La pelle du 18 juin.
« Dans l’univers libre, des forces immenses n’ont pas encore donné. Un jour, ces forces écraseront l’ennemi. »
Charles de Gaulles
Paris, avenue des Champs Élysées, sous la chaleur accablante de cet après-midi du 18 juin, le chef de l’état ruisselle. Commémoration oblige, c’est jour de défilé. La France se doit de montrer au monde entier sa liberté et sa grandeur retrouvées. Qu’importe la canicule et ses petits inconvénients. Dans ces moments-là, les Français, ou qu’ils se trouvent s’unissent dans l’action, le sacrifice et l’espérance. Tous derrière le président et lui devant.
Debout à l’arrière de la limousine Citroën noire blindée, figé comme un piquet fraîchement planté, il fait face, stoïque, conscient de l’enjeu de l’évènement. Sentant la sueur perler sur son front césarien, il ne peut s’empêcher de penser qu’il aurait tout de même pu enfiler une chemise plus légère.
Le chauffeur de la voiture présidentielle tente péniblement de se frayer un chemin dans le couloir étroit de cette foule venue trop nombreuse. Une assemblée bigarrée et effervescente voulant assister au défilé. Ils sont tous là, les jeunes, les vieux… surtout les vieux, les gens de droite, de gauche, et ceux de travers. Une masse bouillonnante agglutinée afin de saluer la mémoire du grand général. Un peuple à l’unisson, poussé par le sentiment de la nation. Une Gaule raide qu’il ne faut surtout pas décevoir.
Le président le sait, c’est son but, son seul but, alors ce ne sont pas quelques auréoles sous les bras qui pourraient avoir raison de sa détermination. Il songe à cet instant à l’inefficacité du déodorant fraîcheur lavande bon marché qu’il a consciencieusement pommadé sous ses aisselles avant de passer cette chemise décidément trop étriquée.
Le chauffeur respire, enfin soulagé. Il vient de stopper le véhicule présidentiel comme convenu à cinquante mètres de l’arc de triomphe sur le repère prévu à cet effet. Aucun incident à déplorer, une prouesse ! Ce n’était certainement pas le jour d’écraser un fervent badaud, encore moins celui de louper le repère. Cinquante mètres à parcourir à pied, pas un de plus, pas un de moins. La consigne avait été stricte et régulièrement sermonnée, alors, à six mois de la retraite il n’allait pas tout gâcher.
Cinquante mètres qui permettaient au chef de l’état d’afficher à tout un peuple sa sympathie et sa proximité.
Descendu de la berline, le président dégoutte. Il prend son temps, savoure sa notoriété. Il s’avance maintenant avec calme et sérénité vers le symbolique monument, soulagé du poids de la gerbe à déposer par deux officiers méritants sortis pour l’occasion du confort de leur casernement. À ses côtés, en léger retrait (c’est tout de même lui la vedette), la première dame, discrète dans un tailleur Chanel rose du meilleur effet. Poussées par une douce brise, des effluves lavande mêlée de senteurs sueur salée la transpercent d’un dégoût qu’elle ne doit surtout pas révéler. Sourire mécanique, petite main agitée, elle suit l’édile. Il faudra à tout prix penser à changer ce déodorant bon marché.
Côté droit, uniformes impeccables, plantés comme les arbres d’une chênaie bien ordonnée, la cohorte des anciens combattants, dos courbés sous le poids de cruelles médailles chèrement gagnées qui font fi de la fragilité de leurs fiers porteurs fatigués. Le président s’arrête un bref instant. Lui reviennent à l’esprit ses jeux d’enfant, ses amusements, lorsqu’il était le héros autoproclamé d’affrontements sans merci menés courageusement contre des ennemis imaginaires qu’il avait tôt fait de terrasser.
Côté gauche et pour la première fois (à n’en point douter la dernière), s’alignait un escadron de la première brigade des secoureurs Alpins, rangés bien raides, vêtus de leurs vareuses blanches, bérets vissés fermement sur les têtes rasées. Ceintures et bretelles noires venant surligner le tout amenant à l’ensemble un certain bon goût. À leurs pieds, leurs toutous rendus dociles par des kilos de sucre avalés, toujours prêts à sauver l’imbécile aventurier noyé par son inconséquence dans la poudreuse immaculée d’exploits mal calculés.
Rendre hommage aux Rintintins ! Une idée saugrenue de l’épouse du président. Madame appréciait la compagnie des animaux et particulièrement celle des chiens. Ils avaient longuement débattu de l’utilité de leur présence sur les Champs-Élysées. Monsieur argumentant avec conviction de la peur maladive que lui inspiraient ces petites bêtes aux canines acérées. Il avait enfin fini par comprendre, il n’y pourrait rien. Discussion interminable, prises de parole, démonstrations, madame avait de toute façon l’intention ferme de garder raison : le défilé aurait des chiens.
Martial, circonstance oblige, après un salut fraternel aux anciens,le président poursuit son chemin, la tête légèrement de côté, évitant ainsi la vision cauchemardesque de la meute sucrée des bergers allemands. Les cinquante mètres enfin parcourus, il fait déposer la gerbe parée des couleurs nationales sous l’arc de triomphe par les deux méritants décasernés.
L’heure est grave, l’instant solennel. Plus un bruit, le silence, une foule entière muette et unie par l’émotion. Juste le cliquetis incongru du sabre d’un garde républicain fatigué, peinant à rester au garde à vous et sentant monter les fourmis dans ses bottes. L’élu s’avance, regard porté haut de circonstance. Le mocassin verni André made in France de son pied gauche vient à ce moment précis glisser sur la déjection inopportune posée là quelques instants plus tôt par l’un des traîtres teutons canins.
PATATRA ! Oubliant l’honneur, livrant le pays à l’incertitude, cédant à la panique, le président s’écroule dans le sacrifice. La patrie est en danger de mort. Une pelle mémorable le jour de l’appel. Cependant, rien n’est perdu, les deux méritants relèvent prestement le chef de l’état. Le gouvernant emmerdé, reprenant ses esprits à défaut de sa superbe ne capitule pas. La France, debout, a perdu une bataille, mais la France n’a pas perdu la guerre. Luttons tous pour la sauver.
Vive la France !
Selon un certain Jack London cela ne serrait il pas le fameux appel de la forêt au final ?
C’est bien possible. Il y a des circonstances ou la forêt …