Je vais chercher Roksaneh à l’aéroport. Elle rentre de Téhéran. Son pas est hésitant, elle a bu beaucoup de champagne sur le vol de retour. Elle me serre fort dans ses bras, cette fois sans le « hug » à l’américaine, me regarde dans les yeux, nous ne nous parlons pratiquement pas. Son bagage est lourd, elle a rapporté du pain lavash, des confitures de cerises acidulées et des tapis. Je lui ouvre la porte de la voiture, mets la valise dans le coffre et sors du parking. Silence, pas un mot.
Au premier feu rouge, je la regarde. Elle pleure.
« Je ne pensais pas que tu viendrais me chercher, je n’y croyais pas ».
Elle enlève ses lunettes de soleil pour s’essuyer les yeux. Elle s’est fait tatouer les sourcils durant son séjour. Le résultat est très ethnique et lui donne un air encore plus sauvage.
« C’est raté » me dit-elle
« en plus ça croûte de partout ! ».
Je lui prends la main, elle la serre fort et se remet à pleurer.
Je la dépose chez elle .
« Reste, ne me laisse pas ».
Elle m’enlace. Nous nous embrassons. Elle m’entraine dans sa chambre.
Roksaneh est émue. Je crois que nous faisons l’amour pour la première fois. Elle me demande d’éteindre la lumière pour que je ne voie pas ses sourcils. Elle me dit qu’elle m’aime. Je me demande un bref instant si je ne préférais pas la Roksaneh d’avant, fière et indépendante, qui refuse de s’attacher. Aimer c’est choisir et choisir c’est renoncer… d’être volage et de papillonner. Ma tête me dit d’y aller, tu as 45 ans, tu n’en rencontreras plus une aussi bien. Mon corps me dit que je suis en forme et qu’il me reste encore quelques belles années… Comme souvent, quand confronté à ce type de dilemme, je laisse la vie décider. On verra bien et les sentiments changent avec le temps.
Roksaneh a soif. Nous nous préparons un Gin & tonic et picorons les pistaches qu’elle a rapportées. Elle s’absente un instant et revient avec un cadeau qu’elle me tend.
« C’est la première fois que je fais cela, je m’étonne moi même » me dit-elle.
Dans le paquet il y a une miniature persane représentant une scène de chasse à cheval. C’est très fin, très beau, le cadre khatam est superbe.
« C’est ma mère qui te l’a achetée, je n’aurais pas été capable de négocier le prix avec le marchand ».
Je lui enlève ses lunettes (qu’elle refuse toujours d’enlever) et l’embrasse sur les yeux.
« Tu te rends compte, j’ai même demandé à ma mère de m’apprendre à cuisiner le polo (riz) avec tahdig pour te le préparer un jour. Ca veut dire beaucoup, je n’ai jamais fait cela pour un homme »
« Maintenant j’ai faim, allons manger ».
Comme souvent, nous allons chez l’italien d’en face. Elle commande une Romana extra ruccola et une demi-bouteille de Barolo. Je prends une capricciosa et un coca avec une tranche de citron. Elle fume ses Davidoff les unes après les autres. Elle appelle le serveur pour qu’il vienne vider le cendrier, se plaint des enfants de la table d’à côté, me demande pourquoi je ne dis rien, critique la circulation insensée dans les rues de Téhéran, me dit que sa mère viendra pour Nowruz, qu’elle a un rendez-vous important avec son président dans quelques jours.
« Pourquoi t’es-tu fait tatouer les sourcils » je lui demande.
« ne sais pas, j’y suis allée avec une amie, elle m’a dit que l’esthéticienne était bien. Il va falloir que je trouve un chirurgien pour m’arranger ça. Ma cousine Sepideh m’en a conseillé un à Montreux. C’est le mari de sa sœur, il est vietnamien».
Je n’ai toujours pas bien vu ses yeux et lui demande d’enlever ses lunettes de soleil, ce qu’elle refuse catégoriquement.
« Je te les montrerai quand les croûtes seront parties ».
Je dépose un baiser sur le verre de ses lunettes. Elle sourit, se remet à pleurer.
Trois jours plus tard, elle me demande de l’accompagner à la consultation du chirurgien esthétique dont elle m’avait parlé. J’accepte bien sûr et c’est main dans la main que nous franchissons la porte d’entrée de la clinique montreusienne, un véritable cinq étoiles avec vue plongeante sur le lac Léman.
L’assistante du Dr. Van Pham Taï est là pour nous accueillir. Roksaneh la suit sans même me dire au revoir. Je décide de l’attendre dans les jardins surplombant le lac. Je m’assieds sur un banc, sous un palmier, à côté d’une dame avec un pansement sur le nez.
Je reçois un sms, Roksaneh m’annonce que l’intervention est terminée et qu’elle m’attend à la réception.
Lorsque je la retrouve, son visage est tout boursouflé, elle a deux cicatrices au dessus de chaque tempe, cachées tant bien que mal par ses cheveux.
« Le chirurgien m’a dit qu’il ne pouvait rien faire pour rattraper les tatouages. Je me suis alors offert un mini-lifting pour mes 50 ans ».
Elle m’explique que le fil d’or introduit sous la peau va atténuer ses rides d’expression et qu’elle peut le faire retendre trois fois à plusieurs années d’intervalles.
Je ne vois que son visage informe et bleuâtre. Elle ressemble à Mélanie Griffith un mauvais jour. Je ne dis rien et la soutiens plus que l’accompagne jusqu’à la voiture.
« Dans une semaine tu ne verras plus rien. Je vais aussi me faire remonter et repulper la poitrine».
Je suis concentré sur la manœuvre pour sortir du parking et manque de heurter les bornes situées de part et d’autre du portail. Je ne fais aucune remarque et me dis que je vais la laisser tranquille pendant quelque temps. Elle ne ressemble plus à rien, je prends conscience que je sors avec une vieille qui s’achète quelques années à coups de bistouris, d’injections et de tatouages… tout ça pour ça ! L’effet sur ma libido est inversement proportionnel à tous ses efforts antigravitaires et de retour à Genève je la laisse devant chez elle. Elle ne me demande du reste pas de monter. Un soulagement !
« On se voit dans une semaine ? » me demande t’elle.
Je ne sais plus trop, je ne réponds pas tout de suite et m’en sors avec un oui évasif.
Nous convenons de nous revoir sur la terrasse de l’hôtel des Bergues. De gros arabes sortent difficilement de leurs voitures de sport. Les fêtes de Genève battent leur plein, Riyad s’est déplacée sur les bords du lac. Elle est déjà là entre un harem multi générationnel et voilé et deux businessmen barbus, cigare aux lèvres, verre de whisky à la main.
Elle a revêtu sa robe portefeuille rouge Diane von Furstenberg. Celle que je préfère.
Elle commande un dry Martini, moi une caïpiroska. Elle ressemble à un chat siamois. Il me semble que sa poitrine est plus grosse. A son doigt une émeraude sertie de diamants,
« cadeau de ma mère ! » me dit-elle.
Elle ne porte pas ses lunettes de soleil. Le tatouage sur ses sourcils est épais et noir de jais, façon présentatrice de télé égyptienne.
« Je te plais ? »
« Beaucoup ! »
C’est un tout petit mensonge car je dois avouer qu’elle a un charme fou, un charisme envoûtant. Je me demande si je l’aime ? Son côté exotique, son statut, son argent m’attirent et cela me met mal à l’aise. Je ne suis pas raccord avec mes sentiments.
« J’ai été très efficace cette semaine. Comme tu l’as certainement constaté, ma silhouette a changé ». Dit-elle en se redressant et bombant le torse.
« J’ai de plus discuté avec mon boss qui me propose un job en or à Singapour. Nous y vivrons comme des rois, je pars dans un mois et je compte sur toi pour nous trouver un appartement. Tu m’accompagnes ? »