu’il s’en faisait. Il cultivait ainsi sans vraiment y prêter attention un look de baroudeur mondain, barbe savamment mal entretenue, cheveux faussement négligés, regard si possible ténébreux et costumes stricts décontractés. Il était « beau gosse », il le savait.
Sur le mur d’en face, Morgane l’observait. Il l’avait rencontrée un matin, dans la salle d’attente de son banquier, couchée là, sur du papier glacé. Il patientait, attendant l’heure de son rendez-vous, feuilletant négligemment un magazine d’économie sans intérêt, quand au détour d’une page, il était tombé sur elle. Aspect longiligne, robe fourreau noire, air ingénu, regard foudroyant, chevelure détachée, elle ondulait dans l’ambiance feutrée d’un bistrot Parisien. Image noir et blanc, juste un petit cœur rouge « Morgan de toi ! ».
Il avait alors déchiré précipitamment la page, enfouie celle-ci au fond de la poche de sa gabardine, et la peur d’être démasqué, le cœur serré avait rejoint son banquier. De retour chez lui, il l’avait délicatement épinglée sur le mur du salon. Depuis, elle était là, elle l’observait. Elle l’attendait, il en était sûr, il la trouverait.
– 9 heures, Lilly s’est à regret doucement extirpée de la rassurante chaleur de ses draps. Elle flâne, se pose çà et là, butine sans but dans son déshabillé. Elle prend son temps, elle a le temps, elle sirote du bout des doigts son café. Elle croise par intermittence sa silhouette longiligne dans le miroir de la salle de bains, se surprend à la détailler. Peau blanche laiteuse légèrement ourlée, cheveux mi-longs noirs ébouriffés, hanches galbées, petits seins ronds prometteurs perceptibles sous son chemisier, regard profond lancé. Elle aime ce corps, elle voudrait lui ressembler.
Lui vient à l’esprit la silhouette de cet homme aperçu depuis quelques jours à l’arrière des bus Parisiens, mélange de douceur, de mélancolie et de puissance exaltée. Il lui rappelle ses statues Grecques inaccessibles patiemment dessinées au fil des années.
L’inaccessible : » Hugo Boss », une publicité promenée, exhibée depuis une semaine dans toute la capitale. Sur les bus, aux coins des rues, dans les couloirs des stations de métro… HUGO pour elle ! Juste pour elle, elle le sait, il lui fait signe, se penche sur son épaule pour murmurer, il l’attend, ils vont se croiser.
– 12 heures, samedi midi, salle complète, la rue de Rivoli en pleine effervescence. Valse savamment orchestrée, les tickets épinglés par les serveurs fébriles défilent les uns derrière les autres. Les ordres fusent :
– Pour la 2 : wok au poulet soja, nouilles sautées au sésame.
– À suivre : potage Pékinois, crevettes marinées.
– 1 nem au porc, un !
– Pour la 6 : 3 bouillons aux œufs.
…
Julien, en chef d’orchestre talentueux enchaîne les commandes tel un automate bien réglé. Sa fierté ? Faire face, proposer le meilleur, régaler ses clients de découvertes. Lui reviennent les images et les odeurs de ces cantines improbables découvertes au hasard des rues des pays visités, leur extraordinaire capacité à inventer.
Gainée dans sa robe fourreau noire à cœur rouge discret, Lilly est assise, accompagnée. Une amie lui a proposé un déjeuner dans ce fameux Chinois nouvellement refait qui cartonne sur les réseaux sociaux spécialisés et qui se situe à deux pas de la boutique de lingerie. Lilly a dit oui, l’amie a réservé. Lilly jette un œil sur la carte d’un regard distrait, rien ne l’inspire vraiment, le Chinois n’est pas sa tasse de thé. Un serveur s’avance, il vient prendre commande.
– Et pour madame ce sera ?
– Deux œufs au plat !
Le serveur et son ticket déboulent précipitamment en cuisine.
– Pour la 8 : 1 canard et 2 œufs au plat !
Julien relève la tête, quitte un instant ses pianos du regard. Il ne comprend pas. Le serveur s’est-il trompé ? S’amuse-t-il d’une taquinerie potache ? Va-t-il rectifier ? Le ticket reste épinglé est le serveur disparaît. Non, la commande est bien là, il relie : un canard et deux œufs au plat !
Mystérieuse demande ! Venir jusqu’ici, au Chinois, rue de Rivoli, établissement réputé, et se contenter de deux œufs au plat. Une plaisanterie de mauvais goût ? Le signe manifeste d’un client mécontent qui par ce geste voudrait lui signifier l’insignifiance de sa cuisine ? Un concurrent déloyal venu le déstabiliser, lui saper le moral ?
Il en aura le cœur net après le service. Pour l’instant, envoyer ces deux fameux œufs au plat, faire en sorte que le client n’en revienne pas, qu’il n’en ait jamais goûté d’aussi réussis, rester concentré, continuer à diriger la farandole endiablée, ne plus s’encombrer de ces idées.
– 13 heures, service terminé. Julien remise son tablier, il laisse le soin à son équipe de faire disparaître les traces du service précipité. Aller trouver le serveur, le questionner. Oui, le serveur se souvient, une commande comme celle-là, cela ne s’oublie pas. Elles étaient deux, assises à la 8, elles avaient l’air pressé, peut-être allaient-elles travailler. Celle des œufs au plat ? – Aspect longiligne, robe fourreau noire, air ingénu, regard foudroyant, chevelure détachée…
Morgane était passée, elle l’avait trouvé, c’était un signe, elle reviendrait : tout s’expliquait !
Lilly n’aimait pas le Chinois, elle avait par contre fortement apprécié ses deux œufs au plat, elle ne revint pas, ils ne se croisèrent jamais, ils auraient pu s’aimer.