Le Grand Condé chapitre 1

12 mins

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                                   Ce 25 Septembre en début de soirée, quand Condé monta dans ce véhicule, il était loin de se douter quelle serait sa réelle destination finale. Il ignorait que cette banale berline bleutée allait l’emporter indirectement en des lieux qu’il n’aurait jamais cru explorer, à travers un voyage beaucoup plus long que prévu. L’ eut-il su, se serait-il néanmoins gardé d’y entrer et aurait-il de ce fait parcouru, comme tout être humain normal, les quelques misérables deux ou trois kilomètres qui le séparaient de sa destination, à pieds ou en métro ?

Cette journée n’avait pas particulièrement mal commencée pourtant. Elle n’avait pas spécialement bien débuté non plus. En fait, il y avait bien longtemps que les jours et les nuits d’ Alexandre Condé ne se passaient ni tout à fait bien, ni tout à fait mal. Ils passaient, voilà tout. On s’habitue assez vite à une confortable routine de la vie, une absence certes de sommets où s’ envole la joie, mais aussi de gouffres où s’ engloutit le désespoir. Cette gentille petite neutralité mollassonne privait de l’ éclat du soleil, mais en échange, elle protégeait des longues zones d’ombre. Et ce compromis désormais convenait à Alexandre.

Si la journée s’ était -logiquement- déroulée sans anicroches notables, la soirée promettait d’être un peu plus réjouissante. Oh pas trop, pas de quoi s’enthousiasmer, juste de quoi s’endormir l’esprit tranquille, le tête remplie de souvenirs assez sympathiques, ce qui dans le petit monde engourdi de notre homme était déjà en soi une satisfaction. Mais pour ce faire, il avait bien fallu sortir de son appartement et se rendre jusqu’au lieu de toutes les promesses raisonnées et raisonnables. Et Condé ne se voyait pas y aller comme toute personne normale, donc en marchant ou en métro. Au regard de la suite des événements, il aurait peut-être du faire comme tout le monde faisait en général pour de courts trajets dans la capitale.

Comme tout le monde. Mais voilà, Alexandre Condé ne s’estimait pas comme tout le monde. Il n’ était pas un individu ordinaire. Il avait connu l’ extraordinaire. Il l’ avait vécu : aux yeux de tous, il l’avait même personnifié. Et aujourd’hui, il était encore quelqu’un. Et quand on est quelqu’un, on ne déambule pas sous la pluie orageuse des chaudes averses automnales sur de poisseux pavés parisiens, sales et glissants. On ne s’ agglutine pas à la sueur et l’haleine de la populace besogneuse dans des wagons moites, au laid milieu d’ une promiscuité insalubre.

Quand on est Alexandre Condé, on évite qui plus est les transports en commun de peur d’être reconnu et apostrophé par quelque fâcheux qui, s’y croyant autorisé parce qu’il vous a identifié,  vous impose de partager un instant de pure grâce, de communion intellectuelle et de connivence spirituelle de haute volée, dont l’ aboutissement ultime trouve son apogée en un pitoyable selfie, destiné à encombrer un réseaux social déjà peuplé d’inepties crasses, intercalé entre un tweet complotiste et une blague de cul.

Remarque, pensa Alexandre, cela faisait déjà un bon moment que plus personne ou presque ne semblait se remémorer son visage lorsqu’on le croisait dans la rue ou les endroits publics, à moins qu’ il n’y ait été annoncé. De toutes façons, lorsque la renommée avait embouché ses trompettes pour Alexandre, il avait vraiment tiré une grande fierté à ne pas s’être trop dévoilé, à ne pas tant que cela se vautrer sous les projecteurs de la gloire médiatique, et aidé par son domaine d’excellence à priori peu propice à ce genre d’excès, il avait savamment entretenu le doute sur sa réelle personnalité, son moi intérieur et ses jardins secrets, tout en choisissant, avec une intelligence teintée d’ opportunisme, de faire le tri entre les médias dans lesquels il apparaissait, ceux pour lesquels il opposait une catégorique fin de non réception, ceux destinés à la provocation et l’invective pour faire parler de soi, et les nobles causes suffisamment relayées pour lesquelles il s’engageait. Le sombre artiste rebelle et mystérieux ne faisait plus guère la recette de ces temps de surexposition constante, mais en cette lointaine époque, la tactique avait -très bien- payé. Aujourd’hui, assis très placidement sur la banquette arrière, il fut traversé par cette pensée dérangeante pour un homme comme lui : peut-être aurait-il du en faire un peu plus ? Non, ce n’était pas cela le vrai problème. Mais quand même…

Non, oublier cette fugace faiblesse de ses esprits et vite les reprendre : il avait bien fait de la jouer relativement sobre. Au moins était-il en phase avec sa farouche volonté d’indépendance, en harmonie avec ses principes moraux, en adéquation avec ses valeurs philosophiques. D’ailleurs s’il avait été constamment démasqué, importuné par les plaideurs de tout acabits, poursuivi par les séides, pourvoyeurs d’ images plis ou moins volées, des journaux de salon de coiffure, sa vie aurait été insupportable. N’en déplaise à tous les jaloux, il estimait avoir eu de la retenue et de la décence dans ses choix d’existence publique. Parce qu’ il n’aurait pas supporté ni ce harcèlement, ni cette constante addiction qui pousse les médiocres à alimenter leur actualité pour nourrir le barnum mediatico-numérique. A la réflexion, Il n’aurait pas vécu heureux comme cela, et en fin de compte, c’est tout ce qui importe.

Et puis, si par malchance (?), d’un seul coup, il constatait un regain d’attention et de sollicitation, tant de seconds couteaux anonymes que d ‘ épées médiatiques, il lui serait toujours aisé en quelques heures de voler vers Sutton Place, Manhattan, NYC, sa ville de cœur, où très peu, mais alors vraiment très peu de gens le reconnaîtraient. Ceci dit, il suffirait peut-être aussi seulement de louer une voiture et au lieu de traverser l’ Atlantique, prendre d’abord en sortant du périph’ la direction A6a, pour continuer sur l’ A10, puis à l’ échangeur, enquiller sur l’ A89 pour finir par s’exiler à La Bourboule. Là-bas aussi, sur ce rocher de Guernesey auvergnat, personne ne le reconnaîtrait… Il esquissa un faible sourire narquois en pensant qu’il avait même plus de chance d’être reconnu par un quidam à Bryant Park qu’ au Parc Fenestre.

En fait, le seul être pensant, fidèle, solide et stable qui l’identifiait presque à coup sûr, c’était la reconnaissance faciale de son smartphone.

Estimant avoir suffisamment usé d’ auto-flagellation, il se rasséréna en considérant néanmoins cette réalité : il restait quand même un personnage important dans le monde parisien de la culture, puisqu’il avait été invité par une relation de presse, son presque-ami officiel même, à cette avant-première théâtrale, qui si elle ne faisait pas encore courir tout Paris, lui faisait déjà au moins prendre le taxi. Enfin le taxi, plutôt un Uber, en fait.

Alexandre n’ en était pas fier, conscient qu’utiliser ce moyen de locomotion ne collait pas avec les positions que quelqu’un d’ important comme lui se devait d’ afficher en présence de ses semblables. La bien-pensance gauchement engagée qu’on attendit d’un artiste majeur tel que lui ne pouvait s’accommoder de ce genre de petit renoncement, cette mesquine trahison. Mais c’était quand même tellement plus pratique, et vraiment moins cher. Pour ne pas éventuellement choquer par son arrivée ainsi soumise aux lois impitoyables de l’horreur économique devant le théâtre, il avait donné au chauffeur – en plus d’un pourboire substantiel pour étouffer sa culpabilité – un point de dépose stratégiquement choisi, éloigné grosso-modo de quatre-cent-soixante-huit mètres, devant un petit resto anonyme.

En effet, si Condé voulait conserver l’estime et la fréquentation d’un certain gratin culturel et intellectuel, il fallait qu’il s’applique à montrer qu’il en partageait les convictions humanistes et généreuses. Si devant un parterre de défenseurs médiatiques acharnés de tous les droits humains en tout genres et animaux de tout poils, si, au nez et à la barbe -toujours très tendance- de ces militants infatigables de toutes les belles causes, il était vu s’extirpant d’un Uber…

Ses amis, enfin disons ses relations, enfin disons ses connaissances, lui tourneraient le dos et remettraient en cause chacun de ses engagements. C’était d’autant plus gênant qu’il y a peu, il avait signé avec d’autres plus en vogue que lui un manifeste dénonçant l’ uberisation de la société, et il en avait tiré une belle publicité en faisant en sorte que tous soient au courant de ses engagements… Il serait vilipendé et tous ses investissements humanistes passés, présents et à venir, entachés du sceau de la suspicion, ne paraîtraient plus sincères.

D’autant plus que tous ne l’ étaient pas.

Certes, malgré l’âge et l’embourgeoisement, il conservait certains idéaux inaliénables, de ceux qui bien qu’ils s’édulcorent avec le temps et l’ abandon des transports enflammés de la jeunesse, forment à jamais une base très convenable, consensuelle et pépère pour qui veut donner à voir un investissement citoyen à peu de frais. Une sorte de minimum syndical de l’artiste engagé, quoi. Pour habiller de molles convictions, il suffisait de les saupoudrer de quelques pincées de passion, d’éloquence et d’emportement, tout de suite ça avait un peu plus de gueule. En revanche, il se sentait assez dépassé au regard de certains des nouveaux combats qui enflammaient l’intelligentsia. Par exemple, lorsqu’il avait fait un don dans cette galerie d’art à succès à laquelle il avait été convié et qui exposait des tableaux hideux, uniquement constitués de graines de lin, de courge, de pavot, de chanvre et de chia pour soutenir la cause d’une nutrition responsable, équitable et même non-genrée, ce n’était pas parce qu’il avait été conquis par ses vertus bénéfiques qu’il avait mis la main à la poche. Mais plutôt pour les bienfaits que lui avaient prodigués les coupes de champagne ingurgitées à répétition, qui lui avait réchauffé le corps presque autant que l’incroyable maîtresse de cérémonie, outrageusement genrée, elle pour le coup, moulée dans une robe dont l’indécence aurait convaincu n’importe quel ogre sanguinaire de se mettre immédiatement au muesli complet. Personnellement, ce n’est pas la cause, qu’il aurait volontiers embrassée, ce soir-là.

En sortant de la voiture, il s’aperçut qu’il avait oublié un parapluie, et comme de fait exprès à cet instant précis, la pluie redoubla. Il se hâta, courbant l’ échine, en pestant contre l’eau, la chaleur, l’ automne, les graines de chia, Paris, La Bourboule, et même Uber. Il allait reprendre son souffle pour enchaîner sur une diatribe à l’encontre du péage de Saint-Arnoult, grincée entre ses dents et inaudible sous l’averse battante, quand il réalisa qu’il était arrivé.

Manque de chance, le nez dans le col de son blouson, il tomba malencontreusement sur un groupe  de vagues relations, qu’il se devait d’entretenir afin de rester présent dans le paysage culturel. La coterie était menée par Richard Flanconade, un grabouilleux-journaleux-écrivaillon dont on s’accordait à dire qu’il faisait l’opinion -sauf la sienne propre. Un type que le Grand Condé du temps de sa magnificence n’aurait même pas daigné perdre du temps à mépriser.

Comble de ridicule, en voyant sa mine trempée et ses vêtements dégoulinants, Flanconade eut l’ affront de lui dire :

            – Condé ? T’es venu à pieds par ce temps ? Et bien mon vieux, que de sacrifices tu fais pour diminuer ton  bilan carbone ! Franchement, non seulement je te tire mon chapeau, mais je te prête mon parapluie !

Alexandre serra les dents en un sourire crispé, et, au bras de Flanconade, fier de son bon mot comme un bar-tabac bourboulien (autrement dit, fier comme un bougnat donc), monta, mais au moins à l’abri, sinon des quolibets du moins de la pluie, les marches de ce théâtre à la con.

Pourvu que les cocktails soient bien dosés et que les petits fours soient frais, Alexandre aurait supporté cette soirée avec un stoïcisme et un alcoolisme mondains tous deux parfaitement appropriés, comme toutes ces fois où, pour rester dans la course à la notoriété, il s’était rendu sans état d’âme à des expositions, concerts, spectacles, colloques, cafés littéraires ou philosophiques artistiquement élitistes, mais où la nourriture regonflait le ventre et les boissons l’estime de soi.

Sous les ors de la république du bon goût, il se rendit compte que cette pièce-ci, malgré son côté inéluctablement avant-gardiste et fatalement engagé, n’avait pas si l’air si ennuyeuse sur le papier. Quand il prendrait sa place à la corbeille, que l’obscurité se ferait, il était pratiquement persuadé que ces deux heures passeraient agréablement. Le choix du roi lui était donné d’une part entre prendre plaisir à assister à la naissance d’une œuvre ambitieuse créée par un jeune auteur plein de talent, avec le bonus non négligeable de pouvoir se vanter a posteriori en disant – J’ y étais !. D’autre part, si la représentation s’avérait soporifique, il plongerait sans problème et en toute impunité dans un sommeil réparateur, car les martini dry et les cuba libre étaient bien préparés, les mignardises et les mises en bouche bien exécutées. Et quoiqu’il en soit, il pourrait toujours clamer haut et fort qu’il y était. De plus, si la pièce tournait au naufrage industriel et critique, il se rengorgerait alors d’y avoir dormi tout du long, du sommeil du juste esthète qui sait d’instinct flairer tous les bons gros nanars boursouflés dès les premiers instants.

Tous, sauf peut-être les siens propres.

Il y avait là une foule habituelle d’ artistes de tous poils, journalistes de tous crins et intellectuels de toute pilosité -la barbe est toujours tendance- bien connus de nos services, drainant avec elle, tel le chalutier suivi par les mouettes, toute la valetaille désireuse de soutenir leur maître à penser, de lui servir, qui un verre, qui la soupe, ou même un alibi. Condé pensa avec nostalgie à sa propre cour qu’il régalait et entretenait de ses lumières du temps de sa splendeur passée, combien il lui était facile de distribuer les faveurs, de les reprendre ou les conditionner à sa guise. Aujourd’hui, les mouettes qui l’ avaient suivi s’étaient égayées dans la nature telle une volée de moineaux, certaines pour atteindre des rivages plus ensoleillés et plus rentables en termes d’avantages et de notoriété. D’autres, paradoxalement alourdies par le vide qui les remplissait, avaient sombré dans les océans de l’oubli.

Malgré tout, il savait cependant être capable à nouveau de se mouvoir avec aisance au milieu d’une assemblée de cette sorte : tout lui était familier. Après quelques minutes empotées dues a sa fragile réadaptation à la faune parisienne et à ses habits qui sentaient un peu le chien mouillé, il repris ses marques, monta sur le bastingage et plongea avec aisance dans le bain de foule. Il navigua à vue, sans calcul, comme à son habitude, s’ orientant grâce aux bonnes étoiles, tirant des bordées, virant de cap, comme il avait toujours su si bien le faire, ondulant de l’un à l’ autre, des unes aux autres aussi évidemment. Il retrouvait ses aises et ses facilités. Qui sait, il allait finalement peut-être passer une bonne soirée.

Les personnes dont il partait à l’abordage, avec tact et finesse, lui glissaient quelques petits mots, auxquels il répondait avec cet esprit qu’il conservait encore aiguisé malgré l’âge avançant et les infortunes de la gloire, cette langue qui savait encore claquer comme un fouet, ou caresser comme  la soie. Il était dans son élément, charmait avec élégance, amusait avec raffinement et moquait avec légèreté. Il retrouvait ses marques et on retrouvait son nom. Oh, bien sûr, il n’ avait pas échappé à ces inévitables rappels de sa grandeur passée, assortis parfois d’encouragements à créer un nouveau séisme littéraire, mais malgré la pointe d’aigreur que lui causait toujours ces remarques, cela prouvait qu’il était encore reconnu, du moins dans ce milieu si particulier, mais qui finalement se devait de rester sien.

Il sentit une tape amicale dans son dos, c’ était Frédéric (forcément, ça ne pouvait être que lui), son presque-ami, son journaliste sympathique et sans prétention, celui qui avait eu la gentillesse -pas encore la pitié quand même ? de l’inviter. Alexandre l’avait toujours jugé avec un peu de hauteur, sans vraiment le mépriser pour autant. A ses yeux Fred était un bon ouvrier de la littérature journalistique, nettement supérieur aux artistes des chiens écrasés ou aux analystes géopolitiques du café du commerce dont débordait ce monde-là. Mais ce n’était pas une grande plume, plutôt un bon artisan, soucieux de faire de la belle ouvrage. Sans génie, certes, mais pas sans talent à sa façon.

Ils étaient donc presque-amis depuis vingt-cinq ans, Fred ayant été un des premiers de sa profession à s’enthousiasmer pour cet OVNI littéraire, ce coup de tonnerre culturel qu’avait été ce brûlot, sorti de nulle part et pourtant jailli du génie d’ Alexandre Condé, dont le manuscrit avait paradoxalement été refusé par trente-et-une maisons d’ édition qui ne l’avaient sans doute jamais ouvert, avant que l’auteur, de dégoût et pour tenter une dernière fois sa chance, ne l’envoie par mail au courrier des lecteurs d’une quinzaine de grands hebdos allant de titres prestigieux de touts bords politiques, jusqu’à un programme télé, un journal de jeux vidéos, et même un argus de bagnoles et un magazine de foot.

Ce coup de génie avait fait énormément pour forger la légende dorée de la naissance d’ un chef d’œuvre unique en son genre. Et là, grâce à Frédéric Favre et à deux ou trois autres qui avaient, eux, pris la peine de s’intéresser à ce courriel inhabituel et furent bouleversés en profondeur par ces deux-cents pages de flamboyance, la machine avait démarré, puis s’ était emballée, avant d’exploser à la face du monde constipé de l’ édition, et même au visage de la France entière, voire à la gueule de la planète. Alors, même s’il avait toujours un peu de commisération envers Fred, Alexandre se rappelait toujours ce qu’ il lui devait. Enfin parfois.

Et puis maintenant que le soufflé était retombé, que tous les rats avaient quitté le navire, il était réconfortant pour l’ ego d’avoir quelqu’un comme Frédéric qui soit resté à vos côtés. Quelqu’un qui vous regardait encore comme il y a 25 ans, et qui sait, qui espérait peut-être qu’un jour, pourquoi pas, le phénix renaîtrait de ses cendres.

        Alex, tu es venu finalement ! Alors, ça n’a pas l’air si mal cette soirée, non ? Allez avoue, j’ai bien fait de t’inviter ?

        Oui, sourit Alexandre en lui serrant la main, il y a de beaux esprits, de bons verres, de la bonne bouffe et même de belles femmes.

Frédéric sourit à son ami :

        Moi tu sais, les belles femmes je m’en approche pas… Il appuya sa remarque d’ un léger clin d’œil entendu.

        Ça… Je sais – dans un sourire de sous-entendu – je sais, tu n’en a qu’une… Fit Condé d’un petit ton mi-compatissant, mi-méprisant.

Fred était marié depuis vingt-trois ans à Chloé, une femme presque aussi jalouse qu’ amoureuse, qu’il aimait et qui l’aimait, et que leurs trois enfants aimaient. Pour rester fidèle à sa réputation de cynique talentueux et désabusé, Alexandre affectait de se moquer régulièrement de son presque-ami et de sa relation très fusionnelle avec sa femme, de leur ambiance familiale parfois très Ikea-Casto-Truffaut, Cette image d’ Épinal du bonheur marital avait pour don quelquefois de l’exaspérer, car tellement peu compatible avec l’idée qu’on doit absolument se faire de la grande littérature.

Au fond de lui, cependant, il admettait, en de rares occasions qu’il n’avouerait jamais à Frédéric par fierté, que cette situation apparemment sans vrai nuage semblait bien convenir à tous les membres de la petite famille, et au delà du regard qu’ il jetait sur l’aspect un peu cul-cul de cette relation, sans vraiment envier leur bonheur un peu trop plan-plan pour le Grand Condé, il aurait aimé aussi parfois, pas tout le temps mais de temps en temps, retrouver une famille et une épouse aimante au coin d’un bon feu. Pour souffler un peu, prendre un moment pour s’évader, s’envoler, non dans des paradis artificiels ou des dîners mondains superficiels, mais juste faire une pause de sérénité, quelques instants sur une épaule amoureuse, ou au milieu de rires enfantins.

Mais les belles histoires d’amour ne font pas les beaux romans, sauf ceux de gare. En revanche, et Alexandre l’avait expérimenté, les histoires d’amour tragiques, conflictuelles et démesurées se vendent superbement en librairies. Mais elles sont invendables et invivables dans la vie vraie.

Fred avait choisi une vie qu’on pouvait juger de prime abord commune, Alexandre avait eu, pour parfaire et exploiter le filon de son jeune statut d’auteur maudit, une vie amoureuse sans amour,  comme dans un roman sombre et cruel. Une vie où les seules belles amours sont les amours mortes. Une vie à ne pas vivre ailleurs que dans les pages d’un monument de la littérature moderne. Et maintenant il lui arrivait plus qu’à son tour et à son grand dam, d’entrevoir les tristes ailes sombres du regret le frôler subrepticement. Mais pas trop souvent quand même, non. Non ?

Mais non, ça n ‘était encore une fois qu’ une tentation pour les gens du commun, ceux qui prennent le métro, ceux qui s’exilent à la Bourboule, ceux qui vieillissent aux côtés de la femme de leur vie.

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