Les petites pièces

Je me suis caché derrière la maison, à l’abri des regards indiscrets. Il vaut mieux que personne ne me surprenne. Bien installé, j’aligne une à une les précieuses pièces sur un gros caillou en face de moi. Je les empile, les trie par valeur pour pouvoir mieux les recompter.

Trois pièces blanches de 50 centimes, deux pièces de 10 et quatorze pièces de 5. Le compte est bon : Deux francs quarante. Il y a là le fruit des patientes récoltes que mes cousins et moi avons glanées çà et là.

Après une réunion stratégique de la plus haute importance, c’est à moi qu’a été confié le trésor. Ils me font confiance, et puis, à vrai dire, ils n’ont pas vraiment le choix. Tout à l’heure, je serais bien le seul à pouvoir franchir la porte du magasin sans éveiller le moindre soupçon. En tout cas, c’est ce que nous espérons.

Je remets délicatement les pièces dans la poche intérieure de ma parka et en remonte doucement la fermeture éclair afin d’être sûr qu’aucune d’entre elles ne s’échappera. Le bruit régulier du ZIP me rassure. Notre butin est maintenant en lieu sûr. Je suis pour l’instant digne de la mission qui m’a été confiée.

Je me concentre. Cela devrait aller. Nous avons pensé le rôle et je l’ai répété des dizaines de fois – Bonjour monsieur Jarjat… Et puis, je compte bien sur la mèche blonde bien rangée et ma tête de premier de la classe pour l’amadouer en cas de difficulté.

Je suis prêt. Il me faut maintenant trouver juste un peu de courage. Je contourne la maison, traverse le village tête baissée. J’aperçois le magasin au bout de la rue. Je répète mentalement une dernière fois – bonjour, monsieur Jarjat…

J’ouvre la porte, les clochettes trop bruyantes annoncent mon entrée. Petit regard furtif jeté à la hâte à droite puis à gauche, visiblement, nous sommes seuls. Monsieur Jarjat, juché sur un escabeau, me tourne le dos. Il s’affaire à étiqueter des boîtes de conserve sur une étagère.

– Bonjour monsieur Jarjat,

Il se retourne et descend lentement de son escabeau. Il prend son temps, comme s’il avait déjà tout deviné et qu’il se laissait le temps de réfléchir à ce qu’il devait faire.

– Je voudrais un paquet de Royales Menthol.

Il me regarde d’un air suspicieux, se saisit d’un paquet vert et or, le pose d’un geste froid sur le comptoir et me lance :

– C’est pour qui ce paquet de Royales Menthol ? J’espère que ce n’est pas pour toi !

– Non, monsieur Jarjat, c’est pour ma tatie Claire, c’est elle qui m’a demandé de venir le chercher.

Ouf ! Ma réponse semble le satisfaire.

– Deux francs quarante jeune-homme.

J’ouvre la fermeture éclair de ma poche et déverse bruyamment les piécettes dans le dévidoir en verre prévu à cet effet. Il semble surpris par la quantité de monnaie déballée. Un drôle de rictus se dessine au coin de sa lèvre gauche. Il recompte patiemment la somme.

– Cinquante, cent, cent vingt… deux cent trente-cinq. Il manque cinq centimes jeune-homme.

Il ne me laisse pas le temps de fouiller dans ma poche pour vérifier et verse le tout au fond de son tiroir-caisse.

– Ce n’est pas bien grave tout ça.

Il pousse le paquet vers moi, je l’attrape, le fourre au fond de ma parka – merci ! Je me dirige rapidement vers la sortie. Je sens son regard lourd peser dans mon dos. Allez, courage, encore un mètre est je suis sorti d’affaire.

J’entends alors sa voix sonore.

– Tu diras à ta tatie Claire qu’elle passe dans la journée pour me régler le reste.