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– T’es bien songeur d’un seul coup. Tu as déjà trop bu ?
Son à-peu-près-ami le tira de sa rêverie.
Frédéric avait toujours connu chez Condé cette inclinaison pour ces décrochages régionaux imprévisibles et mélancoliques. Malgré l’ amitié qu’il éprouvait pour ce parangon d’écrivain noir et cruel, il ne pouvait se débarrasser du doute quand à la réalité de ses errances astrales. Au début de leur relation, alors que tous deux n’ étaient pas tout à fait entrés dans la trentaine, et que le choc qu’avait produit chez Frédéric Favre ce manuscrit qui resterait la plus grande rencontre littéraire de sa vie allait bouleverser leur existence à tous deux, la vie était subitement devenue brûlante et exaltante, pleine des promesses les plus folles. Et il avait toujours estimé que ces instants d’ envol, comme il aimait alors à les appeler, étaient le signe, voire même la rançon d’un esprit toujours bouillonnant, constamment en alerte, s’interrogeant, se questionnant, se torturant même jusqu’à s’en échapper de la réalité, fuir pour prendre l’air dans les méandres tordues d’une intelligence tellement supérieure. La marque du génie en somme. Mais après tout ce temps, il ne savait plus où était la sincérité et où commençait la posture dans ces grands airs qui ressemblaient de plus en plus à de l’affectation.
C’est vingt-quatre ans auparavant que Frédéric avait rencontré Chloé, sa Chloé, et en était immédiatement tombé amoureux comme personne. Cette femme allait lui permettre de réaliser son rêve de fonder une famille. Mais Alexandre avait d’autres rêves en tête. Bien plus grands, beaucoup plus nobles, autrement plus ambitieux. Alors Frédéric s’était éloigné du désordre outrancier bruyant et appuyé de la vie que son ami s’évertuait à vouloir mener pour complaire à son image de nouveau rebelle iconique, solaire et destructeur.
Pourtant, la première fois que Frédéric avait rencontré Alexandre, il avait été très déstabilisé par cet écrivain inconnu: Alors quoi ? C’est donc cela ? Ce n’est que ça ? Ce génial magicien des mots, cet incroyable sorcier du verbe, cet enchanteur des tréfonds les plus noirs du cœur des hommes, c’était ce grand vieux-garçon, timide, maladroit et mal dans sa peau ? Néanmoins, en discret mais compétent observateur de l’ âme humaine, Frédéric Favre avait su voir que le génie perçait chez cet individu. Qu’une colère intérieure et une acuité surnaturelle couvaient en cet homme, et comme il ne parvenait pas -ou n’osait pas encore- l’exprimer verbalement, celles-ci se traduisaient par une littérature violente, poétique qui allait confiner au grandiose. Leur amitié, enfin leur quasi-amitié, fut immédiate. Dès les premiers instants de conversation.
Et dès les premiers instants de conversation, Frédéric perçut aussi que ce jeune homme décalé, ce fragile prince des nuées possédait malheureusement un potentiel à brûler ses ailes de géant s’il ne prenait pas garde aux chimères que déploie la célébrité afin d’attirer ses enfants pour mieux les dévorer.
Et ainsi, à la différence de son ami, Alex choisit de vivre une vie invivable pour rester visible.
Maintes fois ils s’étaient opposés, en premier lieu sur le choix de vie « terriblement banal et d’un ennui assourdissant » (sic) qu’avait fait Frédéric, puis ensuite sur l’ errance dans laquelle s’enfonçait Alexandre, plus talentueux à faire parler la poudre que la plume. Le reste avait suivi. Favre, malgré le sentiment de bienveillance qui animait cet homme affable, mesuré et constant, qu’on pouvait juger à tort falot et effacé, ne pouvait faire abstraction de la vérité : son ami s’était gâché.
Et alors que les années s’écoulaient, l’ immense talent de son cher Alexandre semblait lui aussi s’ écouler au fil de productions de plus en plus faciles ou évidentes, voire jusqu’à se trahir, puis se tarir.
Jamais bien sur il ne lui dirait, jamais il n’avouerait que la dévotion qu’il lui vouait était en partie feinte. De l’admiration, il en avait eu au delà de toute mesure pour le génie qui avait enfanté le plus grand roman qu’il ne lirait jamais. Mais il en avait sensiblement moins pour l’arrogant prétentieux qui, nonobstant sa toujours très haute estime de lui-même, n’était qu’à un cheveu du moment où le raté de trop vous condamne à en devenir un.
Mais il savait aussi qu’ Alexandre aimait s’entourer de gens qui l’admiraient, que son orgueil en avait besoin, alors pour que son ami ne puisse pas s’attarder sur le regard désabusé que lui portait son presque-ami, ce dernier, par bonté d’âme s’évertuait de temps en temps, à dose homéopathique mais curatrice à rallumer une faible étincelle de celui qui avait été le Grand Condé.
Le temps ayant lissé les conflits et adoucit leurs rapports, il lui resterait fidèle jusqu’au bout.
… Même s’il s’était senti un peu minable de ne pas l’avoir invité aux deux derniers raouts intellos du moment. Il ne savait même pas pourquoi il ne l’avait pas fait. Il ne se disait pas qu’il ne voulait pas être vu en sa compagnie, ni qu’il buvait trop dans ce genre de rencontre et qu’un jour il lui ferait honte en créant un esclandre (et là il faudrait, hélas, répondre à la question lancée à la cantonade : Mais, merde quel est le con qui a invité ce connard ?) ni non plus qu’il ne supportait plus cette morgue cynique tellement inappropriée venant de lui, non ce n’était rien de tout ça. C’était pire.
C’est seulement qu’il n’ y avait pas pensé.
Alors, rongé par le poids de la culpabilité, il essayait de se rattraper ce soir.
La pièce tardait à se mettre en scène, il y avait déjà une demi-heure de retard, ce qui n’était pas inhabituel dans ce type d’ événement. Pour passer le temps, les deux compères devisèrent gaiement -ou pas, au contact d’autres convives -ou pas. Il fallait aussi un peu plus manger et boire pour oublier l’attente. .
Alexandre constata qu’ avec les minutes qui filaient, la nourriture tendait à s’épuiser. Heureusement, il restait suffisamment à boire. Tenir le coup en levant le coude. Il s’y appliqua malgré les conseils de modération venu de Frédéric.
En voyant son ami abuser des spiritueux, Favre fut comme pris d’une étrange sensation, d’un mauvais pressentiment. Ce n’était pourtant pas la première fois, loin de là, que son Alexandre était sous l’ empire de l’ alcool, mais l’ attente du spectacle qui dépassait maintenant l’heure ne faisait qu’ énerver celui-ci, et son énervement devenait autant crispant pour les autres qu’ arrosé pour lui-même.
Alexandre continuait de dispenser à tout-va les traits d’esprits mais ceux-ci n’ étaient plus aussi inspirés qu’au début de la soirée, ils étaient faciles, un peu rustauds, voire à la limite de la vulgarité parfois et ne faisaient plus sourire grand-monde, à l’ exception de Romuald Giraudet, un pilier de bar de toutes les occasions où on pouvait se servir à boire jusqu’à la cuite avec un alibi culturel. On l’ invitait uniquement parce qu’il était un généreux mécène du monde des arts. Étonnamment, alors qu’il était réputé pour avoir la plus grosse descente de tout Paris -et sans doute d’ailleurs- toute sa fortune n’avait pas été dilapidée en piquettes et apéros et il lui en restait assez pour en faire profiter les jeunes artistes. Il faut dire aussi pour être honnête, qu’étant immanquablement présent à tout événement du moment qu’il y eut à picoler, et il ne payait jamais ses coups.
Dans cette soirée qui s’éternisait sans que rien ne se passe, il s’était pris d’ une amitié soudaine pour Alex et tous deux ricanaient de plus en plus bêtement, surtout Condé. Car Alex était loin d’avoir l’endurance éthylique de son nouveau compagnon d’armes qui aussi incroyable que cela puisse paraître, n’avait jamais en vingt ans, même blindé comme un tigre (le char pas le fauve, car il était très éloigné d’une quelconque grâce féline), provoqué de scandale, et avait réussi à relativement toujours se bien comporter. Il n’ était pas sûr du tout qu’ Alexandre en soit capable, il parlait fort, prenait à témoin, voire à parti des personnes qui se regardaient d’un air autant entendu qu’ atterré. Il mettait à mal sa réputation et même était en train de détruire toutes les ondes positives qu’il avait engrangées plus tôt ce soir… Toute l’histoire de sa vie, pensa amèrement Frédéric.
Alexandre, outrecuidant, pensait avoir des choses à dire, et pire que cela, pensait que les autres avaient à les entendre.
– Et bien dis donc, dit-il un peu trop fort en grimaçant, ce mec, il a pas encore eu un seul spectateur à son opéra, pas même un seul rappel, qu’il nous fait déjà attendre comme une diva…
Il marqua une pause, attendant des rires à sa bonne blague, mais ne recueillit que des sourires embarrassés, à l’exception de Giraudet qui s’esclaffa en toussant son whisky, mais habitué à une longue pratique, n’en recracha pas une goutte. Néanmoins, en homme du monde avisé, il commença de s’éloigner afin de ne pas être associé à cet olibrius qui ne tenait pas l’ alcool.
– Non mais c’est vrai, s’entêta Alexandre, vous croyez pas que…
Il n’acheva pas sa phrase. Frédéric l’empoigna par le bras et le dirigea manu-militari vers les toilettes, Alexandre tituba en essayant de garder de sa main libre, du bras qui n’était pas prisonnier de l’ étreinte de son presque-ami, un plein verre de Manhattan.
– Arrête Alex, je t’en prie ! Viens te débarbouiller aux toilettes, et arrête ce cirque !
Alexandre allait encore un fois répondre par une pique qu’il jugeait fort spirituelle mais à nouveau il n’en eut pas le loisir. En gesticulant, il venait de bousculer assez violemment quelqu’un. C’était Flanconnade. Celui-ci le dévisagea interloqué tout en frottant son épaule douloureuse et ayant repris ses esprits, lui asséna :
– Dis-donc, Condé, t’es déjà arrivé bien arrosé au théâtre alors t’ aurais peut-être du en rester là…
Suivit un joli petit sourire courroucé.
Alexandre allait à nouveau rétorquer un trait qu’il jugerait redoutable quand il se figea.
Flanconnade n’ était pas seul. Le petit ricanement qui avait suivi la boutade agacée de Flanconnade, cette mesquine musique irritante, Alexandre l’aurait reconnue entre toutes…
Alors comme surgissant de l’ombre, apparut Falguières.