I.N.R.I (Le froid)

J’ai parfois la désagréable sensation que je ne sers à rien, que je ne compte pas pour les autres. Depuis qu’ils m’ont installé ici, j’ai beau faire des grimaces, me démener, crier à hue et à dia, faire des petits signes de la main, personne ne prête attention à ma présence. Les gens passent et repassent devant moi sans jamais me calculer, un peu comme si je n’existais pas, comme si j’étais transparent ou invisible. 

Ils sont vraiment ingrats, ils pourraient tout de même prendre un minimum soin de moi avec tout l’amour que je leur ai prodigué. Mes plaies sont depuis longtemps cicatrisées, mais cela, je ne le dois qu’à mon seul courage et à ma ténacité.

Depuis quelque temps au moins, ils ne s’acharnent plus sur moi, ils ne me lapident plus. Sans doute se sont-ils lassés de ce petit jeu trop cruel, ou bien manquent-ils tout simplement de cailloux. Mais, pour être tout à fait honnête, depuis, je m’ennuie.

La dernière fois qu’ils se sont préoccupés de mon sort, ils se sont donné pour mission de me repeindre de la tête aux pieds avec de la poudre aux œufs d’or. Il faut dire que j’étais alors en bien mauvais état. Mon pagne ridicule était depuis bien longtemps trop rouillé et quelques trous épars laissaient percevoir une partie de mon intimité. Mes muscles, d’habitude effilés, avaient perdu en superbe et en fluidité. Ils commençaient à montrer des signes évidents d’affaissement. Des lignes de faille apparaissaient au niveau de mes rotules. On peut dire sans exagérer que je ne présentais plus un grand intérêt.

Ils ont entrepris de me déboulonner délicatement. Puis, ils m’ont déposé à même le sol à côté d’un arbre fruitier. Ils n’avaient rien calculé, j’étais torse nu, je sentais le froid pénétrer lentement ma carcasse fatiguée. J’avais beau marmonner, personne ne semblait s’en soucier.

Ensuite, des femmes sont venues maroufler des morceaux de tissu mordoré sur le pagne troué. Je dois dire qu’à ce moment, je me trouvais légèrement confus. Le frottement doux et régulier du pinceau et les mains expertes qui s’affairaient avaient tendance à éveiller en moi des sentiments que la bienséance m’oblige à condamner.

D’autres pendant ce temps, s’occupaient de la greffe de mes nouvelles rotules. Je pense qu’ils avaient pour cela emprunté les os sur le dos d’un âne mort qui gisait un peu plus loin dans le pré. Du travail d’orfèvre, c’était à s’y méprendre, seul un spécialiste patenté aurait pu discerner la ruse. De toute façon, personne ne s’emmerderait, plus tard, à regarder mes genoux d’aussi près.

Puis, vint l’ultime étape : la peinture. Une très belle poudre d’or, souple, onctueuse, de qualité. Pas moins de trois bonnes couches, bien épaisses, parfaitement étalées, qui permettaient à ma musculature de retrouver de sa superbe. Une laque si brillante que l’on pouvait s’y mirer.

Le travail terminé, il fallut s’y résoudre, ils me revissèrent. Des boulons tout neufs, en acier inoxydable, légers, confortables et fait pour durer. J’ai donc dû à regret rejoindre ma place, quelque peu désabusé. Je les observais du haut de ma croix, ils faisaient la foire, ils s’amusaient, ils s’étaient mis à boire pour fêter la fin du chantier.

Depuis ? Plus rien. Me voilà à nouveau seul, abandonné. À quoi me sert-il d’être si beau s’il ne se trouve plus personne pour m’admirer. À bien y réfléchir, j’aurais sans doute préféré qu’ils m’équipent d’un anorak ou d’une parka, cela m’aurait été beaucoup plus utile par temps froid.