Croyez-vous au destin? Aux coïncidences? Je ne crois à aucun des deux, pourtant je ne peux expliquer pourquoi j’ai l’impression que j’étais destiné à trouver ce requin. Je n’ai pas cherché de réponses, je n’ai pas eu le temps de commencer mon enquête et voilà que la vie me donne un autre indice. Un toutou et un documentaire de requin, ça ne peut être une coïncidence. Si le destin existe, suis-je libre ou déterminé? Suis-je un moyen et non une finalité? Je sais que je dois trouver ce Samuel, mais j’en crains les conséquences. C’est clairement plus gros que je ne le pense, ce qui me pousse à me demander : que va-t-il m’arriver? Et si je n’étais pas la protagoniste de ma propre histoire? Je veux que cette boule au fond de mon ventre disparaisse, je veux, pour une fois, avoir tort.
Le gazon fraichement coupé me fait face, se répandant sur tout le terrain. Aucun débris, aucune fondation. La maison a disparu, comme si elle n’avait jamais existé. Je peux revoir le feu dansé sous la pluie, je ne l’ai pas imaginé. Mes doigts caressent le requin, la preuve de ma santé mentale.
– Donc, où pourrait être Samuel? me demande Lucia.
Il pourrait être littéralement n’importe où. L’hôpital? Si cette maison était la sienne, peut-être est-il à l’hôpital, soignant ses brûlures. C’est ma seule piste.
– Je pensais que c’était clair que je ne voulais plus te voir quand je me suis enfui et réfugié dans la maison littéralement en feu.
Du coin de mon œil je la vois, se tenant droite, le regard vers l’avant. Je me force à pas me retourner vers elle.
– Tu n’étais pas pressé, il me semble que tu as attendu que le feu s’éteigne… Ce n’est pas important, je pensais que tu allais avoir besoin de support moral et étant ta meilleure amie, je ne peux te laisser seul. De toute façon, si tu ne voulais pas me voir, je ne serais pas là.
– Je sais que tu n’es pas réelle.
– Est-ce si important? Tu es la seule qui me voit. Tu es tout ce qui importe, pas tes anciennes amies, pas ton psychologue. Tu peux donc décider de ne plus me voir, mais ça doit être ta décision, pas celle d’un autre. Ton opinion est la seule qui m’importe. Je vais partir si tu veux, tu n’as qu’à dire les mots.
Un silence s’installe pendant que je réfléchis. J’étais heureuse hier, non? Étais-je heureuse quand j’étais dans le déni? Devrais-je donc essayer d’oublier qu’elle n’est pas réelle pour ressentir ce sentiment de nouveau? La joie, le rire, mes blagues qu’elle seule peut comprendre. Elle comprend la peur que je ressens quand je dois ouvrir une porte et j’imagine des zombies m’entendant de l’autre côté, mon cerveau leur seul but. Lucia me réconforte, je suis bien avec elle. « La vie est meilleure avec elle, c’est une certitude », mes propres mots.
– Direction l’hôpital? me demande-t-elle après mon silence.
Je me retourne finalement vers elle, je veux la détester, mais je ne peux pas. Faut-il que je l’accepte? Je ne vais jamais avoir de vraies connexions si je continue sur ce chemin. Pourquoi est-ce si simple de renoncer à elle quand elle n’est pas là?
Thomas avait raison, dans un monde normal, je devrais la laisser aller. Dans un monde brisé, je veux la garder près de moi. Au moins jusqu’à ce que je comprenne ce qu’il se passe. Des personnes ont une petite voix dans leur tête qui leur dit quoi faire, la mienne se manifeste seulement avec un corps. J’ai besoin de toutes mes capacités mentales et Lucia ne serait pas de trop.
– Oui.
Je me détourne donc de cette jadis ruine et, de mes pas réguliers, je me dirige vers l’endroit que je déteste le plus, après les cimetières bien sûr. Je ne vois pas Lucia me suivre, mais je la sens près de moi. Le soleil descend dans le ciel, se rapprochant de l’horizon tranquillement, mais sûrement. La nuit semble impossible en ce moment, la ville est remplie de vie, de rires et de joie. Cependant, le temps s’écoule et la nuit est inévitable. L’obscurité nous attend tous à la fin. Il n’y a que noirceur et vide. La mort.
Je me rappelle encore la voiture se dirigeant vers moi à une vitesse phénoménale, je tourne la tête et la voilà. Le ronronnement du moteur, les phares m’éblouissant, la pluie qui coule le long de mon visage. Une goutte qui n’attend qu’à quitter le bout de mon nez tandis que ma vie défile devant mes yeux. Le lampadaire au-dessus de ma tête clignote monétairement, la flaque d’eau en dessous de moi récolte une goutte après l’autre. Le déluge obstrue la voiture, elle ne me voit pas, moi et mon manteau orange fluorescent. Elle ne ralentit pas, je reste immobile, terrifié et gelé sur place.
La voiture me percute, je sens la vitre se briser et je saute par-dessus, un océan de douleur et la liberté. Je flotte, je ne fais qu’un avec la pluie. Suis-je au paradis? Non, je retombe sur terre et la douleur revient me hanter. Je vois la voiture continuer son chemin, le son du moteur disparaissant sous le torrent. Je reste là seule, attendant la fin, mon esprit se glissant vers l’obscurité. Mes paupières se ferment et je sais que je vais mourir.
Ce qui n’était pas vrai, je suis toujours là. Cette fois accompagné de Lucia, plus que ma meilleure amie. Elle est littéralement une partie de moi.
Je sens sa main serrée la mienne et je fais semblant de l’ignorer. Un peu parce que j’aime la sensation de sa peau contre la mienne et un peu parce que c’est un bon moyen d’arrêter les tremblements. La peur depuis cet incident, la terreur face au calme perturbant qu’est la mort. Le cimetière enneigé…
Nous continuons de marcher et passons le couple qui se dirige vers l’aéroport de nouveau. Toujours la même robe rose, chaque détail est similaire, leur manière de marcher, leur chorégraphie. Ils ne semblent même pas réels, seulement des marionnettes finement manipulées encore et encore méthodiquement. Chaque spectacle doit être identique, chaque déplacement, chaque mélodie. La même chose, encore et encore, ils ne sont que des acteurs reprenant leur rôle favori.
L’hôpital se dresse devant nous, je dois faire une pause avant d’y entrer. C’est la première fois que j’y rentre depuis l’accident. Vie et mort, qui voudrait coexister avec la mort? Je laisse ce sentiment derrière moi et je passe les portes automatiques.
Les patients, les docteurs, les infirmières, ils marchent, ils crient et ils courent sur le plafond. Leur tête pendue vers le sol, telle des chauves-souris, ils agissent comme si tout était naturel, comme si la gravité n’était que relationnelle. Ils sont là-haut tandis que je me trouve seul ici avec Lucia. Ils font partie de la réalité brisée et j’ai réussi à m’y séparer, n’est-ce pas? Est-ce pour ça que je vois toutes ces anormalités?
– C’est nouveau, je pense que tu as raison, la réalité est définitivement brisée.
Je me retourne vers l’extérieur pour vérifier que je ne suis pas celle qui marche sur le plafond et je vois avec plaisir que je suis dans le bon sens. Laissant le monde extérieur derrière, je me dirige vers la réception, suivie de Lucia. Je souris et je lève la tête pour parler à la femme assise de l’autre côté de la vitre au plafond. Ces longs cheveux bruns ondulent sur ses épaules, ces lunettes blanches contraste avec sa peau et son regard qui semble paraitre une femme exténuée.
– Bonjour, je suis Victoria Lotry. Je me demandais si un jeune Samuel serait venu hier soir. Je suis sa tante et j’ai entendu que sa maison avait brulé.
– Sa tante? Mon œil, exclame Lucia à personne en particulier. C’est intelligent en revanche.
– Non, malheureusement il n’y a eu aucune personne qui a été amenée ici en raison de brûlures ou qui a été sauvée de maisons en feu hier soir. Cependant, des policiers sont venus poser des questions à propos d’un Samuel, je pense qu’ils voudraient vous parler. Pouvez-vous rester ici un instant?
– La police? demande Lucia. Ils vont pouvoir t’aider à le retrouver. Je sais que tu as peur, mais je pense que tu devrais rester.
La réceptionniste nommée Sheila se lève de sa chaise et sort un téléphone. Elle appelle la police, sont-ils toujours dans l’hôpital? J’ai déjà menti, je ne veux pas aller en prison et voir le monde autour de moi se détériorer sans que je ne puisse agir. S’il y a pire que la mort, c’est la prison. Le temps est précieux, s’il était cumulable, les riches seraient immortels. La prison n’est qu’un troc, du temps pour un crime. La vie est courte, je ne veux pas perdre des années de ma vie emprisonnée entre quatre murs, mes pensées comme seule compagnie.
– Je suis une si mauvaise compagnie?
Quand la peur de la mort est toujours présente, une sentence qui ne la fait que se rapprocher à grande vitesse n’est pas un de mes rêves les plus fous. Je ne peux pas vivre en prison, il n’y a pas de vie là-bas, même pas de coexistence, seulement la mort. Je viens de me rendre compte que je déteste plus les prisons que les hôpitaux, je n’y avais jamais vraiment réfléchi avant. Je me rappelle l’empathie et la compassion des docteurs, des infirmières et des psychiatres. Aucun garde de prison ne me regarderait ainsi, seulement des yeux vitreux s’enfonçant au plus profond de mon âme. Je n’ai jamais été une cause perdue et je ne veux pas le voir dans les yeux de ceux qui me prennent de haut.
– Arrête, tout va bien se passer. Tu exagères à peine, me dit Lucia.
J’examine les alentours pour ne pas y penser. Les longs couloirs blancs sont vides à mon niveau, les pas résonnent sur le plafond, les regards ne sont pas braqués sur moi. Ils doivent me voir normalement. Je remarque que la lumière ne provient de nulle part en particulier et que les portes ont deux poignées, une en haut et une à mon niveau. L’hôpital semble être un mixe, il n’y a pas de plafond, il y a deux planchers face à face.
Deux points noirs dans ma vision périphérique me font tourner la tête et je serre la main de Lucia sans le vouloir quand mes yeux tombent sur les deux hommes en veston cravate se rapprochant de nous. Ils sont là, au bout du corridor, marchant sur le même plancher que moi. Ils sont trop loin pour que je capte les petits détails, je vois que ce ne sont pas des policiers en uniforme, pourtant je parierais cher qu’ils ont aussi une arme sur eux. Ils s’arrêtent une fraction de seconde, ils m’ont vu.
– Laisse faire, je reprends ce que j’ai dit, on court, et vite.
Je ne l’ignore pas cette fois et sors directement de l’hôpital en essayant de ne pas rentrer dans une personne trop grande. J’inspire, j’expire. J’essaie de concentrer mes pensées. Que faire? S’enfuir? Rester? Je ne suis pas la seule qui cherche Samuel. Est-ce une bonne chose ou non? Ils en savent beaucoup plus que moi.
– Qu’en penses-tu, Luce?
Elle a un faible sourire avant de me répondre. Comme si elle était heureuse qu’on soit en bon terme. Pourtant, elle n’a pas de vrai sentiment, n’est-ce pas? Elle n’est pas réelle.
– Je dirais de t’enfuir, mais ils ont ton nom.
Je ne peux donc pas retourner à mon appartement? Suis-je trop dramatique? Je ne veux pas rester enfermé dans une salle à quatre murs blancs pour le restant de mes jours. Je dirais que je deviendrais folle, mais… Un petit regard vers Lucia.
– Hey! Bon, bouge ton cul et on réfléchira plus tard.
Oui, bonne idée. D’un pas rapide que je déteste, je me dirige vers mon appartement. Je n’examine personne, je ne me concentre pas sur le rythme de mes pas, j’avance sous l’imperfection et la grossièreté de mes mouvements. Ma tête se tournant vers l’arrière chaque seconde, ma main toujours dans celle de Lucia, je cours. Cette fois-ci, peut-être pour sauver ma vie. Je vis pour le dicton mieux vaut prévenir que guérir et je suis toujours là pour en parler, la preuve qu’il marche. Donc, on ne va pas se jeter dans les bras de deux inconnus qui savent aussi que le monde est littéralement brisé. J’aime ma liberté.
Je ne les vois pas derrière moi quand je pousse la porte de l’immeuble et m’y engouffre. Je crains toujours l’inconnu qui pourrait se trouver derrière toutes les portes que j’ouvre, mais pour être complètement honnête, j’ai un petit peu plus peur des deux hommes en veston cravate. J’espère que vous me comprenez. J’ouvre donc toutes les portes avec aise, monte les escaliers comme une flèche et me trouve déjà devant la porte de mon appartement. Je reprends un peu ma respiration lorsque je sors les clés et déverrouille la porte. Un regard en arrière me montre une Lucia me regardant d’un regard réconfortant dans un couloir toujours vide. Je rentre, ferme et verrouille la porte en un clin d’œil. Je n’allume même pas la lumière et passe devant la télévision toujours allumée pour rentrer dans ma chambre. Le requin flottant dans l’océan me donne une idée. Pourquoi n’y ai-je pas pensé avant?
– Je pense que je sais où aller après, on va juste commencer par se trouver un autre endroit pour dormir, je dis à Lucia.
Lucia est déjà couchée sur le lit tandis que je sors mon sac de voyage du garde-robe et le dépose à côté d’elle. J’en sors un étui de pistolet que je mets immédiatement autour de ma taille. Je remplis mon sac de vêtements, de cosmétiques, d’argent, de couteaux, de munitions et d’un pistolet de rechange. Je vois les lunettes de soleil, la casquette et le chandail à capuche, ce qui peigne un léger sourire sur mon visage. Je me change donc comme une personne en cavale typique, ces vêtements n’attendaient que ce moment mémorable. Pour être honnête, c’est la seule raison pour laquelle je les ai achetés. Je me crois peut-être dans un film, mais personne ne va me reconnaître ainsi. Des fois, les clichés existent pour une raison.
Je quitte ma chambre le sac en bandoulière, sors le pistolet de ma sacoche, je le mets dans mon étui après avoir vérifié qu’il était chargé et je lance ma sacoche dans le sac. J’arrête un instant pour regarder mon appartement une dernière fois et je me remets en action presque immédiatement. Je ne peux pas prendre le temps de réfléchir, je ne peux pas prendre le temps d’angoisser. Je dois agir et vite. La peur reviendra me frapper quand je serai en sécurité.
Je m’éloigne de la porte et j’ouvre la fenêtre ayant accès aux escaliers de secours. Je les descends en vitesse, quelques secondes et mes pieds frappent déjà l’asphalte. Lucia est déjà en bas quand j’y arrive et je dois avouer que je n’aime pas le fait qu’elle ne fait plus semblant d’être réelle. Je conserve cette pensée pour plus tard et m’éloigne du bâtiment.
– Destination : un beau motel miteux.
Nous trouvons un parfait établissement près d’une station d’essence à quelques kilomètres. On voulait miteux, c’est ce qu’on a eu. Nous sommes seulement dans le stationnement et je sais déjà que je vais regretter de dormir ici.
– D’après toi, la chambre 43 est libre?
Mon chiffre chanceux. J’essaie de me changer les idées, je ne veux pas avoir une autre crise de panique. Je pourrais m’effondrer, regretter tout ce que je viens de faire ou retourner à mon appartement et en subir les conséquences. Je continue vers le motel, mes mains dans les poches de mon chandail à capuche. Tout ça demande réflexion, j’ai besoin d’un verre, ou deux.