Depuis quelques jours… Une sensation apaisante de légèreté. Enfin soulagé, il se sentait serein. Plus aucun compte à rendre. Fini le réveil tyrannique et les petits-déjeuners pris à la va-vite l’œil rivé sur les aiguilles de la pendule à retarder jusqu’à la dernière minute le moment ou il faudrait se décider : Se lever, embrasser son épouse sur un éternel « à ce soir » ! Et partir travailler. Du vert, rien que du vert, il voyait dorénavant la vie en vert. La retraite venait de sonner.
Cela faisait des années qu’il l’attendait, patiemment, cochant de son imaginaire les mois, les jours qui l’en séparait. Non pas qu’il fût réfractaire au travail, bien au contraire, il était plutôt du genre assidu, perfectionniste. Son patron ne s’y était d’ailleurs pas trompé, l’ayant promu chef d’équipe depuis quelques années ! Un bon ouvrier, discipliné, respectueux des ordres donnés et de l’employeur, consciencieux. Quelqu’un sur qui il savait pouvoir compter.
Non, il était juste fatigué, usé par ce métier difficile qui petit à petit, vous prenait votre santé. Usé de trop de responsabilités. Usé de cette usine et de l’ambiance qui y régnait. Il avait fait son temps, il ressentait maintenant le besoin de respirer, de s’imaginer à l’air libre. Finis les bruits martelés, les poussières de l’atelier ; Du vert partout, des prés à perte de vue sous un ciel bleu frais.
Très tôt, avec la complicité coupable de ses différents instituteurs, Alain avait compris qu’il y avait un problème entre l’école et lui, ou plutôt qu’il n’y avait pas sa place, qu’il se sentait à l’étroit dans cette éducation formatée. Il n’était pourtant pas idiot, il avait soif d’apprendre, il était curieux, il voulait comprendre, mais il ne savait pas pourquoi, ses instituteurs ne s’en apercevaient pas, trop occupés à dérouler leurs programmes prémâchés… Lui ? Il s’ennuyait.
Il passait le plus clair de son temps au fond de la classe, étiquette de cancre assumée collée sur le front. Il ne levait pas le doigt, ne se sentait pas concerné et fixait pendant des heures le tableau noir et les jolies traces de craie colorées laissées là par les élèves appliqués. Il calculait.
Rouages, mécanique et autres technicités, il ne savait pas vraiment pourquoi il calculait, ni même ce qu’il calculait, mais… Il calculait.
Lui revenait en mémoire ce soir de noël ou, découvrant son unique cadeau, il avait ouvert une mallette de « Meccano », de son bonheur à l’exploration de son contenu et de sa fascination pour les pièces de métal laquées jaunes et bleues alignées à la perfection dans leur emballage. Lui revenaient les heures passées à monter, démonter ce casse-tête enchanteur, les précautions infinies à ranger méticuleusement les éléments une fois le jeu achevé, les comptant tous, n’en oubliant aucun.
Sans doute sa vocation était-elle née de ces instants-là, Il était fait pour ça. Mesurer, tordre, souder, assembler, créer de toutes pièces : Il serait chaudronnier, maître du métal. Une carrière entière vouée à faire plier la bête, la dompter.
Les années s’étaient lentement égrenées, il était las de l’odeur de la ferraille, de sa lourdeur, de l’étincelle fauve des soudures aveuglantes, il se rêvait dorénavant en jardinier. Peu de temps avant la retraite, il en avait discuté avec son épouse, ils avaient acheté un terrain à la sortie du village. Ils en feraient un potager, une sorte de havre de paix, une oasis de calme ou tout pourrait pousser. Il y aurait une petite cabane, un poulailler. Les petits enfants pourraient venir y jouer, les grands, eux, se reposeraient.
La saison approchait et l’entreprise était tout de même sérieuse, on ne s’improvise pas jardinier. Il s’était alors procuré un ouvrage spécialisé : “Le potager sans souci”, un guide facile conçu à l’usage les débutants sous forme de fiches pratiques illustrées.
Page 87 : La courgette (cucurbita pepo), “facile à réussir, jamais malade et qui donne une production abondante”. Voilà qui convenait pour un premier essai. Le guide précisait : “faire des trous de 20 cm de côté et de profondeur espacés de 10 cm…” Tout était détaillé et Alain savait calculer.
Dès le lendemain, il se mit donc à l’ouvrage. Avant tout, tracer les allées qui recevraient les cucurbitacées. Dix allées de dix mètres devraient lui suffire pour commencer. Celles-ci tracées, il sema ensuite méthodiquement les précieuses graines : un plant de courgette tous les 10 cm comme préconisé dans le guide. L’affaire était entendue, il fut surpris de la facilité avec laquelle la tâche fut menée. Ne restait alors plus qu’à arroser, attendre et voir pousser. Il pouvait désormais s’occuper de construire la cabane et réfléchir à l’implantation du poulailler.
La aussi il ne fallait rien improviser. Des nuits entières à potasser, tracer des plans, calculer. Deux mois passèrent et un matin : les premières fleurs accrochées aux plantes choyées. D’un jaune d’or, resplendissantes, merveilleuses fleurs que son épouse et lui ne se lassait pas d’admirer. C’était de bon augure, la récolte promettait d’être bonne, les efforts seraient à coup sûr récompensés.
Et les efforts furent récompensés. Quelques jours après, les premières courgettes apparaissaient. Une fois récoltées, elles firent le délice des convives d’un premier repas de famille improvisé dans la cabane du jardin. Chacun repartit avec son lot de cucurbitacées. Alain était fier de sa réussite, heureux de sa reconversion en jardinier, du plaisir pris par sa petite famille à partager.
Le lendemain matin, stupéfaction ! Des centaines de courgettes s’alignaient sur les plantes surchargées. Il lui fallut une journée de travail acharné pour tout récolter. Les jours qui suivirent n’épargnèrent pas non plus sa peine, les légumes poussaient à un rythme effréné. La fatigue et les doutes le gagnaient, il avait pourtant tout calculé !
Son épouse tant bien que mal s’efforçait de tout cuisiner, invitant quotidiennement la famille à tout ingurgiter : Gratins de courgettes, tartes aux courgettes, courgettes aux endives, courgettes au jambon… Il fallait accommoder. La lassitude commençait à pointer son nez, on allait devoir aussi congeler. Mais rien n’y faisait, les estomacs s’épuisaient, les congélateurs débordaient. On pensa alors à en offrir aux voisins. Alain faisait tous les soirs la tournée du quartier, distribuant généreusement la cucurbite maudite. Très vite, cela avait même semblé suspect : Pourquoi tant de générosité de la part d’un voisin que l’on ne fréquente jamais ? Ils finirent par refuser la distribution de peur d’être au bout du compte redevable de quelque service obligé. Il fallait se résoudre à jeter.
La farandole infernale dura tout l’été. Les enfants avaient déserté le jardin et les repas imposés, son épouse avait fini par jeter le tablier, prétextant une mère malade pour s’échapper du guêpier, les voisins eux-mêmes changeaient de trottoir afin de l’éviter. Alain était désemparé.
La saison était passée, les plantes damnées avaient été arrachées. Alain, exténué, avait maintenant le temps de réfléchir à la catastrophe de cet été. Il reprit le livre posé sur une étagère de la cabane délaissée, il voulait comprendre pour ne plus recommencer. S’échappant de la couverture, un petit feuillet tomba alors à ses pieds.
ERRATUM :
Nous prions nos lecteurs de bien vouloir nous excuser pour l’erreur glissée page 87 : Il faut lire espacés de 100 cm et non pas espacés de 10 cm
Veuillez en prendre note et rectifier.
Belle écriture. Et jolie chute, bien qu’on s’y attende un peu. L’erratum est parfait pour rattraper le coup. Bravo.
Merci pour le commentaire
C’est léger et j’aime bien la fin de l’histoire dans ce cadre de nature