Le Conte de la Sorcière des Bois 40. Le sage et l’idiot

9 mins

Un de ses cœurs tenta de s’enfuir ; elle le retint de justesse mais avala sa langue dans le processus. Ses organes avaient tous échangé leur place. Ses deux cœurs battaient la chamade, mais à deux rythmes différents et nichés dans son ventre, pendant que son estomac s’en était allé vagabonder dans le creux de ses reins. Ses intestins s’ébattaient telle une orgie de serpents. Ses poumons jonglaient entre son diaphragme. Son foie avait disparu, envolé. Son cerveau jouait aux ermites dans ses chevilles et y sommeillait bien sagement dans l’espoir que sa propre conscience l’oublie.

L’elfe hoquetait sous la torture de l’insoutenable. Son enveloppe, sens dessus dessous, ressemblait à un cimetière visité par une goule.

L’enfant du bois, roulée en boule autour de ses genoux qu’elle mordait, luttait de toutes ses forces pour conserver un semblant de raison. Elle œuvra à réunir ses pensées non-corrompues, à les nouer ensemble et, serrant contre elle leur pelote, les guida le long d’un courant cahoteux. Les images se mouvaient sur l’écran interne de ses paupières closes, nues, sans le son pour les habiller.

L’ordre regagna petit à petit ses entrailles. Les vagues nostalgiques chassèrent le chaos balafré, et prenant l’apparence de fées bienfaitrices, se mirent à l’œuvre afin de ranger le fatras.

Le temps se remit à s’écouler au rythme de ses cœurs. L’elfe se releva. Elle inspira une grande bouffée d’air, toussota en sentant le goût léger mais néanmoins aigre du soufre, expira lentement malgré la sensation d’étouffement, puis inspira une nouvelle goulée, désagréable mais bénéfique. Plusieurs fois, elle répéta le processus ; jusqu’à ce que s’éteigne l’orage d’angoisse. Les sombres nuées la lorgnaient depuis le lointain.

L’enfant du bois était écrasée par la faiblesse. Elle avait néanmoins retrouvé la maîtrise de son corps et son esprit voyait de nouveau assez clairement la réalité pour s’y confronter.

« Bien, bien. C’est très bien. Je reconnais bien là ma fille. »

L’elfe sursauta, déchira du regard le rideau brumeux sans trouver trace de la personne qui venait de s’adresser à elle. Ses cœurs s’emballèrent derechef.

« Chut. Paix. Respire. Assieds-toi. Plante tes racines et cale-toi aux battements de la terre. Vas-y. »

Sans savoir pourquoi, elle obéit. Accroupie sur le gravier, elle ferma les yeux et son esprit se planta dans la roche. Celle-ci vibrait d’un rythme régulier, ni trop lent, ni trop rapide, auquel elle s’accrocha. Bientôt, ses deux cœurs pulsèrent à la même fréquence que le chant du monde ; lequel était un géant endormi. La vie s’ébattait sur son ventre ronflant. Quelqu’un lui avait dit ça un jour. Mais qui ?

« Tu ne te souviens pas de moi ? M’aurais-tu déjà oublié ?

Non… Bien sûr que non, enfin… Je ne sais pas… Je ne sais plus… Qui es-tu ?… Et qui je suis, moi ?

Tu es le cœur droit de l’Univers, voyons. Mon univers, tout du moins.

Dayl ! »

Ses paupières, brusquement, s’ouvrirent. Le chaman se tenait juste-là, à quelque pas devant elle. Debout, il la dominait de son regard bienveillant. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux puis mouiller ses joues. « Comment ai-je pu t’oublier ? » gémit-elle.

Elle sauta dans ses bras, hésitant un instant de crainte que le spectre ne s’évanouisse à son contact, mais le chaman lui rendit son étreinte. Alors le ruisseau de ses larmes redoubla de fureur pour se changer en torrent. Le brouillard étouffait ses gémissements, leur offrant à tous deux une intimité bienvenue. Dayl se répondit à son violent câlin par une tendre embrassade.

Ses robes trouées au florilège de teintes décrépites dégageaient le même parfum qu’autrefois : poussière mêlée au moisi et aux vapeurs de gnôle. La puanteur était un baume aux cœurs pour l’enfant du bois éplorée.

« Tu es là. Tu es vivant.

Pardon, mon âme. Je suis mort. »

L’elfe colla son front à la poitrine immobile et tenta de toutes ses forces de s’y enfoncer, mais aucun écho ne lui parvint. Le tambour s’était tu. Ses larmes, elles, ne s’étaient pas encore taries. Dayl s’empressa de la consoler ainsi qu’il le faisait autrefois : en lui caressant les cheveux et le creux de ses vertèbres, qu’il décomptait une à une avec ses doigts. Il usait aussi souvent de cette technique pour se faire pardonner. Autrefois. Mais l’enfant du bois n’avait jamais eu motif à lui pardonner quoi que ce soit, car jamais elle ne lui avait reproché ses excès. Pas aujourd’hui. Pour la première fois de leurs existences communes, elle lui en voulait, maintenant qu’il n’était plus.

« Pourquoi m’as-tu quitté ? grogna-t-elle.

Je ne le voulais pas. Pardonne-moi. J’ai encore échoué. Je t’ai déçue, je sais.

Jamais. Jamais tu ne m’as déçue.

Ta voix dit le contraire. »

L’elfe se mit à marteler la poitrine contre laquelle elle était blottie. « Tu es parti ! s’écria-t-elle dans une subtile mixité de misère et de colère. Tu m’as laissée ! Alors que tu avais juré de que nous serions toujours ensemble ! »

Un tendre sourire plein d’amour et de regrets cueillit ses reproches d’adolescente. « Que veux-tu ? Je suis un vil menteur. Les autres le voyaient tandis que toi tu préférais jouer les aveugles.

C’est faux. Tu ne m’as jamais menti. Sauf là, maintenant. Tu m’as toujours dit la vérité, même si elle était dure à entendre. Tu as toujours été honnête envers moi. Jamais tu ne m’avais trahie. Pourquoi maintenant ? » Elle sombra dans une quinte de chagrin, que Dayl tâcha de soigner en lui tapotant le haut du dos.

« Tu sais, mon âme, cette nuit-là, si tu avais été à mes côtés et que le monstre t’avait emportée toi aussi, jamais je ne me le serais pardonné. Même la mort n’aurait pu laver ma honte de t’avoir mise en danger. »

Un rire amer se mélangea aux sanglots. « C’est vrai que là où nous sommes, je suis parfaitement en sécurité.

Je suis heureux, tu sais, affirma Dayl d’une voix douce et posée, ignorant son sarcasme.

Comment ça ? Qu’est-ce que tu me chantes “tu es heureux” ? Tu es mort.

Je suis heureux que tu te sois enfin décidée à suivre ta propre voie. »

L’enfant du bois abandonna le nid chaleureux du thorax pour plonger le regard dans celui de son père et mentor. Les orbites couvaient des yeux que de tout temps le venin de la liqueur avait recouverts d’un voile. Dorénavant, c’était un linceul qui embrassait les pupilles.

Un souffle de brise passa sur eux en susurrant la musique de l’arbre ébroue son feuillage.

« Je suis si bête, grommela l’enfant du bois. Je ne suis pas de taille pour cette aventure.

Pourquoi dis-tu ça ?

Je pensais pouvoir te venger. Mais j’ai échoué. Et maintenant, j’ai tout oublié. Pardon. »

La voix plaintive du chaman se durcit brusquement. « J’ai bien envie de te griffer.

Je le mériterais.

Pas pour ça, gronda-t-il, soudain menaçant, avant de brutalement se radoucir. Mon enfant, mon âme, tu n’es qu’une cervelle de pibleu. Crois-tu que je désire que l’on me venge ? Penses-tu une seule seconde que ma vie mérite un tel sacrifice ?

Oui, tu le mérites, et mille fois plus. »

Le chaman l’attrapa par les épaules pour la secouer d’un amour violent. « Non, tu te trompes. Personne ne mérite qu’on se sacrifie pour lui ! Personne, tu m’entends ?!

Tu aurais fait la même chose pour moi.

J’étais un ivrogne doublé d’un idiot. Il n’est pas pire exemple au monde que moi.

C’est toi qui m’as tout appris, et tu m’as bien appris, que tu le crois ou non. Personne n’aurait pu rêver meilleur professeur.

Tu me surestimes, pauvre enfant. Je t’ai simplement inculqué les bases. Tout le reste, tu l’as appris par tes propres moyens. Tu n’es pas stupide contrairement à moi. Bien au contraire. Jamais de mon existence je n’avais rencontré quelqu’un d’aussi digne du titre de chaman.

— Arrête de dire que tu es stupide. Rien n’est moins faux. »

De nouvelles larmes ajoutèrent leur acidité aux relents amers coincés dans sa gorge. L’enfant du bois éclata d’un rire grinçant. « Tu sais ce qui s’est passé ? Après avoir découvert ton corps. Je me suis évanouie. Et à mon réveil, j’ai découvert que le savoir que j’avais accumulé au cours de toutes ces lunes à n’en plus compter, ces veilles de méditation, ces nuits sans sommeil, tout ce que j’avais appris, ce que tu m’avais appris, avait disparu. Pfiou. Avalé par les limbes. Je ne suis plus qu’une coquille vide couvée par la nuit stérile. Tu ne comprends pas ? La vengeance est tout ce qui me reste. »

Une main parcheminée se posa sur la joue humide qu’elle caressa avec une infinie douceur, séchant les larmes et comblant leurs sillons de son terreau d’amour. L’elfe pouvait sentir les doigts contre sa peau, si froids et pourtant si chaleureux, au point que leur contact fit fondre le gel à l’intérieur de ses cœurs.

« Si cela est vrai, mon âme, alors dis-moi, que fais-je ici ? »

Dayl, attentif, scruta l’enfant du bois. Cette dernière pataugeait dans un marais, luttant pour se dépêtrer de ses pensées vaseuses.

« Tu n’es pas vraiment là », avoua-t-elle enfin. Ses paroles n’avaient été rien de moins qu’un soupir, un murmure dans le vent.

Dayl ne se départait pas de son sourire ; débordant de tant d’amour que toute la haine du monde aurait pu s’y noyer. Elle emprisonna la main contre sa joue dans sa propre paume comme pour l’empêcher de s’enfuir.

« Oh, je suis bien là, répliqua le chaman. Et j’ignore où je suis. Sais-tu où nous sommes ? »

L’elfe scruta les alentours, la silhouette des rochers couvés par la brume identique à une monstrueuse toile d’araignée. « Je… Je l’ignore. J’étais… D’autres m’accompagnaient. Ou plutôt… C’est moi qui les accompagnais. Oh, Dayl ! gémit-elle dans un sanglot avant de fondre à nouveau dans ses bras. Dayl, aide-moi. »

Et Dayl de souffler tendrement à son oreille. « Silène, ô mon âme, les dieux ont été bien crétins de t’oublier. »

Quelque part dans le néant, un barrage invisible se rompit. L’eau captive, furieuse et triomphante, écuma dans toutes les directions sans s’arrêter aux obstacles, consumant dans son sillage les rideaux opaques, tambourinant contre les parois de son exil.

L’enfant du bois tressaillit. Le chaman la retint de trébucher.

Enfin, elle se rappelait. « Silène, murmura-t-elle. Silène.

Le plus beau nom qui ait jamais été confié à un être vivant, affirma Dayl, la fierté débordante. Il est l’éphémère qui rêve d’immortel. Nulle muraille divine ne saurait résister au battement d’ailes d’un papillon. »

Silène poussa un rire teinté de mélancolie. « Toi et tes expressions, je te jure. Je connais une sorcière qui les déteste toutes.

Elle a besoin de toi, tu sais. Ils ont tous besoin de toi.

Je n’ai aucun pouvoir, Dayl. Je ne suis pas une traqueuse aux sens aiguisés ni une combattante invétérée. Je ne suis qu’une miséreuse qui ne saurait même plus comment on prépare le datura ou introduire un rituel lunaire. »

Dayl resserra ses bras autour de ses épaules comme s’il craignait que sans lui elle ne s’effondre par terre. « Cesse donc de te rabaisser ainsi. Il n’est rien de plus douloureux que d’entendre un être cher se consumer de mépris de soi.

Dit la grenouille à son reflet, rétorqua Silène.

Touché, s’amusa le chaman. Mais cela ne me donne pas tort. La vérité se trouve parfois dans la contradiction. Je t’ai appris cela, non ? Il a peut-être oublié, mais ton esprit est toujours là, bien vivant et fonctionnel. »

Et pour appuyer ses paroles, il appuya un doigt contre le front de Silène, comme s’il essayait d’y percer un trou par où introduire ses idées.

« Le fait que tu te rappelles qui tu es le prouve. Ton esprit t’appartient. Tu en uses à ta guise. C’est la base même de ton apprentissage. Cesse-donc de jouer le dragon qui se mord la queue et déploie tes ailes. » Sa voix emprunta soudain des cordes plaintives. « Je te vois. Tu es si pâle mon enfant. Si maigre. Je te regarde comme mon reflet dans l’étang. La douleur ne nourrit pas, tu sais. Non plus la colère.

Elles m’ont maintenu debout jusqu’ici, affirma Silène.

Elles ne sont pas tes alliées mais des amies traîtresses, pire encore que la liqueur. Je l’ai longtemps appris à mes dépends sans jamais me décider à leur tourner le dos.

J’ai bien le droit d’être triste, gronda l’elfe, le nez retroussé telle une enfant boudeuse.

Alors, pleure, répondit simplement Dayl. Pleure tout ton soûl. Pleure à t’en briser les dents. Pleure jusqu’à ce que tes yeux se dessèchent comme des pruneaux. Libère-toi de tes larmes. Qu’elles emportent ta rancœur. Qu’elles étouffent la vilaine douleur. Et une fois que tu auras fini de pleurer, prends ton âme en main, serre-la fort, relève-toi et avance. »

Alors les montagnes qui enserraient encore les eaux explosèrent en mille débris, et la marée grondante s’ébroua comme une harde de centaures furieux. Silène hurla. Ses poumons s’embrasèrent, sa gorge se durcit comme de la lave et sa langue cracha un hurlement des enfers. D’improbables passants l’auraient sûrement confondue avec une bête agonisante. Le râle emplit le gouffre des Gorges qui le répéta sous la forme d’essaims vrombissants.

Une fois le flot tari, l’esprit de Silène se retrouva baigné d’une belle couche de limon, débarrassée de tous les sentiments impurs et des souvenirs parasites.

« Tu es prête à présent, parla Dayl. Détends-toi maintenant, ferme les yeux. Tu sais comment faire. Respire. Oui, ainsi. C’est bien. »

 Perdue au milieu de la brume, l’esprit éclairci de toutes pensées, l’enfant du bois embrassa une posture méditative, insensible au gravier qui lui piquait les fesses et les jambes. Le sang circulant à travers veines et artères commença à geler. Le tambour de ses cœurs ralentit jusqu’à se réduire à un lent battement lancinant mais sans douleur. L’elfe perdit conscience de son enveloppe. Son esprit vide de pensées s’envola, aussi léger que l’air. Le brouillard se dissipa sans qu’aucun vent n’ait eu à souffler.

La voix de Dayl tissait un cocon apaisant autour de l’esprit de Silène. La tendresse contenue dans ses mots réchauffait l’âme vagabonde autant qu’un soleil printanier d’après-midi.

« Nous sommes des feuilles et la vie est la branche à laquelle nous nous raccrochons. Abandonne tes craintes. Libère-toi de ce fardeau. Romps l’attache. Vole libre, petite feuille. Laisse-toi porter par les courants du temps. Le jour et la nuit s’embrassent et ne font qu’un. Les astres se confondent, les étoiles fondent et le vide devient feu. Ouvre tes ailes, beau papillon. Garde les yeux fermés. Là où tu te diriges, il n’est nul besoin de voir, nulle nécessité d’entendre ou de sentir. Suis ton instinct, laisse-toi guider par sa poussée. Les dieux parlent à travers les cœurs rompus. Mon âme. La pureté transparaît et scintille comme le cristal. »

L’esprit vagabond avait conscience de la voix sans saisir la nature des mots ; il avait perdu la faculté du langage. Simplement ce flux constant rempli d’amour apaisait les remous qui s’agitaient sous le limon fertile de la transe. Les pensées simples de l’être primaire glissaient sur cette vase bienheureuse, dans l’ombre éclatante d’un ciel limpide. Aucune peluche de nuage ne déteignait sur le manteau bleu azur. Le jour s’épanouissait loin des bras de son étoile.

Alors le ciel se mit à pleurer. Des pans de sa pesante cape s’égouttaient de petites étincelles bleutées. La petite feuille voguant au gré des flots venteux s’allongea et prit la forme d’un filet afin de recueillir la bruine. Un ruisseau de tiédeur s’étira à la surface du limon doré.

Quelque part dans un obscur néant sans vent ni larmes, à l’écart du monde qui respire, une pâle lumière scintilla l’espace d’un battement de cœurs étreints ; l’éternité d’un moment où le temps s’est éteint. Et de cette lueur blafarde, spectre diffus d’une pauvre âme, naquit un soleil magnificent, une étoile sans pareil, astre vagissant dont le cri libérateur ébranla le désert des limbes, et du vide engendra une forêt.

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