Jeans gris (le nouveau noir), chemise en vichy bleu, monogramme brodé d’un bleu plus clair sous la poitrine, côté cœur, ceinture en crocodile (élevage certifié CITES), boucle artisanale en acier recouverte de galuchat noir, avec en son centre une croix stylisée ornée d’un saphir noir. Pas de chaussettes, des chaussures en cuir brun à pompons. Une Cartier Calibre Diver au poignet gauche, un bracelet de coton blanc, béni par un prêtre bouddhiste du temple de Dambulla au Srilanka ; Nicolas Pissettaz se regarde dans son miroir rococo en acajou (dépourvu du label FSC), sculpté à la main (par des enfants indonésiens) et recouvert de feuilles d’or.Il ouvre un bouton de sa chemise, son torse en jachère l’incite à le refermer. Certains poils, particulièrement drus, traversent le tissu. Heureusement que le camouflage du vichy remplit son rôle pensa-t-il. Il semble hésiter, regarde en direction de sa cuisine, se dirige vers le réfrigérateur ; trois glaçons, deux doigts de « Ojo de Agua », une bouteille de tonic, une tranche de citron. Il déguste son gin avec délectation. « Et si je n’y allais pas » ? Ces rendez-vous m’ennuient, ces sites de rencontres ne me procurent plus aucun plaisir, maugréa-t-il. Particulièrement le dernier « Adopte un mec », quel truc idiot. Six femmes, de 35 à 50 ans, résidant à moins de 20 km de chez lui, l’ont mis dans leur panier. Il ne connaît rien de celle qu’il va rencontrer ce soir, si ce n’est une photo de ses pieds. Des pieds forts et grands…
Elle s’appelle Paula, est professeur d’histoire de l’art à l’université de Genève. Il a bien sûr googlé son prénom et a rapidement trouvé son nom de famille : « Lindström», ainsi qu’une photo. Les petites lunettes cerclées de fer lui donnent un air très universitaire à tendance trotskyste. Elle va sûrement me poser plein de questions, se dit-il. Il rajoute du gin dans son verre, allume une Davidoff slim et regarde par la fenêtre. Rien, si ce n’est le téléviseur, toujours allumé, du voisin d’en face. « Il faut y aller maintenant ! ». Il jauge ses deux vélos entreposés dans la cuisine. Il prend le premier, son dernier achat, un Schindelhauer bleu acier à fourche chromée. La selle Brooks Champion Standard B17 en cuir marron lui fait encore mal aux fesses, surtout les rivets de derrière qui ressortent un peu. Son « 7 for all mankind » gris a la poche arrière gauche trouée. Le coté bad boy que cela lui donne n’est pas pour lui déplaire. Il porte le vélo pour ne pas abîmer son parquet à bâton rompu en chêne vieilli et le dépose sur le pallier. Il retourne à la cuisine et sort du réfrigérateur une bouteille de Laurent Perrier rosé, « J’espère qu’elle appréciera !», la met dans sa sacoche grise (elle aussi) et ferme la porte de son logement à double tour.
Le premier coup de pédale actionne la courroie reliée directement aux changements de vitesses Shimano Alfine. Nicolas Pissettaz s’envole, en silence, destination Carouge.
L’appartement de Paula Lindström se trouve au-dessus du Café du Marché, bistrot bobo-chichiteux servant de la terrine de perdreau et des souris d’agneau. Il accroche son vélo au poteau de signalisation indiquant un sens interdit et appuie sur l’interphone.
Il n’a pas le temps de se présenter qu’une voix lui dit « entre, 1er étage à gauche ! ».
Elle est là, grande, longiligne et blonde. Elle est pieds-nus, au moins du 42, ses jambes sont longues et minces, elle n’a pas de taille, pas de fesses. Elle porte un t-shirt qui laisse entrevoir un bourrelet de chair au niveau de la ceinture. Sa poitrine est menue, légèrement tombante. Deux pommettes saillantes encadrent un nez fort. Ses yeux, d’un bleu gris, sont écrasés par des paupières tombantes quelque peu rehaussées par le cerclage en acier de ses lunettes.
Il l’embrasse sur la joue. Elle ne le fait pas entrer, lui indique une chaise dans le couloir qui donne sur la cour intérieure. Nicolas Pissettaz retire la bouteille de champagne de sa sacoche, Paula va chercher deux verres à pied « Pas des flutes » dit-elle « Ca fait trop bourgeois ». Elle lui explique, dans l’ordre, qu’elle est de gauche mais pas socialiste, plutôt libertaire (et surtout pas libertarienne, les gens confondent tout le temps !). Qu’elle aime marcher pieds-nus, qu’elle joue de la mandoline dans un groupe de yodel d’inspiration orientale. Qu’elle ne s’épile pas les poils du pubis mais qu’elle serait disposée à « rabattre » quelque peu son feuillage et à le nourrir avec une huile de castor naturelle (fort onéreuse) pour lui donner lustre et brillance. Qu’elle veut devenir éleveuse de moutons dans le Lubéron (beaucoup d’universitaires y vivraient en communauté). Elle ne sait toutefois pas encore si elle se lancera dans le Mérinos d’Arles ou la Caussenarde des Garrigues. Qu’elle est dans une phase d’expérimentation et qu’en deux ans elle a rencontré 24 hommes.
Cela fait une moyenne de deux hommes par mois calcule-t-il.
Elle ajoute qu’elle les aime plutôt petits, bruns et ne résidant pas à Genève, car elle ne voudrait pas les croiser fortuitement.
Nicolas Pissettaz opine du chef, acquiesce, approuve, écoute et boit… Il relance par politesse la conversation et lui rappelle qu’il est grand, châtain clairsemé et qu’il habite Genève.
Il ressert Paula, la bouteille est vide, dehors il se met à pleuvoir.
« Rentrons ! » dit-elle, « j’ai du whisky… enfin si ma fille n’a pas tout bu ! ».
L’intérieur est propre et bien rangé. L’atmosphère y est chaleureuse. Il la complimente sur la tenue de son ménage. « Mes origines suédoises « dit-elle « Fille et petite-fille de paysans du Västernorrland ayant fait fortune dans l’élevage industriel du cochon. Il note le fort atavisme intergénérationnel et lui en fait part.
« Une brebis n’a rien à voir avec un porc » rétorque-t-elle. « Une brebis c’est un esprit libre, presque libertaire ».
Nicolas s’installe dans le sofa. Elle se tient devant lui.
« Embrasse-moi » lui dit-il.
Elle s’exécute, goûlument.
« Viens dans mon lit » dit-elle en se déshabillant, « on sera mieux ».
Nicolas Pissettaz a un moment d’hésitation et à son tour ouvre la boucle de son ceinturon, le saphir scintille.
Il sera le 25ème.
Dehors il pleut toujours.
Quelle plume !
J’oscillais entre le ridicule de tous ces objets, ce "bling bling" et la tristesse de ces rencontres préconçues par un algorithme et cette manie qu’ont les gens d’ajouter à leur panier de quoi compenser leur solitude maladive.