Lucie est sous l’eau, dans un long tunnel sombre, elle nage aussi vite qu’elle le peut, poussant sur les parois carrelées pour essayer de gagner en vitesse. Elle ne voit pas la fin de ce passage souterrain, ses membres commencent à être douloureux, chaque mouvement devenant de plus en plus difficile. Ses poumons la brûlent, elle manque dangereusement d’air. Elle sait qu’elle n’arrivera jamais au bout, c’est peine perdue.
Elle se réveille en sursaut au milieu de la nuit, le cœur palpitant, une boule dans la gorge. Assise dans son lit, elle se concentre sur sa respiration abdominale dans le but de se détendre. Elle passe sa main sur sa nuque humide, attrape une petite bouteille d’eau sur son bureau et elle boit de petites gorgées.
Ce rêve était si réel, pense-t-elle en glissant sa main sur son cou. Évidemment, elle a déjà fait des cauchemars auparavant mais, même éveillée, elle a toujours la sensation de poumons brûlés, elle ressent la panique, la honte et l’agonie.
Elle dort très mal le reste de la nuit.
Ce matin-là, Lucie descend les escaliers l’esprit toujours noyé dans son rêve. Son beau-père est dans la salle de bain et c’est tant mieux, elle n’a pas le courage de l’affronter. Dans la cuisine, sa mère range la table du petit déjeuner qu’elle vient de terminer, ça fait longtemps que ce repas ne se fait plus en famille.
_ Bonjour maman, dit-elle en esquissant un sourire.
_ Bonjour ma chérie, répond sa mère sans se retourner.
C’est une femme replète, les cheveux au carré couleur auburn et des yeux bruns brillants qui lui donne l’air sympathique. Lucie prend un paquet de céréales, elle en met dans un bol et s’assoit à la table de la cuisine. Une chatte saute ses genoux, noire et blanche, demandeuse de câlins.
_ Salut Choupette, dit Lucie amusée. C’est pas pour toi les céréales.
Quand le beau-père de la jeune fille entre dans la cuisine, le regard de Lucie s’enfonce vers son bol, comme si les céréales à l’intérieur était devenu la chose la plus intéressante à faire. Choupette saute à terre et court vers le couloir.
_ Toujours là à ne rien foutre, soupire le beau-père en la regardant.
Lucie ne réagit pas, comme à chaque fois, elle feint l’ignorance, ignorant la douleur qu’elle sent pointer dans son cœur. Elle a beau vouloir montrer à cet homme que ça ne la touche pas, donner l’illusion qu’elle garde la tête haute, elle sait que chaque mot la pousse un peu plus vers sa dépression.
Les rayons du soleil traversent les arbres et réchauffent les joues de la jeune femme, mais une douce brise remue les feuilles et offre une sensation de réconfort. Elle observe l’eau du lac, son rêve lui revenant en mémoire, comme un souvenir qu’elle n’arrive pas à oublier. L’ambiance chez elle lui a rapidement donné envie de venir prendre l’air alors Lucie a roulé avec sa voiture, s’est garée près du lac de Gérardmer et a continué à pied sur un petit sentier pédestre inconnu des touristes. C’est l’un de ses endroits préférés, elle adore se poser sur le petit banc usé qui semble perdu depuis toujours au bord de l’eau. Elle emmène un livre avec elle, elle adore lire, se perdre dans d’autres réalités et laisser son esprit s’envoler vers un monde plus serein où seuls le chant des oiseaux et le bruissement des feuilles arrivent à ses oreilles. Elle écrit aussi, beaucoup, des mots, des phrases dans un coin de page, sur une feuille volante, sur son téléphone … Des idées, des ébauches d’histoires, de poèmes ou de chansons. Elle est fascinée par les mots, leur puissance, leur possibilité infinie et elle aime les manier, leur donner sens et libérer sa tête qui bouillonne par leur grand nombre.
Les vacances d’été viennent de commencer et Lucie a déjà hâte d’être à la rentrée. Elle réalise qu’elle doit être la seule fille de son âge à le désirer autant, mais cela signifie plus que l’entrée à la fac pour elle. C’est le début d’une nouvelle vie, loin de chez elle, loin de son beau-père. Elle adore le petit village de Liézey où elle habite et elle aime ses habitudes ici mais elle sait qu’elle a besoin de partir, elle a le sentiment qu’elle ne pourra rien devenir tant qu’elle vivra dans cette maison qui l’oblige à rester recroquevillée sur elle-même, dévorant ses ambitions et ses rêves. Il est prévu qu’elle vive seule à Nancy pour suivre une licence de Lettres Modernes, sa mère et elle ont planifié des visites pour lui trouver un petit appartement avant la rentrée prochaine. Là-bas, elle espère prendre son envol dans la vie d’adulte, comme elle est censée le faire et même si elle sait qu’elle sera plus seule que jamais, cette solitude sera sa planche de salut. Elle va troquer les insultes et l’humiliation pour une liberté solitaire. Ça ne sera pas facile au début mais elle est convaincue qu’à terme, elle trouvera une sérénité qu’elle ne pourra jamais atteindre en restant ici.
Un mouvement à sa droite la sort de ses pensées, une silhouette passe près du banc où elle se trouve se plaçant face au lac. Lucie reconnaît immédiatement le jeune homme qu’elle a vu la veille sur le bord de la route, il regarde l’étendue d’eau sans se soucier de la présence de la jeune fille. Il est grand et mince, les mains dans les poches de son jean, sa chemise blanche s’agite sous la brise légère qui s’élève du lac. Même si Lucie est plutôt sociable, sa timidité l’empêche d’aborder l’inconnu et de toute façon, que pourrait-elle bien lui dire d’intéressant ? Cependant, elle ne le quitte pas des yeux, surprise de le croiser une seconde fois par hasard et quand il se retourne, leurs regards se croisent. Il semble surpris mais il la reconnaît aussitôt et le même sourire que la veille apparaît sur son visage.
_ Encore toi, dit-il amusé.
Lucie hausse les sourcils et, gênée, elle brise la connexion de leur regard.
_ Je peux m’asseoir ? Demande-t-il en désignant le banc d’un hochement de tête.
Sans le regarder, elle acquiesce et lorsqu’il prend place près d’elle, un peu de chaleur s’installe en elle, réchauffant ses organes et faisant affluer son sang jusqu’à faire rougir ses joues. Elle ne sait pas quoi dire, elle n’est pas très douée pour entamer une conversation.
_ Tu viens souvent ici ? Dit-il, comme s’il lisait dans ses pensées.
_ Oui, j’aime bien venir ici, il n’y a jamais personne et c’est calme.
_ Tu viens pour écrire ?
Ses yeux se posent sur le carnet que Lucie tient dans ses mains, elle touche la surface et sent le cuir rêche sous ses doigts.
_ Ça me détend d’écrire ce qui me passe par la tête, ce sont juste des fragments d’idées.
_ Peut-être qu’un jour tu écriras quelque chose de plus qu’une idée.
_ Ça m’étonnerait beaucoup, dit-elle en riant. Je ne termine jamais ce que je commence.
Il sourit et Lucie se détend, ce garçon est sympathique et une présence humaine la réconforte. Évidemment, elle aurait pu appeler Candice pour passer un moment avec elle, mais elle pense toujours que la solitude est la meilleure solution pour elle. Bien qu’elle connaisse son besoin de contact, elle a peur de se confier et Candice ne sait rien de la relation de la jeune fille avec son beau-père ou du mal être qui rampe en elle comme un serpent. Alors quand elle ne va pas bien elle s’isole et fait, à chaque fois, un pas de plus vers les ténèbres de son âme.
Mais, aujourd’hui, assise avec ce jeune homme qu’elle ne connaît pas, elle mesure l’importance des rapports sociaux. Se connecter avec quelqu’un, c’est prendre soin de soi et même une simple discussion avec un inconnu sur un banc peut tout changer.
_ Je m’appelle Lucie, dit-elle en levant la tête.
Une lueur blanche et brillante apparaît dans les yeux azurs du garçon et disparaît tellement vite qu’elle croit avoir rêvé.
_ Samuel, enchanté.
Il tend sa main qu’elle serre, amusée. Le contact de ses doigts glacés pourrait la faire frémir mais, au contraire, celui-ci réanime la petite flamme au creux de son cœur et elle en veut à son corps d’être aussi frivole.
_ Je suis loin de connaître tous les jeunes de mon âge, commence Lucie, mais ça me surprend de ne t’avoir jamais croisé au lycée. Tu vis ici ?
_ Non, hésite Samuel. Je suis là pour les vacances, chez ma tante.
Le jeune garçon ne se livrera pas plus que ça mais Lucie ne lui en veut pas, elle non plus n’est pas du genre à se confier facilement. Pourtant, elle répond tout de même à ses questions quand il lui demande ce qu’elle a l’intention de faire à la rentrée. La discussion dérive sur la littérature et Samuel se révèle tout aussi passionné qu’elle pour certains classiques. Leur conversation est agréable, ils n’attendent rien d’autre que de profiter de ce banc au bord de l’eau et d’une présence cordiale. Et c’est tout nouveau pour Lucie, elle ne cherche pas à choisir ses mots, à paraître jolie ou intéressante, elle laisse son être s’éveiller simplement. Elle ne présume pas de ce que le jeune homme va penser d’elle, pas besoin d’être l’actrice du théâtre de sa vie, elle participe juste à cet échange comme si Samuel était une personne connue depuis toujours et qu’elle avait le sentiment qu’il ne la laisserait jamais tomber.
Lucie dû partir un peu avant 18h, à contre-cœur mais heureuse d’avoir passé ce moment. Quand elle arriva chez elle, elle avait oublié son rêve de la nuit et ses tourments du jour.