Le Conte de la Sorcière des Bois 42. L’âme brûle d’un feu bleu

12 mins

L’homme s’était replié en lui-même. Recroquevillé dans son cocon, il était de nouveau un garçon. Ses gémissements cognaient contre les parois de sa chrysalide. Que quelqu’un vienne. Que ça s’arrête. La chenille chétive avait à peine conscience de la terrible réalité qui se jouait en dehors de son petit, si petit monde. Les éclaboussures qui l’aspergeaient le brûlaient autant qu’une volée de braises. Le mince fil reliant l’esprit du garçon à son corps d’homme vibrait sous le flot d’informations qui cavalaient en sens unique. Arrêtez. Pitié. Mais le bourreau jurait en retour de ne jamais interrompre son supplice tant que le garçon refusait d’ouvrir ses portes. La larve tétanisée tremblait sous les échos crissants de la meute de griffes grattant le mur protecteur de son cocon. Les chuchotis, pareils à un torrent d’averse, grésillaient à ses oreilles, comme un essaim de criquets, résonnaient à travers tout son être tel un gong funeste.

Retranché dans l’ultime bastion de sa raison, la conscience du garçon avait abandonné son corps aux hordes barbares qui s’étaient faites un malin plaisir de tout saccager. Ses lamentations se fondaient dans les tambours du pillage. Les assiégeants appelaient le défenseur dissimulé derrière son rempart, lui livraient mille promesses en échange de sa reddition. Le garçon éploré peinait de plus en plus à résister aux appels langoureux. Les braises prenaient une saveur de miel sur son palais. Les brûlures se changeaient en baume. Tôt ou tard, il le savait, il finirait par céder. Pourquoi attendre alors ? À quoi sert de souffrir en sachant que le remède se trouve à portée de main ? Il suffit à la chenille de rompre sa chrysalide, de se laisser emporter par l’essaim vrombissant. À quoi bon lutter pour un espoir vain ? La fierté ? Peuh ! Quelle fierté reste-t-il quand votre domaine est ravagé par les hordes ? Quel honneur à tirer des lambeaux qui restent ? Après le passage du torrent boueux, la honte jonche les ruines, comme la vase imprègne tout. Feuille morte, étendue dans ses haillons au milieu d’un sentier fangeux parmi les vestiges fumants de son être, la conscience réduite à une flammèche mourante au bout d’un morceau de cire fondu. Ni morte ni vivante, la loque d’une existence, balayée par les vents de l’horreur. Aucune herbe ne repousse après le passage des hordes, rien que les chardons ; l’effroi du quotidien mêlé au dégoût de soi-même. La colère ne se résume qu’à un malheureux tison noirci, dont les restes de chaleur peinent à tiédir un sang froid ou à faire battre un cœur évidé de son âme.

Autant se jeter dans les bras de la horde. Quand l’existence ne se résume plus qu’à la peur qui nous habite, autant embrasser cette peur, se fondre en elle et devenir cette peur. Quand la peur se transforme en désir, que reste-t-il d’elle ? Qu’advient-il de la douleur ? La barbarie appelle à la barbarie. Autant répondre à cet appel si lui résister n’augure que de prolonger la souffrance. La victime doit embrasser son bourreau, lâcher la branche noircie qui lui sert d’arme, abandonner sa rage de vivre, débarrassée de toute fierté, chevaucher le destrier infernal à travers les vallées de cendres aux rivières de lave. Lorsque le soleil vous cuit, se laisser bercer par les ombres. Qu’importait au papillon de posséder des ailes si celles-ci étaient trouées ? Autant garder la peau d’une chenille rampante. La laideur se contente d’elle-même alors qu’il est si aisé à la beauté de se perdre. Quand la vie côtoie la mort, il devient plus facile de vivre, voilà tout. Alors à quoi bon ? Hein, à quoi bon ?

La petite luciole bleue s’invita dans le cocon et s’adressa d’une voix ferme au papillon torturé : « Nous ne vivons pas pour mourir. »

Une vive lumière embrasa la chrysalide. L’attention de la horde assiégeante se détourna de la conscience du garçon alors qu’une autre horde surgissait dans son dos, brandissant des lances enflammées crachant des étincelles bleues. La luciole demeura auprès du garçon, tournoyant autour du fœtus de sa conscience. Sa présence embaumait la mûre. L’esprit morcelé du garçon s’accrocha à cette odeur, qui le réconfortait et lui évoquait quantité de souvenirs qu’il pensait perdus à jamais ; c’est ainsi qu’il entama la lente reconstruction du puzzle de son être.

Pendant ce temps, les deux hordes se faisaient face : la première arborait les étendards couleur suie, la seconde s’enorgueillissait de rayonnantes bannières aux feux célestes. Les deux armées se chargèrent mutuellement en hurlant telles des bêtes traquées cavalant vers le précipice. Le choc fut si brutal qu’il ébranla les piliers des deux mondes et son écho voyagea jusqu’au palais doré des dieux dans le ciel et secoua l’antre des puissances ténébreuses. La fureur du combat atteignit un degré tel que le temps lui-même fut écrasé sous le poids de la terreur. La mêlée aurait pu remplir l’éternité ou bien ne durer que le fragment d’une étincelle. La mort est aussi prompte que l’agonie s’attarde.

À la fin, les hordes de la nuit se dispersèrent, détalant comme des lapins. Les flammes tapissaient le champ de bataille, vierge de la moindre dépouille.

L’elfe s’approcha de l’humain étendu au milieu d’un bosquet de statues aux visages pétris de colère et d’effroi. Elle se pencha pour s’assurer qu’il respirait, quand bien même son esprit captait la litanie de pensées batifoles, et soupira au baiser d’un souffle contre sa paume.

C’était moins une, affirma Dayl.

Silène ne leva pas le regard vers la luciole bleue flottant près de sa tempe et resta concentrée sur le visage inanimé de Jilam. « Pourquoi alors ne se réveille-t-il pas ? »

Laisse-lui le temps, il est passé par bien des épreuves. Sa conscience doit se reconstruire.

L’elfe prit donc son mal en patience. Au bout d’un certain temps, l’époux de la sorcière commença à s’agiter, d’abord mollement, puis avec davantage de vigueur. Une lueur de bonheur éclaira les traits ridés de Silène. « Le dragon daigne enfin se lever », l’accueillit-elle alors que les paupières du jeune homme se descellaient péniblement. Elles battirent plusieurs fois avant que Jilam n’ouvre la bouche.

« Silène ?

En chair et en os. Ou plutôt la peau sur les os. Et je te confirme que tu es toi. Nous sommes tous les deux nous-mêmes. N’est-ce pas merveilleux ! »

Le regard du jeune homme s’arrêta sur le point bleu éclairant les cheveux de la chamane. « Dit bonjour à Dayl », lui dit-elle tout sourire ; et comme Jilam demeurait coi : « Dayl te salue et demande comment tu te sens. Ne te bile pas, il n’y a que moi qui peut l’entendre. Nos esprits seuls sont connectés.

Heu… D’accord, répondit Jilam, perplexe. Donc, cette luciole, c’est Dayl, hein ?

Oui, tu as bien compris. Et je comprends que tu te sentes un peu perdu. Faut dire que t’es pas passé loin de… Enfin, tu comprends. »

Non, il ne comprenait rien à rien, et resta ainsi interdit, le regard vague, dérivant dans le vide de ses pensées, jusqu’à ce qu’un brusque sursaut lui fasse reprendre conscience. Alors une terreur sourde s’empara de lui. Il se redressa brutalement. Mais comme le sang n’avait pas encore terminé de circuler correctement dans ses jambes sévèrement engourdies, il se contenta de basculer en avant et s’affala brutalement. Par chance, Silène se trouvait là pour lui servir de coussin. L’elfe poussa un juron, que le jeune homme n’entendit pas, trop concentré sur la peur démente qui rongeait chaque fibre de sa raison. Il se releva et trébucha de nouveau, cette fois sur la roche dure.

« Jilam, qu’est-ce qu’il y a ? Calme-toi voyons ! » Les yeux de Jilam s’écarquillaient tandis qu’il se traînait à quatre pattes, les fesses raclant le sol, son regard fou fixant l’elfe inquiète, ou plutôt les statues qui se dressaient derrière elle. Une quarantaine, toutes semblables ou presque, des bustes de pierre, sombres ou ternes, certains sans jambes, d’autres avec ou bien des moignons, tordus dans des positions ô combien douloureuses et infâmantes. Les figures semblaient toutes appartenir à une espèce inconnue du monde. Quelques indices indiquaient néanmoins leurs origines, comme des oreilles en pointe ou des lambeaux d’ailes pétrifiées.

Égaré dans les limbes de l’éveil bafouillant, alors qu’il tâchait d’accaparer sa raison neuve, Jilam avait momentanément oublié les instants précédant sa chute. Mais il se les rappelait à présent. C’était comme plonger sous une cascade d’eau gelée. Il tremblait de tous ses membres, chaque muscle était aussi emberlificoté qu’un lierre, alors même qu’une vive douleur pinçait ses nerfs.

Silène, saisissant la cause de cette brusque folie, s’empressa de le rassurer. « Ne t’en fais pas, ce n’est plus que de la pierre. Les esprits qui les possédaient se sont enfuis. Dayl et moi avons rameuté d’autres esprits et ils nous ont aidés à vaincre ceux qui te tourmentaient. Tu es en sécurité maintenant. »

Toutefois, ses mots ricochaient contre la barrière de peur dressée par Jilam. Dès lors, elle s’attela à prouver ses dires, et par un moyen simple : en infligeant aux statues un florilège d’humiliations ; frappant une derrière le crâne, enfonçant son doigt griffu dans le nez d’une autre, ou encore décochant une série de pichenettes sur la joue d’une troisième. Rien ne se produisit. Les silhouettes de pierre conservèrent leur immobilisme sans même ciller. Jilam sentit la vague d’effroi refluer. « Tu vois ? Totalement inertes. Des coquilles vides. Tu ne crains rien. »

Le jeune homme garda néanmoins une distance prudente avec les êtres de pierre. Le souvenir était encore trop cru. Il luttait pour éloigner les images qui cherchaient à s’imposer à lui. Chaque fois qu’une d’elle parvenait à s’immiscer, l’espace d’un fragment de temps, devant ses rétines, un ardent frisson cavalait à travers lui et ses mâchoires se serraient à s’en fêler les dents.

Silène s’approcha de lui et déposa une main compatissante sur son épaule, qu’elle porta ensuite à sa joue, afin de guider son regard vers le sien. « Jilam, ça va ? »

Non. Quelle question ! Bien sûr que non. Il avait la sensation que son corps ne lui appartenait plus totalement, qu’une présence étrangère lui avait dérobé une partie de son être tout en y plantant à jamais sa marque. Il songea à Nellis, au cœur qu’elle avait sacrifié pour sauver le bois. Ce qu’elle ressentait ressemblait-il à ça ?

Soudain, son visage sombre s’illumina. « Nellis ! Où est Nellis ?

Je l’ignore. Pareil pour Reyn, Quo et Tête-de-Pie. Nous avons été séparés, j’ignore quand. »

Ses paroles semèrent une graine d’hésitation en Jilam. Son esprit remua, cherchant à se dépêtrer du brouillard qui l’encombrait. « Ces gens dont tu parles. Je… Les noms que tu m’évoques ils… éveillent en moi quelque chose et pourtant je… J’ignore qui ils sont. Je ne me rappelle de rien. Ô ciel ! »

Silène, tout en lui caressant la joue, chercha à l’apaiser de sa voix calme : « Tu te souviens de Nellis, c’est déjà mieux que rien. » Elle s’interrompit comme pour écouter le chant des oiseaux, puis reprit : « Tu sais, Dayl est très impressionné. Cela signifie que l’amour qui vous lie est très fort. »

Jilam scruta d’un air méfiant la luciole bleue qui s’était mise à tournoyer autour d’eux. Il la suivait d’un œil attentif comme quelqu’un qui avait affaire à un moustique, guettant le moment fatidique où l’insecte chercherait à lui voler son sang.

Silène tâcha d’apaiser ses craintes. « C’est lui qui m’a aidée, quand j’étais dans le même état que toi. J’avais tout oublié, même qui j’étais. Je ne me rappelais de rien si ce n’est de comment marcher et de comment pleurer. Et puis, il m’est apparu. En lui parlant, j’ai pu me souvenir de certaines choses. Puis il m’a guidé dans ma méditation afin que je puisse entrer en contact avec les esprits. Il m’a aidé à rallier les plus forts que nous avons pu croiser. Et puis nous sommes partis à votre recherche. Quand nous t’avons trouvé, les esprits malades t’entouraient. J’avais peine à te distinguer parmi eux tant ta conscience s’était retranchée. Mes esprits les ont chassés. Ils ne reviendront pas de sitôt après la leçon qu’on leur a donnée. »

Jilam demeura longtemps bouche bée après avoir écouté son récit. « C’est donc ça ton pouvoir. »

Silène rougit. « Oui, enfin, ce n’est pas vraiment un pouvoir. Disons que… En fait, j’avais oublié comment l’utiliser correctement.

Pour ça aussi, Dayl t’a aidée ? » Le jeune homme ne lâchait pas son attention de la luciole virevoltante.

« Oui. Sans lui, nous ne serions pas là toi et moi. Nous ferions parti des esprits maudits des Gorges. »

Jilam songea à la tentation qu’il avait ressentie de tout lâcher alors qu’il était le garçon retranché dans le bastion de sa raison martelée par les sabots de la horde. « Merci », dit-il, empreint d’une sincérité profonde, à l’intention de la lueur bleue.

Silène esquissa un sourire. « Il répond que c’est la moindre des choses après toutes les fois où tu lui as sauvé la mise en empêchant la sorcière de le transformer en chandelle. »

Ce fut au tour de Jilam de rougir. « Oui, eh bien, le voilà changé en étincelle. »

Et tous deux de s’esclaffer. Ils en profitèrent pour expulser une partie des vicissitudes emmagasinées depuis leur arrivée dans les Gorges.

Silène alla ramasser les sacs qu’elle avait récupérés durant son errance et cachés dans une crevasse. Avec délicatesse, elle tendit une sacoche en bandoulière à Jilam. « Tiens. Je crois que c’est le tien.

Comment tu le sais ?

Je n’en sais rien. Je le déduis parce que je suis tombée dessus juste avant de te tomber dessus. »

Le jeune homme, l’air suspicieux, s’empara de la bandoulière, ouvrit le capuchon et loucha sur le contenu du sac avant de revenir à Silène. « Hein ? Un lapin. Il y a de la mousse qui pousse sur celui-là. » Il plongea la main afin de vérifier que l’animal respirait.

Silène interrompit brutalement son geste en lui agrippant le poignet. « Attends, n’y touche pas !

Pourquoi ça ?

C’est un lapin-mousse.

Et ?

Leur pelage moussu dissimule des épines qui sécrètent un poison très virulent qui te paralyse. »

Jilam retira sa main à la vitesse de l’éclair. Il rabattit prudemment le capuchon et enfila délicatement la bandoulière qu’il cala sur son épaule. « Allons-nous-en d’ici », dit-il, scrutant du coin de l’œil les statues mortes.

Silène acquiesça. Ils tournèrent le dos aux créatures de pierre et s’enfoncèrent dans le brouillard, le cœur toujours lourd mais plus léger à présent que chacun pouvait s’appuyer sur l’épaule de l’autre. La luciole, pareille à un ange gardien, les suivait.

Silène transmit à Jilam ce que ses longues méditations lui avaient appris.

« À l’origine, il n’y avait pas d’esprits et le plateau que nous traversons était un lieu verdoyant débordant de vie. Et puis le Fléau Suprême d’Antan a surgi des Tréfonds. La terre s’est fissurée. Du cratère d’où le monstre est sorti, et qui est aujourd’hui Morbani, des vapeurs suffocantes se sont échappées et ont éradiqué la faune et la flore. Même après la défaite du Fléau, son venin imprégnait toujours l’air et les sols. Les premiers imprudents qui ont osé braver les Gorges s’y sont oubliés. Leurs corps sont morts et leurs esprits se sont trouvés prisonniers, incapables de s’évader. Rendus fous par l’absence de repos, ils ont soumis au même sort les voyageurs qui sont venus après eux et qui sont venus grossir leurs rangs. Cela dure depuis toujours. Les imprudents se font rares, mais aucun n’en a jamais réchappé. Le venin du Fléau d’Antan dévore les souvenirs et les esprits des Gorges égarent l’esprit qui s’y aventure. Ce brouillard n’est qu’une illusion. Celui qui n’a plus de point de départ ni de but, privé de repères physiques ou temporels, se perd lui-même, petit à petit, puis complètement. Les esprits sans-nom n’ont plus qu’à attendre que la proie mûrisse pour la cueillir.

Je vois. C’est comme si on avait eu droit à une ablation complète du cerveau.

C’est une façon de voir. Leur jalousie à l’égard des vivants n’a d’égal que leur désir de s’échapper de cette prison qui est la leur. Leur pouvoir est immense, pourtant, ils ne peuvent partir ailleurs au risque de simplement disparaître. Même morts ils ont peur d’elle. Ils sont enchaînés à leur peur. Aussi se vengent-ils sur les malheureux qui bravent les limites de leur prison.

Les idiots dans notre genre, tu veux dire ! »

Silène ne répondit rien. Tous deux se réfugièrent dans leurs pensées. Autour d’eux le dédale s’étendait sur toute la surface du monde. L’ogre brouillard à l’haleine d’œuf moisi jurait de les engloutir tôt ou tard. Le temps avait cessé d’être. Jilam n’avait de cesse de chasser les souvenirs récents qui s’entêtaient à revenir, tel un yoyo cousu à sa main.

Au bout d’un moment, Silène chassa le silence. « Jilam, te souviens-tu de la raison qui nous a mené jusqu’ici ? »

Le jeune homme fouilla sa mémoire trouée. « Pas vraiment. J’ai une vague idée de l’endroit dont nous venons, un bois je crois, mais j’ignore vers où nous allions avant d’oublier. Et pourquoi nous sommes passés par un endroit pareil.

De quoi te rappelles-tu exactement ?

Eh bien, de Nellis. Je vois son visage, même s’il est un peu flou. J’ai aussi quelques bribes de notre vie commune. Et puis je me souviens de toi, maintenant, et de Dayl. » De son odeur surtout.

Silène réfléchit quelques instants avant de reprendre la parole. « La question est : pourquoi quelqu’un trimballerait un lapin-mousse avec lui ? »

Jilam haussa les épaules. « Pour le manger, j’imagine. »

En réponse, l’elfe lui décocha de gros yeux. Le jeune homme se tut. Trop de questions se bataillaient dans sa tête encore neuve. Jilam observait le lapin-mousse roulé en boule au fond de sa sacoche. L’animal dormait de son plus beau sommeil.

« Comment peut-on dormir à ce point ?

Peut-être un sort », suggéra Silène.

Le souvenir de Nellis s’imposa au jeune homme, accompagné d’une profonde inquiétude, laquelle grandissait telle une tumeur à mesure qu’ils exploraient le défilé arachnéen de brume et de rocaille sans croiser la moindre âme qui vive.

Ça et là, ils croisaient des statues. Pas des statues. Des carcasses. Celles-ci demeuraient inexorablement inertes, leurs paupières scellées. Cela n’empêchait pas Jilam de les garder toujours dans son champ de vision tant qu’elles y demeuraient.

Le jeune homme n’entretenait aucune illusion sur lui-même. Si ce n’était la présence de Silène à ses côtés, il serait occupé à geindre pelotonné dans quelque trou rocheux. Chacun de ses pas ranimait la cicatrice encore suintante laissée par le passage de la horde d’esprits ravageurs. En dépit de tous ses efforts pour les distraire, ses pensées refluaient toujours, telle la marée, vers les images et les sensations de ce moment qui, ancré dans le carcan de sa raison, ne détenait ni vrai début ni réelle fin. Pour toujours ce souvenir cuisant le hanterait, comme un astre attisé par la force de gravité de sa propre mémoire ; infaillible quand il s’agit de se rappeler la douleur. Douleur qui appartenait autant à son passé qu’à son futur. Jamais il ne pourrait oublier, et jamais plus sa vie ne serait la même après ça. Il en subissait l’intime conviction, identique à la chaîne à laquelle se conditionne un esclave.

« Jilam ? » Il s’éveilla en sursaut de sa torpeur. Silène lui avait saisi le bras pour l’obliger à s’arrêter alors qu’il déambulait sans conscience tel un spectre aux enfers. « Est-ce que ça va ? »

Le mort-vivant esquissa un sourire amer. « Non », avoua-t-il simplement.

Alors son amie, sans retenue, l’enlaça. Elle dut se mettre sur la pointe des pieds pour lui ceindre le col. D’abord hésitant, le jeune homme s’absorba dans la chaleureuse étreinte. L’odeur d’aiguille de pin émanant des cheveux de l’elfe chassa en partie l’infect parfum du soufre. La luciole bleue se mit à tracer des cercles autour de leurs deux têtes jointes, comme une lune gravite autour de sa planète, régulant les marées. Aucun mot ne fut échangé le temps que dura cet instant d’harmonie. Les deux êtres unis par une braise de vie se contentaient d’écouter leurs cœurs respectifs, trois tambours taillés dans deux bois différents, battant ensemble à des rythmes décousus, leurs métabolismes vibrant en accord avec la mélodie. C’est de cette façon que deux consciences brisées se reconnaissent. Les larmes ne réparent pas les fêlures mais ont au moins le mérite de les combler le temps d’un réconfort. Des sillons blancs creusèrent les joues maculées de poussière. On s’échangea des sanglots à défaut de baisers. Chacun respirait l’odeur de l’autre et goûtait le sel de sa douleur. Ils se comprenaient, un peu. Deux êtres que tout opposait, nés de deux mondes, de deux âges, de deux foyers, si éloignés, et néanmoins si proches, en cet instant, équivalent à un battement du cœur terrestre. Ils composaient la cire de deux bougies distinctes, fondues en une, et brûlant d’un feu éteint à l’étincelle bleue, vestige du ciel.

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