C’est une histoire qui commence par-delà
L’entendement humain, les fables et les lois.
C’est une histoire plus mystérieuse qu’un mythe,
Prétendue légende par un accord tacite.
La vérité est aussi pure qu’effroyable ;
Qui, du moins, porterait à des désirs coupables.
Souffrez donc de l’entendre, si vous le pouvez,
Si vous ne craignez spectres ni âmes damnées.
Il est des créatures qui défient la Mort,
Ne s’y soumettant point mais la portant au corps.
La délivrant aux humbles âmes qu’ils rencontrent,
Avec la cruauté dont ils savent faire montre,
Ces monstres doivent gésir dans l’obscurité,
Tapis dans les confins de longues nuits désolées ;
Subsistant dans l’ombre de la vie elle-même,
Portant l’horreur dans leur regard, et leur teint blême.
Il semble que la grâce ait quitté cette terre
Pour que les morts échappent à l’état de poussière ;
S’il en est qui peuvent échapper au tombeau,
Il en est pourtant d’autres qui en sont le sceau.
Ces pauvres victimes d’un auguste fléau,
Charmées par ces monstres à l’instinct délétère,
Et plus odieux encor à cause qu’on les vénère,
Ont cru toucher la grâce, et sont tombées de haut.
Ces hôtes de la nuit boivent jusqu’à la lie,
L’élixir dont même le commun est doué ;
La saveur de ce sang hardiment dérobé
Leur est d’autant meilleure si l’on a consenti
D’abandonner sa vie dans un tel sacrifice,
Dans un pacte sanglant qui n’a nulle justice,
Et succomber sous l’étreinte d’une morsure
Dont le souffle glacial, jusqu’à la mort, perdure.
Les corps exsangues tombent dans l’obscurité,
Même si en réchappent quelques privilégiés :
Etreints par de longs crocs sous des lèvres ourlées
C’est au-delà de la mort qu’ils se lèveront.
Ce privilège octroyé de façon charnelle,
Ce pacte sanglant qui sans terme se révèle,
Les abandonnant tous aux siècles moribonds,
Constitue la geste des âmes immortelles.
Une vertu si sauvage n’est point en usage dans le siècle où nous sommes.
Nicolas Boileau
Chapitre 1
La chaleur du mois d’août exhalait les fragrances sucrées des résineux qui peuplaient la lande tels des géants immobiles flattés par la caresse d’un léger vent d’ouest. La nature sauvage se mêlait sans en avoir l’air aux passions des habitants de cette ville tranquille, du moins autant que peut l’être une cité effroyablement prise d’assaut. L’année 1647 s’achèverait bientôt sans que l’on sût quel pourrait être l’avenir de toute une nation qui exultait en prenant les armes contre elle-même ; en attendant, faisant fi de toute considération pour un monde qui ne semblait lui appartenir, une jeune fille accablée par le ressentiment haussait le ton avec effronterie devant le vieil homme qui l’avait éduquée. Le monde pouvait bien cesser d’exister, il eût été pire de ne pas s’imposer contre le renoncement à la vie qu’elle croyait pouvoir rêver éveillée : une existence où aucune prison ne refermerait ses portes sur elle.
La jeune fille tapait du poing sur la table, ignorant les feulements de rage de son interlocuteur excédé autant qu’elle et tout aussi opiniâtre. Elle posait sur lui des regards empreints de défi, d’arrogance et de dureté ; les yeux d’une écervelée qui croit à tort ne rien avoir à perdre. Elle faisait le tour du bureau afin d’échapper à l’étreinte ridicule de son père, semblable à un fantoche, sans plus de consistance que le rôle qui lui était dévolu. Enfin, c’est ce qu’elle parvenait à croire, méprisant la peur qu’il lui inspirait, comme toujours ; elle redoutait encore plus d’être esclave de ses propres peurs que d’un homme qui n’aurait jamais pu se résoudre à lui tordre le cou, malgré les imprécations, malgré les querelles ; malgré le vacarme qu’elle causait à force de craindre que l’on anéantisse sa vie, une vie sur laquelle il lui fallait absolument avoir prise.
— Je n’irai pas ! Crachait-elle. S’il me faut quitter cette terre par les saints sacrements de l’extrême onction afin d’échapper à cette existence, soit ! Je mourrai.
— Croyez-vous, idiote, que l’on vous donnera les saints sacrements alors que vous vous serez volontairement donné la mort ? Avez-vous perdu l’esprit ? Servir Dieu est plus louable que de s’employer à le rejoindre !
— Ce n’est pas Dieu mais vous que je vais servir, et cela aux dépends de mon bonheur !
— Croyez-vous que nous avons le choix ?
— Comment père pouvez-vous imaginer que le couvent me sera plus profitable ? Vous dites cela parce que vous ne savez point ce que c’est. Car vous êtes un homme ! Vous me sacrifiez pour mon frère, pour que lui ait un douaire, un beau mariage et une vie luxueuse ! Pourquoi ? Parce que sa vie a plus de valeur que la mienne ? Ne suis-je donc rien à vos yeux ?
Le père la gifla. Comment lui faire comprendre qu’il n’avait pas d’autre choix ? Parce qu’il ne pouvait sinon éviter la servitude à sa fille ; mais il proposait la servitude à Dieu d’une fraîche jeune personne qui n’avait encore rien entrevu de l’existence alors qu’elle connaissait par cœur les aspérités des murs des cloîtres et les messes en latin qu’elle pouvait psalmodier sans plus de conviction que l’athéisme acharné qu’elle ressentait malgré elle-même, comme si elle avait toujours su qu’aucun Dieu ne tirerait jamais sa famille de la maussaderie de perdre indubitablement toute prise sur le sort ; un sort qui s’acharnait singulièrement à mesure qu’ils priaient tous pour épargner la lignée. Elle avait depuis longtemps cessé de prier pour son propre salut, pour sa propre paix ; c’eût été inutile d’invoquer Dieu pour le convaincre de renoncer à sa servitude.
Monsieur d’Aubressac tentait d’en imposer à sa fille, lui opposant une alternative qu’elle rejetait avec d’autant plus de vigueur que sa mère ne parvenait pas non plus à se résoudre de faire le deuil de la vie épanouie qu’aurait pu connaitre leur aînée à la cour, de la considération dont elle aurait pu jouir si seulement la perte des charges, la guerre menée sur deux fronts entre la Hollande et l’Espagne, et les mauvaises conditions climatiques de ces quatre dernières années, qui plongeaient l’Europe entière dans une détresse économique induisant famine et révoltes, n’avaient pas appauvri la famille, déjà rudement touchée par le décès successif de quatre de ses enfants. En trois ans, la tuberculose avait emporté leur fille de dix-huit ans, ainsi que celle de deux ans sa cadette ; leur fils de vingt-et-un ans avait dépéri de violentes fluxions dont le vin émétique acheva l’œuvre, et le dernier, âgé de dix ans, était mort l’année précédente d’une violente fièvre. Elle aussi atteinte, Héloïse, la cadette des filles, âgée de quatorze ans à l’époque, avait menacé de rejoindre son frère avant de se rétablir, mais conservait une santé fragile. Seuls la féroce Catherine et leur frère aîné Thibault avaient réchappé des aléas du sort ; de solide constitution, ils représentaient tous deux la force de la famille, que le jeune homme tenait désormais presqu’à lui seul à bout de bras du haut de ses vingt ans et de son grand et puissant corps musclé.
Récemment revenu de Paris, où il avait appris à tenir son rang, comme les générations de nobles qui l’avaient précédé, il chevauchait tout le jour le long du domaine, dominant, par la prestance qu’il avait acquise à l’académie, les paysans pliés parmi les vignes et courbés sous le poids des fourrages qu’ils apportaient chaque jour aux quelques bêtes qui restaient de l’élevage, servant pour la plupart au travail de la terre, féconde grâce à tant de labours et d’efforts, mais qu’il fallait comme les grains partager avec les militaires qui avaient investi la région comme bien d’autres provinces où les princes avaient un appui dans leur lutte contre la menace espagnole. Catherine, âgée de seize ans, avait fait son retour de Saintes et de son couvent Sainte-Marie, assurée par la grande beauté de son visage, un ovale arrondi serti de deux grands yeux noisette, d’une agréable bouche aux lèvres pulpeuses et ourlées, et encadré d’une longue et épaisse chevelure brune aux reflets auborne *, de faire un beau mariage et de plaire à la cour.
Cependant il fallait compter sur le fardeau que représenterait Héloïse pour son frère ; car il était peu probable de la marier un jour, et que l’on ne pouvait se résoudre à l’envoyer elle au couvent, se mourir de la froideur et de l’humidité des cloîtres qui pourtant l’inspiraient bien plus que la vie qu’elle menait en ce monde et que défendait farouchement sa sœur, la profane, pour qui la religion n’était qu’une énième souffrance, un obstacle de plus à sa « paix ». Pourtant dans sa bonté et sa ferveur sans tache elle les avait priés de la laisser quitter le monde pour que Catherine ait le mariage qu’elle méritait ; une fille au couvent n’a qu’une moindre dot. Mais tous, jusqu’à Catherine elle-même, refusèrent ce sacrifice.
Tenant sa joue rougie par le choc, cette dernière lança un regard mauvais à son père et se redressa. Elle le considéra encore de sa moue dédaigneuse qui faisait pointer son petit menton en avant, puis osa prendre congé sans que son père l’y ait autorisée. Son effronterie était si grande qu’Aubressac en était dépassé ; et c’est impuissant qu’il la voyait prendre ses ordres auprès de son frère, qui jamais ne la forçait en rien. En somme, cette enfant gâtée n’écoutait vaguement son père que lorsqu’il la corrigeait, ce qui arrivait ces temps-ci bien souvent, et dont le système montrait désormais ses limites, car elle continuait de tenir tête et ne s’émouvait plus de la douleur des gifles.
Parcourant les longs et froids murs de pierre tapissés de fresques guerrières du XVème siècle aussi anciennes que le domaine, elle se pressa vers la sortie, où elle fut baignée en arrivant dans la cour d’une franche lumière et de la chaleur du soleil de seize heures. La journée avait été éprouvante ; elle s’était levée bien tôt, refusant aux mauvais songes de la tourmenter encore, alors qu’en s’éveillant elle avait vu l’azur tout juste se teinter de la pâleur de l’aurore ; son frère déjà levé s’en été allé labourer en partie la terre avec ses hommes, « bien hardi », comme le disait son père, « de peiner inutilement avec la valetaille », puis partait inspecter les nouvelles vignes censées redonner de l’impulsion à la rente, mais qui se trouvaient fort loin du domaine. Revenu vers quatorze heures, Catherine avait contribué à la préparation de son repas, mais ce n’était pas cette tâche qui l’avait éreintée. Libre à partir de là, elle s’était longuement entretenue avec son père dans son cabinet, et la voix de chacun s’était souvent élevée, si bien que la bonne Adeline et madame d’Aubressac avaient plus d’une fois vainement posé l’oreille à la porte pour se rassurer quant aux circonstances d’un tel raffut.
Le vieux comte exigeait de la jeune fille qu’elle accepte sans concessions d’entrer à l’automne au couvent afin de prendre le voile, tandis qu’elle le menaçait de se donner la mort si une telle chose arrivait. A la fin de la journée, la discussion n’avait pas plus avancé. Chacun maintenant sa position, Catherine comptait sur sa mère pour la soutenir, qui malheureusement n’avait pas droit de prendre part à la décision que prendrait le maître des lieux. Elle n’était que la pièce rapportée à cette ancienne famille qui avait vu l’instigateur de la lignée combattre la faction des Bourguignons aux côtés de Bernard VII lui-même, chef des Armagnacs, qui sut récompenser la bravoure de son meilleur mercenaire, desservi par la naissance mais qui avait su par son épée, son seul bien, gravir les échelons de la chevalerie et s’était vu offrir la terre d’Aubressac et le titre de comte dont Larroque, sa descendance, à présent jouissait. Geneviève Mauriac avait été mariée par ses parents en gage de vassalité envers le maître de la région, qui fut bientôt détrôné par la popularité de Jean Maubin, marquis d’Aubrillac, dont le fils Jacques était devenu en même temps que Thibault d’Aubressac un jeune homme plaisant dont on gageait fort de la fortune. Il avait en effet suivi la même solide instruction que le jeune Larroque chez un maître de Paris. Les deux jeunes gens avaient dès leur plus tendre enfance dédaigné les querelles de leurs pères pour s’amuser ensemble dans la lande, et depuis tous deux conservaient une solide amitié. Il était cependant hors de question que Catherine l’épouse.
Jamais pourtant la jeune fille n’avait imaginé sa vie autrement que libre. Elle n’avait jamais songé au mariage, ni à demeurer au couvent où très tôt envoyée elle pensait à son château, vaste et défiant les âges, construit en 1425 par son ancêtre Gontran le Vilain, premier comte du nom d’Aubressac, dont le destin l’avait toujours fascinée, et qui se transmettait fièrement de génération en génération, conté comme une légende de jadis qui enorgueillissait les enfants et leur octroyait nuit après nuit des rêves chevaleresques où à leur tour ils s’imposaient comme des héros de l’ancien temps. Catherine ne dérogeait pas à cette coutume et s’était vue dans ses songes les plus inspirés tenir le rôle de guerrière ignorant la souffrance et la mort, se jetant entière sur les champs de bataille au service d’une cause désespérée ; car selon elle, c’était dans la vanité d’une entreprise que l’on pouvait reconnaître le courage de ceux qui s’y employaient, et qu’il n’y avait point de victoire si elle n’avait été arrachée à l’ennemi par une chance inopinée et un combat acharné.
Ce vaste manoir fortifié, lieu de ses errances spirituelles et de ses jeux d’enfant les plus téméraires, était une véritable petite forteresse désormais déliquescente qui avait été érigée comme rempart du domaine des seigneurs d’Armagnac, afin de contenir les Bourguignons en cas d’attaque. Cependant, elle ne servit qu’une fois. Les douves avaient été comblées, les remparts avaient été tombés car ils coûtaient trop cher en entretien et empiétaient sur des terres cultivables ; mais le corps, la tour de guet et le donjon demeuraient presque intacts. Les chambres étaient de petites pièces très hautes de plafond auxquelles on creusa des fenêtres, car celles qui existaient, lorsque ce n’étaient pas des meurtrières, donnaient en majorité sur le bois d’Aignan et n’accueillaient que peu le soleil et la lumière du jour. Le grand escalier reliait le rez-de-chaussée aux trois seuls étages que comptait cette forteresse somme toute modeste, en omettant d’y inclure la tour et le donjon, accessibles du premier étage. Le tout disposait cependant de douze chambres sur les deux niveaux supérieurs et d’une grande salle au rez-de-chaussée pourvue de grandes fenêtres en ogive constituées de vitraux et de volets de bois à la partie inférieure, où l’on prenait les repas en famille, parmi les tapisseries pastorales et les armoiries familiales accrochées aux murs, qui témoignaient silencieusement du faste de ces glorieuses heures qui pour toujours s’étaient éteintes avec la vigueur des seigneurs du domaine à mener une vie de réjouissances. La cuisine et l’arrière-cuisine, situées d’une part et d’autre de la bâtisse, étaient vastes et les latrines condamnées au profit de la chaise et du paravent. Les femmes bénéficiaient également d’une salle complémentaire, où elles pouvaient vaquer à leurs ouvrages et où Catherine avait eu coutume de jouer enfant. La galerie reliant le corps au donjon était en outre sa partie préférée, car étant mal éclairée, il y régnait bien souvent des ténèbres à l’atmosphère lourde et silencieuse, empreinte de mystère ; et la rangée d’armures semblait dotée de vie, luisant par endroits lorsque la flamme d’une bougie s’y reflétait.
Arpentant le long couloir pourvu d’un tapis rouge cardinal, elle s’était plue à imaginer des histoires extravagantes, jusqu’à ce qu’elle arrive enfin au donjon, fermé à double tour, dont les grandes portes qui se dressaient gravement devant elle la tenaient en respect et incitaient son imaginaire fertile à s’interroger sur les raisons de ce scellement définitif. Elle avait songé que la porte fermait son monde à celui des esprits, avant de se faire la réflexion qu’il était impossible de les emprisonner, et que l’idée demeurait tout bonnement ridicule. Elle imagina également un dragon fulminer au cœur de la tour, prisonnier de Gontran et de ses descendants fiers d’assurer ainsi la sécurité du pays, tout en confiant au monstre fabuleux la digne mission de veiller sur un important trésor secret qui se trouvait dissimulé tout au fond de l’immense geôle qui lui servait de grotte. Mais avec le temps, cette partie du château perdit de son attrait, et les boniments également.
Les écuries avaient peu à peu gagné leur place dans le cœur de Catherine, qui se prenait à chevaucher dès qu’elle en avait le loisir. Elle partait ainsi en compagnie de Thibault dès qu’il se trouvait libre et qu’elle n’avait pas elle-même à s’acquitter de quelques tâches ménagères censées lui apprendre à tenir une maison et des domestiques alors que ce destin, lui assurait désormais son père, était hors de portée. Les écuries se trouvaient près du châtelet d’entrée, surélevées par une douce pente, l’ensemble de la bâtisse étant orienté vers le bois d’Aignan, au Nord-Ouest ; ce qui malheureusement la dépourvoyait en grande partie de la lumière et de la chaleur.
Ce manoir avait été érigé par un homme qui avait su s’affranchir de l’asservissement mais qui par fidélité pour l’un des clans les plus puissants de France s’était vu offrir la consécration d’un titre et des terres dont le jeune paysan qu’il avait très peu de temps été n’avait jamais osé rêver. Là, fort de ses batailles et de cette bâtisse que les gens qu’il commandait lui avaient érigé, il mena une paisible vie jusqu’à ce qu’il rencontre Mathilde, fille du chevalier Larroque de Lartigue, dont la légende prétendait que les événements se déroulèrent au cours de l’hiver 1435 alors que Gontran se baignait de bon matin dans le lac d’Aignan. La jeune femme passant par cet endroit lui aurait proposé sa houppelande pour qu’il ne prenne froid au sortir de l’onde, et guère effarouchée par la nudité de l’homme, l’aurait aidé à passer le vêtement. Epris de cette jeune femme dont la paternité se révélait illégitime, il l’épousa tout de même, bien qu’on l’eût rigoureusement mis en garde contre cette sauvageonne réfractaire à toute forme d’autorité et qui ne se plaisait que dans la liberté de mouvement et de parole ; et en même temps que les épousailles on fêta le traité d’Arras, mettant fin au conflit entre les Armagnacs et les Bourguignons. Gontran et Mathilde furent heureux toute une vie et en engendrèrent d’autres, jusqu’à Catherine, se plaisant à se reconnaître dans son aïeule qui en outre savait se battre et chasser tant le gibier que le Bourguignon.
Depuis l’extérieur, elle considéra la bâtisse, qui s’élevait, triomphante des siècles, sauvegardée par de méticuleux travaux, et songea qu’il lui faudrait faire ses adieux, consciente que l’issue du front qu’elle menait contre son père lui serait défavorable.
Thibault, son frère, vivrait probablement en cette demeure avec une épouse et leur sœur Héloïse, qui faisait d’ores et déjà le deuil de l’existence dont elle avait toujours rêvé. Aimable et pieuse, elle n’avait aspiré qu’à la douceur d’un foyer et l’éducation d’enfants qu’elle aurait eu la force de mettre au monde, jusqu’à ce qu’elle prenne conscience qu’une telle chose serait impossible. Afin de trouver du réconfort à sa peine, elle s’était alors tournée vers Dieu avec la résolution de ceux qui savent qu’il ne peut en être autrement, et que cela est déjà une fin enviable. C’était réjouie de son sort que finalement Héloïse tâchait de survivre malgré ses faiblesses ; comme si elle savait que pour exister elle n’avait pas de temps à perdre. Catherine craignait elle aussi de n’avoir pas assez de temps pour faire l’expérience de la vie ; c’était une raison pour laquelle il lui répugnait d’accepter d’entrer dans l’engrenage des concessions et des sacrifices sensés la présenter comme une aimable jeune fille à marier, une future mère exemplaire, une épouse dévouée. Elle avait timidement cru, au cours de son adolescence, qu’une bonne éducation chez les sœurs lui octroierait la liberté de porter ses choix sur le monde, ignorant que sa docilité serait tenue pour acquise et que n’en découlerait à chaque fois qu’une autre forme de soumission à des ordres et à des leçons. Sa mère l’avait abusée sans le savoir. Elle lui avait assuré que son destin ne serait pas celui que partageaient les autres pensionnaires du couvent. Elle songeait à peine à instruire sa fille, de ce qu’au lieu de fréquenter les bourgeois et les gentilshommes de bien, elle évoluerait plutôt dans le cercle des ducs et des princes, afin de connaître un époux dont la qualité dépasserait les espérances de simples nobles de province.
Lorsque Catherine entendit qu’il était une fois de plus question de soumission, et de servitude, enveloppée dans un écrin soyeux et scintillant de richesse, elle prit la pleine mesure de ce que pouvait être la misérable condition d’une femme en dépit de sa naissance. Elle se promit alors de préférer n’être plus personne à défaut d’abdiquer, de rendre les armes et de se soumettre enfin à une autre figure paternelle, qui lui tiendrait lieu d’époux. Elle n’était déjà rien, puisqu’elle se voyait manipuler comme un objet, de valeur, certes, mais d’une valeur qu’elle n’avait pas gagné par sa personnalité ni par le mérite de ses qualités. Au sortir du couvent, elle se rendit à l’évidence que de toute façon, elle n’en possédait aucune. Elle écrivait fort mal et n’avait eu le loisir de s’instruire par des lectures, si ce n’est celle de la Bible, dont les quelques versets appris en latin étaient tous frais dans sa mémoire, mais ne lui inspiraient aucune pensée ni même aucun entendement à la vie sacrée. Si elle avait appris à coudre, c’était davantage pour tenir lieu de divertissement plutôt que dans le dessein de réaliser une œuvre ; la plus grande de toutes étant d’enfanter, idée qui lui répugnait autant que la sensualité. Catherine, fortement déçue, avait pensé vivre en châtelaine dans ce domaine qu’elle avait chéri comme un membre de sa famille ; et désormais qu’elle se savait condamnée à le quitter quoi qu’il advienne, il lui semblait perdre un être cher.
* Auburn.