En cette nuit d’août 1943, la lune éblouissait piteusement les trottoirs cadavériques de la vieille cité française qui avait vu naître et enterrer le poète Arthur Rimbaud. Prélude mortifère, pour des gens persécutés, dont l’avenir s’annonçait aussi invivable que la veille…
Bien qu’il se préparât visiblement à expulser vers l’ouest, des limbes assassines, que tentait encore d’asphyxier la moiteur environnante, hélios semblait en mal d’inspiration. Mais comme à chaque fois, sitôt l’ombre gommée, il allait pourtant darder d’autres lances, en direction des pires stigmates que la guerre mondiale infligeait à la face affligée d’une planète sauvagement endeuillée.
Ici et là: témoignant des restes naïfs d’une civilisation exsangue, y croyant moins qu’ils ne s’accrochaient encore malgré l’horreur bien trop visible de partout, mais s’attachant à sauver l’idée d’un improbable dieu d’amour, des vivants égarés allaient bientôt se lever, se laver et se vêtir. Il leur convenait d’honorer comme il se doit ce jour-là. Même s’il s’avérera bientôt fatidique pour quelques-uns d’entre eux. Alors ils avaient pris sur eux de perpétrer comme on peut le culte anniversaire d’une conviction moins nationale que religieuse. Laquelle se montrant pourtant de moins en moins salvatrice.
« C’est l’anniversaire de l’assomption de Marie » avait proclamé Eugenio Maria Giuseppe Giovanni Pacelli, élu pape le 2 mars 1939 sous le nom de Pie XII…
Et cela se fit… Malgré toute cette haine matériellement visible, et mondialement colportée par le comportement diabolisé de beaucoup des peuples d’humains de la terre. Alors même que Satan parvenait à en vivre viscéralement !
L’ange ténébreux existait à la fois par eux et parmi eux. Puisque comme eux: il était lui aussi maculé de tout ce sang noir que l’on chaulait comme se blanchira, dix-huit ans plus tard, à Berlin, le mur de la honte, ou encore celui de Gaza, en l’an deux-mille-huit.
Mais rien pour autant ne saurait véritablement s’oublier…
Et puisqu’on ne savait plus de toute façon où enfouir la haine, sinon qu’en prenant le risque d’exacerber l’esprit d’autres démons encore plus innommables que leur leader… Le sol s’étant lui aussi vampirisé… L’on avait finalement accepté de tout laisser se fondre dans la cendre, parmi les gravats d’une éternité rendue poisseuse du sel de ses propres torrents de larmes horrifiés.
En se mêlant peu à peu à des haillons épars, les restes déchirés de quelques nues lourdes de conséquences, se montraient hésitantes à se laisser tirailler encore. Au sein d’elles, des rais projecteurs s’insinuaient telles des langues de vipères qui renifleraient le ciel depuis la terre. Elles s’ingéniaient à le fouiller comme s’il s’agissait d’une gueule entrouverte. Allant jusqu’à démontrer au-delà de ça et de là, que cette monstruosité monumentale émanait bien d’hommes plus que jamais prédateurs d’eux-mêmes.
En bons techniciens porte-flingues, certains opérateurs allaient même jusqu’à éclairer de morbide, les visages exsangues que laissaient encore voir des millions de gisants. Lesquels étaient tombés au champ d’impudeur, pour servir les ambitions de quelques fous furieux commandeurs.
Il ne se faisait plus de doutes que ces pauvres spectres frères, avaient été conçus de chair à canon. Désormais en décomposition, ce n’était plus que cadavres, tristement allongés dans la fange, pareils à autant de « Dormeurs du Val » couchés parmi ces « glaïeuls pourpres » que constituaient leurs propres restes déchiquetés et sordides.
Pourtant, si l’astre d’argent y participait à sa manière, par le renvoi-miroir d’ondes lumineuses, qui finalement, se révélaient néfastes. C’était pour mieux informer le ciel des rejets excrémentiels qui semblaient directement issus du ventre-pourri de notre planète tellurique. La renvoyant à ses légions de satanés humains disséminés par le reflux nocturne d’un vomissement plasmique. Celui diffus de Séléné, et que lui procurait une étoile qui au demeurant en avait vu d’autres…
C’est ainsi que la vie tentait d’éclore encore. Vautrée dans un sol aussi cratérisé et poussiéreux que celui de l’astre qui ne maquillait plus rien. Ne réussissant guère, à l’aide de ce peu d’énergie à la fois indiscrète et vaguement complice, qu’à ranimer la flamme humaine de quelques errants résistants. Pauvres hères, censés représenter ce qu’il restait des êtres pensants. Survivants improbables, car confondus qu’ils étaient avec l’ombre qui se terrait comme eux dans les profondeurs occultes de Gaïa.
Forme faible et dérisoire, recroquevillée entre les mains gantées latex d’une sage-femme fatiguée, un petit être au teint bleu venait de paraître. Pauvre corps inanimé, dont le mutisme ne promettait guère.
Au dehors du bâtiment administratif, un peu de l’atmosphère faussement complice du génocide généralisé s’était mis à valdinguer dans la turbine égosillée d’une sirène angoissée. Tandis que par le Sud-Est on percevait, inexorable, le son d’un vrombissement assassin qui s’amplifiait déjà.
Presque entièrement conçu à partir de métaux meurtriers, l’essaim monstrueux naviguait au jugé. Parcourant un ciel qui serait bientôt chirurgicalement dépecé par les faisceaux lumineux d’indécents cyclopes. Projecteurs insidieux, sournoisement accouplés à des gueules d’acier toutes prêtes à cracher les obus meurtriers de la défense contre aérienne…
Derrière les fenêtres aveuglées, chacun retenait son souffle. L’on se comportait comme si l’on voulait à la fois singer le nouveau-né, à présent exsangue, en appelant comme lui au silence. Histoire de se protéger, par dérision, d’un ennemi qui vous cherche…
On pouvait encore entendre à ce moment pré apocalyptique, le bourdonnement maladroit d’une mouche à viande. Elle s’était lamentablement fourvoyée derrière l’occultation de toile noire de la baie vitrée. Cependant que les bords mal ajustés laissaient tout de même filtrer, épisodiquement, l’éclaboussure mortelle des lumières artificielles de visée qui œuvraient déjà en direction du ciel.
Étranger à tout cela, l’insecte au corps infect continuait de se ruiner les ailes sur les vitres désobligeantes de la grande fenêtre. Elle avait été entièrement grillagée de l’extérieur. Par précaution.
Le petit être à la peau fripée s’était-il trop obstiné à vouloir rester dans son monde aquatique? Celui chaud et protecteur du ventre d’où il venait… Il refusait d’instinct qu’on le sépare du placenta nourricier de la mère. Croyant surseoir, peut-être ainsi, à la colère d’un horizon de plus en plus déchiré par la mouvance zébrée des nombreux pinceaux blancs de la DCA. Lesquels, projetant une énergie élancée qu’il était aisé de juger plus inquisitrice et froide qu’un rasoir sidéral, disséquant la peau fanée d’un soleil mourant.
Près de la table d’accouchement, la triste clarté d’une lampe à carbure, visiblement éméchée, avait trop modestement remplacé la lumière de la lampe à iode. On l’avait promptement éteinte pour la circonstance. C’est alors que chacun ici semblait vaciller dans son ombre gênée. Tandis que ce qui restait d’un ciel de nuit cruellement lacéré dans ses haillons déchiquetés se mit subitement à vomir de l’acier. Confirmant l’absurdité humaine, puis se concrétisant au sol par un ouragan de feu. Son souffle dévastateur entreprenant de véhiculer partout de la poussière étouffante autant qu’à projeter en tous sens les gravats des maisons éventrées…
Dans le local encore debout, étonnamment intact, l’urgence d’un choix stratégique devenait incontournable. Il convenait certainement de quitter au plus vite la salle d’accouchement, lieu devenu précaire, afin de rejoindre un abri plus sûr. Alors, une main impatiente gifla les fesses du petit corps inerte, et le visage bleu s’anima enfin. Ouvrant une bouche capable d’engloutir la lune… Le bébé aspirait du même coup un peu de l’air moite environnant… Mais la douleur consécutive à cette bouffée, pourtant insuffisante d’oxygène, fut ressentie par l’enfant de manière si atroce que ses pauvres poumons, alors qu’ils avaient enfin consenti à se déployer, se contractèrent aussitôt sous l’effet inévitable d’une abominable sensation de brûlure. Pareille à une déchirure interne. Absolument insupportable.
Naturellement, le nouveau-né se mit à hurler… Tout en prenant radicalement l’aspect rubicond de la vie dans la colère.
De l’autre côté des murs abasourdis, les instruments démoniaques de l’apocalypse venue des hommes faisaient leur sale boulot. Les bombes incendiaires déclenchant des feux grégeois. Puis ce fut le jaillissement, trop proche pour ne pas être révélateur, d’une lumière aveuglante: immédiatement suivie du souffle qu’accompagnait le vacarme d’une violente explosion. Et l’on vit se lézarder les murs en même temps que se crevait en partie le plafond du dispensaire. Il commença de s’effondrer par plaques entières dont une pulvérisa l’armoire de verre renfermant les accessoires opératoires stériles, en même temps que les vitres brisées de la grande fenêtre s’éparpillaient à l’intérieur en des dizaines d’esquilles, aussi coupantes que des bistouris :
– Ça n’est pas tombé loin ! fit une voix aiguisée par la peur…
Cette inutile précision de la Sage-Femme était assortie d’un sinistre augure qu’elle ignorait: un éclat de l’énorme bombe américaine, tombant sur Charleville-Mézières à côté de sa cible, venait littéralement de décapiter la marraine désignée de Lucien. Celle-ci, qui avait pris la décision fatale de traverser sa cour, dans le but de rejoindre l’abri le plus proche, s’était précipitée d’un pas inéluctable à la rencontre d’une mort violente qui l’attendait sur le pavé.
Et c’est ainsi qu’émergeant à son tour, mais quatre-vingt-neuf ans plus tard que le turbulent Arthur Rimbaud, Lucien était né sous les bombes, à deux pas de l’ex-rue Thiers de Charleville-Mézières…
Autobio… Bombe…
Il y a toujours un partie de nous dans nos écrits… (sans quoi: où serait l’originalité?)
Ainsi, je n’ai pas choisi le prénom Lucien par hasard, bien au contraire, puisqu’il figure en bonne place sur mon acte de naissance.
Merci doc no, pour ta lecture assortie d’un commentaire encourageant