L’ogre brouillard avait revêtu un voile sombre, indice que la nuit était probablement tombée par-delà les Gorges Sans-Nom. Mais l’horizon comme le monde qu’il couvait se refusaient toujours aux voyageurs prisonniers du domaine des Oubliés.
Nellis se tenait au chevet de Jilam, Mú près d’elle. L’état du jeune homme l’inquiétait. Quo s’était volatilisée. Elle ignorait quand et où. Comme seule trace de son passage gisait une mare de sang vert gélifié. Dans sa course folle pour rattraper son passé, elle avait abandonné son paquetage. En revanche, les miasmes de l’amnésie n’avaient su la défaire de son instinct et la sorcière avait soigneusement préservé la sacoche renfermant sa pharmacopée. Ignorant les douleurs de son corps désarticulé, elle s’était attelée à réparer celui de son époux dont la souffrance barbouillait le visage. Compte tenu de la violence avec laquelle il avait heurté le troll de pierre et le bruit que ça avait provoqué, elle craignit un moment qu’il ne se soit rompu l’échine. Il s’en était fallu de peu. Plusieurs vertèbres s’étaient déplacées sous le choc, sans mentionner l’épaule démise, l’impressionnant hématome au cou, les multiples côtes fêlées et les contusions à la pelle, certaines d’une laideur à couper le souffle. Mais c’était la jambe droite qui inquiétait surtout la sorcière. La cuisse arborait sur tout son contour une large traînée mauve sombre ponctuée de tâches jaunes. Le fémur s’était brisé et avait déchiré l’artère fémorale. Par chance, l’os faisait pression sur l’entaille et limitait l’hémorragie. Toutefois, des esquilles d’os s’étaient insinuées dans le sang. Faute de traitement adéquat, l’empoisonnement était certain. Jilam ne cessait de gémir face aux soins de Nellis. Ses cris s’évadaient en échos plaintifs ensuite avalés par la brume rampante.
Les ribambelles de potions que l’impitoyable guérisseuse administrait de force à son patient mettraient plus ou moins de temps à agir, et l’état du jeune homme restait très préoccupant. Il était au bout de ses forces, et les travaux de ravaudage imposeraient de pesants efforts à son métabolisme ; des efforts qui le tueraient à coup sûr à moins que la sorcière ne puise dans sa magie régénératrice afin de lui insuffler l’énergie nécessaire pour sa survie.
C’est la boule au ventre que Nellis entra en transe, en quête des courants de magie. Quelle ne fut pas sa joie de croiser la déambulation d’un faible ruisselet. Son cours oscillait méchamment et à certains moments s’effaçait presque. L’elfe se tourna vers Mú, occupé à lécher ses plaies. Désolé, mais je vais avoir besoin de toi. Le furet-léopard comprit ses intentions mieux que s’ils avaient usé du même langage. Par leur lien, les deux totems réussirent à puiser suffisamment dans le fluet et fluctuant ruisseau d’énergie primaire pour insuffler à Jilam la vitalité nécessaire à sa guérison.
« Et toi, qui va s’occuper de toi ? » Son époux avait ouvert les yeux et tendait une main fébrile dans l’espoir de caresser sa joue. Nellis s’empara de cette main. Elle tressaillit sous son contact glacial et dut réfréner ses larmes. « Ne t’en fais pas pour moi », murmura-t-elle. Ce à quoi son époux rétorqua : « Bien sûr que je m’en fais, quelle idée. » La fièvre lui insufflait d’horribles tremblements. Sa conscience ne tarda pas à resombrer.
La sorcière se consacra ensuite à traiter le pauvre Mú. Elle se concentra de prime abord sur l’entaille béante qui zébrait le ventre dodu que Nazukahi avait manqué de peu d’ouvrir en deux. Elle appliqua à la blessure une bonne couche d’onguent avant de la recoudre et de ceindre le tout d’un bandage en fibre végétale imbibée de solution antiseptique capable de venir à bout de n’importe quel venin ou poison. On peut dire que tu es un sacré veinard. Le mammifère couinait de bonheur, s’abandonnant tout entier aux mains de sa sorcière adorée. Celle-ci se pencha ensuite sur sa patte brisée. Elle ressouda l’os avant d’appliquer une attelle maintenue par une solide couche de bandage ni trop serré, ni trop lâche. Une fois rassasié de câlins, l’animal s’endormit dans le nid des jambes croisées de Nellis.
Cette dernière soupira sous le poids de la fatigue qui l’écrasait. Elle ignorait comment elle parvenait encore à user de ses méninges tant la rouille les grippait. Son épuisement était tel que le sommeil la fuyait. Je vais mourir, c’est sûr. Malgré cette pensée, son unique cœur s’entêtait à battre et son cerveau à insuffler la vie à ses muscles.
Elle partit ensuite en quête de Quo… qu’elle dénicha rapidement. La démone avait élu domicile dans un renfoncement ciselant la falaise éventrée durant son duel contre Nazukahi. Entre deux silences, elle poussait des sanglots éteints, comme tirés d’un lointain chagrin, la tête enfouie dans ses genoux repliés, le bras enlaçant ces derniers.
« Quo ? » l’interpela-t-elle avec douceur. Devant l’absence de réaction, elle vint s’accroupir près d’elle, prudemment, l’instinct aux aguets.
« Laisse-moi. Va-t’en, s’il te plaît. » Le ton suppliant respirait davantage de douleur que de colère.
« Tu as mal quelque part ? Laisse-moi t’aider.
─ Je suis une démone. Je guéris de tout et très vite.
─ Guérir vite n’empêche pas la douleur. »
─ Occupe-toi de toi plutôt. »
Du silence qui s’instaura alors entre eux, ce fut Quo qui la première le rompit : « Je le mérite.
─ Pourquoi ?
─ Je suis un monstre, voilà pourquoi. Jilam t’a raconté ? J’ai voulu le tuer. Encore. J’y serais parvenue si… » Un hoquet lancinant étouffa le reste de ses propos.
Nellis ne pouvait supporter de voir son amie dans cet état. C’est les traits empreints d’un mépris non feint qu’elle se dressa, non sans peine, son ombre pâle embrassant la silhouette prostrée de la démone. « Mais qu’est-ce tu me chantes, bon sang de troll !? Tu nous as sauvés. Jilam, Mú et moi. Sans toi, on serait morts tous les trois.
─ C’est faux. C’est faux. Et tu le sais.
─ Je ne mens pas. Alors arrête de jouer les lutins pleurnichards. Tu es trop vieille pour te lamenter sur ton sort.
─ Laisse-moi, sorcière. Va-t’en. Je t’en prie. »
Nellis poussa un long soupir. « Comme tu veux. » Elle était trop lasse pour œuvrer à extraire le désespoir d’une âme en peine. Elle se résigna à abandonner l’éplorée à ses lamentations de nombril et retourna auprès de son époux et de Mú. Là, elle se résigna enfin à traiter ses plaies. La magie de l’esprit qui l’habitait avait déjà entamé les travaux. Mais il y avait là la perspective d’un sacré boulot. Nazukahi l’avait salement amochée. Le venin sécrété par la vampire serait rapidement éliminé par son métabolisme. En revanche, ses entailles tarderaient à se résorber à cause du même poison et plusieurs d’entre elles laisseraient sûrement des cicatrices en partant. Il manquait en plus la pointe de son oreille gauche. Ses doigts rouges et poisseux collaient à la poussière. Elle préleva un peu d’eau de sa gourde pour les laver. Il n’était pas un morceau de son corps qui daigne lui épargner ses plaintes grinçantes. Elle était percluse de toutes sortes de sensations qu’elle ne parvenait à les différencier. Ses pensées captives de son crâne fulminaient comme l’eau d’une bouilloire sur le feu. Elle s’imaginait dans la peau d’une bête d’élevage que les humains marquent ignoblement au fer rouge tels de vulgaires monceaux de chair.
Le temps passait sans donner l’impression de s’écouler. La sorcière pouvait sentir le poison distillé par le souffle de Morbani grignoter sa conscience, bouchée par bouchée, miette après miette ; cependant que son vaste et précieux trésor de souvenirs rescapés se trouvait à l’abri, enfermé à double-tour dans un coffre au solide bardage dans un recoin caché bien au chaud de son esprit assiégé. Pas que l’oubli ne lui soit pas familier. Après tout, n’était-il pas partie intégrante de son être rythmant son existence ? Aussi, rien d’étonnant à ce qu’elle ait plus d’aisance à combattre ses effets. Les fissures, elle les comblait par l’argile de son inflexible volonté ; et chaque fibre de mémoire qu’elle parvenait à extraire du vide qui la rongeait en accrochait une autre et ainsi de suite, lui permettant d’enrichir le canevas, un maillon près l’autre. Mais combler les lézardes d’un mur branlant ne saurait le maintenir éternellement debout. Tôt ou tard, l’édifice moribond s’effondrera faute d’avoir renforcé sa base. Et le pilier de toute raison est le repos ; un repos béni dont Nellis avait désespérément besoin. Or elle ne pourrait en guigner aucun en ce lieu pétri de mauvais songes.
Elle se tourna vers Mú. « Arrête de lécher le bandage, tête-de-fouine, tu vas enlever tout l’onguent et j’en ai plus. Sauf si tu préfères que les vers te mangent de l’intérieur. » Elle se sentait trop lasse pour user de la télépathie, mais les mots lui pesaient tout autant. Le mammifère s’arrêta net.
Elle campait le chevet de Jilam, étendu sur une pelisse de chimère, sa toque en castorpollux en guise de coussin et le manteau en cuir d’hériphant de Nellis pour couverture. Celle-ci tâta le front du blessé et grimaça. La peau sous sa paume cuisait comme une pierre abandonnée au soleil, tandis que les mains étaient aussi froides que des morceaux de glace.
La sorcière se pencha sur leur situation, certes plus reluisante que celle qui l’avait précédée, mais à peine. Nazukahi avait été chassée, bon débarras ; en revanche, ils se trouvaient toujours pris au piège des Gorges. Jilam ne pouvait être transporté sans aide et Quo gisait au quatrième dessous. Les courants de magie étaient trop faibles et erratiques pour que Nellis puisse sur son pouvoir pour les libérer. L’impasse se dessinait clairement dans son esprit cloîtré entre quatre murs.
Un bruit l’alerta. S’était-elle endormie ? Elle n’en était pas sûre. Ses jambes gémirent quand elle œuvra à se mettre debout. Elle attendit, dague en main. Le rideau de brume s’ouvrit sur un être tentaculaire, qui se démembra en trois silhouettes, lesquelles marchaient en se soutenant les unes les autres.
« Nellis ? » La sorcière se dérida. « Silène ! » L’elfe était accompagnée de Tête-de-Pie, et toutes deux encadraient Reyn qu’elles charriaient sur leurs épaules. Chacune paraissait clairement à bout, aussi effilochée qu’une corde en fin de vie.
« Je t’en prie, supplia la chamane novice. Reyn… Ses cœurs battent si peu que j’ai peine à les entendre. » Nellis écarquilla les yeux à la vue de l’elfe aux cheveux rouges, couverte de croûtes verdâtres. « Allonge-la ici, vite ». Elle indiqua le sol près de Jilam. Silène s’empressa d’obéir. On étendit l’elfe sur son manteau de visombre. Reyn gardait les yeux grands ouverts et ses paupières ne cillaient pas. Seul un maigre souffle empêchait qu’on la confonde avec un cadavre. Elle était étrangère au sommeil comme à l’éveil. Ses pupilles ne réagissaient pas aux claquements de doigts de Nellis.
« D’où viennent toutes ces entailles ? » La sorcière venait d’écarter les pans du visombre et ne put retenir une grimace de dégoût devant l’aspect des bandages imbibés et noircis. Son nez confirma bientôt le constat de ses yeux.
« C’est elle… Elle s’est faite ça toute seule », bredouilla Silène.
Impossible ! Comment quelqu’un pouvait consciemment s’infliger pareil supplice ? Quelle folie avait emporté l’esprit de l’elfe ? Nellis n’osait se l’imaginer.
Malgré les tenailles de la fatigue et sa vision parsemée de tâches noires, notre sorcière apporta un soin minutieux à chacune des plaies qu’elle traita en profondeur, retirant la chair nécrosée et nettoyant le pue qui les encombrait. Elle avait menti à Mú : il lui restait un peu d’onguent antiseptique. Elle avait beau avoir refait le plein de sa pharmacie durant leur séjour chez Garlik, déjà sa sacoche lui semblait bien légère. Elle tâcha de répartir le pot d’onguent entre les diverses entailles. Il y en avait tant, plus ou moins profondes, laides au possible. Davantage que la septicémie, Nellis craignait l’anémie. Reyn avait perdu une quantité importante de sang, et il n’existait aucune potion capable de reconstituer les réserves d’hémoglobine.
Sa magie lui était encore une fois nécessaire. Cette magie qui lui faisait cruellement défaut. Et quand bien même y aurait-elle pleinement accès, serait-elle encore capable d’en user à son plein potentiel ? Sans doute pas. Créer du sang à partir des cellules et des matières présentes dans le corps impliquait une énergie conséquente. Or Nellis avait certainement dépassé ses limites, et de loin. Son œuvre de guérisseuse avait usé la moelle de ses dernières forces. Abattre une sorcière nécessitait un acharnement de longue haleine. Nellis devait pourtant le reconnaître : elle était abattue. Qu’elle tienne encore debout était en soi un miracle aux accents de martyre.
Reyn devrait tenir et attendre qu’ils soient sortis des Gorges et que la sorcière ait recouvré assez de vigueur. Encore fallait-il parvenir à quitter ce lieu maudit. L’ogre brouillard n’allait sûrement pas les relâcher sous prétexte qu’ils avaient déjà souffert tout leur saoul. Au royaume des Oubliés, la compassion se dissolvait au même titre que mémoire et raison.
« Comment tu nous as trouvés Silène ? »
Les deux elfes mâchouillaient des racines revigorantes prélevées dans la sacoche de Nellis. Elles avaient peine à déglutir tant leurs bouches étaient sèches. Le traitement des blessés avait épuisé leur eau et le peu qui restait elles le réservaient pour Reyn, Jilam et Mú.
« Dayl m’a parlé, après que Jilam soit parti leurrer Quo. Il nous a conduits vers vous. » Nellis observa la chamane par-dessous l’ombre de sourcils circonspects, se demandant si, contrairement aux apparences, elle n’avait pas perdue la boule comme Reyn et Tête-de-Pie.
« Où est Dayl ? » La sorcière hésita. « Il est mort. Tu le sais bien, asséna-t-elle sans ménagement.
─ Non, il est parti avec Jilam. Je veux dire… Il est revenu, quand j’étais perdue, il m’est apparu en esprit. Jilam le voyait seulement sous la forme d’une luciole bleue, mais moi, je le voyais entier, tel qu’il était autrefois. Quand il était… » Silène s’interrompit, visiblement bouleversée.
Nellis ne savait que dire. Jilam se trouvait dans les vapes et elle ne pouvait l’interroger sur le sujet. Son envie de croire sa congénère du bois se heurtait à sa propre expérience. Elle-même avait été témoin de tant d’illusions dans ces Gorges maudites qu’elle ne pouvait que douter des confidences de son amie.
Et puis le souvenir émergea… Quo qui s’effondre après qu’une lueur bleutée lui soit rentrée dans le crâne… Silène disait la vérité. La sorcière livra le fruit nouveau de sa mémoire. Les yeux vitreux de Silène s’agrandir avant de s’éteindre.
« C’est donc ça… À son retour, il ne m’apparaissait plus aussi clairement qu’avant, et sa voix était toute éraillée. Elle n’a pas arrêté de faiblir tout au long du chemin. » Elle paraissait plus abattue que jamais, sur le point de pleurer. « Après la traversée du tunnel dans la falaise, ce n’était plus que des murmures presque informes. Il… Il m’a dit : “Je t’aime mon âme. À dans une autre vie.” Et puis, il a disparu. Je ne le sentais plus. Les autres esprits, ils étaient toujours là, quelque part, mais lui, je ne pouvais plus sentir sa présence nulle part. » Les larmes coulaient mais aucun sanglot ne les accompagnait. Elle demeurait digne dans son chagrin, comme si elle craignait que Dayl puisse la juger depuis son au-delà.
Nellis compatissait à sa douleur. « C’était donc Dayl », souffla-t-elle, songeuse, souriant du bout des lèvres. Elle se rappelait l’accablant mépris que lui inspirait le chaman ivrogne de son vivant. Ce mépris s’en était allé aussitôt que son regard était tombé sur la dépouille. La peine de Silène l’avait alors heurtée de plein fouet. À cet instant, elle avait compris que le mort laissait derrière lui un vide chez un cœur vivant, quelqu’un pour qui il avait compté et aux yeux de qui il représentait tout, le centre d’un univers. Jamais, aussi grand fut-il, son mépris ne s’était teinté de haine. Dayl avait été un idiot, mais un idiot honnête, qui n’infligeait de mal qu’à lui-même, se contentant d’embarras pour les autres. Il avait donc fallu que cet idiot trépasse pour qu’elle lui reconnaisse quelque bienfait.
« Merci », chuchota-t-elle à l’adresse du vent absent, la bouche pincée par l’ironie cruelle.
Malgré l’opacité du brouillard, on distinguait assez clairement les séquelles de la lutte sans merci des deux monstres. Au pied des falaises brisées, éventrées, des monceaux de gravats jonchaient le sol, victimes du chaos sanglant qui peu avant s’était déchaîné. Jilam s’agitait, en proie à des rêves de fièvre. Nellis ne lâchait pas sa main, et par ce lien distillait des pensées aimantes qui semblaient lui insuffler un certain réconfort. Tête-de-Pie, recroquevillée autour de ses genoux, veillait sa cheffe de clan. Nellis lui avait offert de l’examiner, elle s’était soumise d’un air distant. La fée-lutin ne souffrait que de quelques contusions, causées certainement par des chutes répétées et des rochers heurtés dans le brouillard. Mais son esprit, lui, souffrait à l’évidence d’une profonde mélancolie semblable à celle qui avait happé Quo. Le troll de pierre manchot veillait sur tout ce petit monde, un cri de douleur figé emprisonnant face de crépis.
Lorsque Quo daigna réapparaître, Silène courut à sa rencontre. La stupeur peignit le visage sombre de la démone quand l’elfe l’enlaça sans retenue. « Quo ! Tu nous as fait une peur bleue ! »
Il fallut un moment à cette dernière pour trouver ses mots : « Je… suis désolée. »
Nellis constata avec bonheur mais non sans jalousie que ses maintes blessures avaient déjà commencé à cicatriser, y compris les plus graves. En revanche, la démone borgne offrait une mine inquiétante. Sa peau sur toute sa surface grisaillait en s’écaillant par endroits. La sorcière se garda néanmoins de s’enquérir de son état, n’ayant pas digéré la façon dont celle-ci l’avait rabrouée.
Les cris de Reyn brisèrent la réjouissance des retrouvailles. L’elfe, brutalement expulsée de sa catatonie, s’agitait en se tordant dans tous les sens tout en vociférant comme une damnée. La démone, la chamane et la sorcière coururent à son chevet pour la maîtriser. Nellis ne s’inquiétait pas que se rompt le fil d’arachnodon, réputé incassable, mais craignait en revanche que les plaies récemment recousues ne s’aggravent et provoquent de nouvelles hémorragies. Calmer les soubresauts de la reine des Rats nécessita que Quo la ceinture, avec toute l’attention et la douceur dont elle savait faire preuve malgré sa force titanesque. « La crise semble passée. » Reyn errait à présent dans un pays lointain. L’agitation des pupilles sous les paupières indiquait que ses tourmenteurs l’avaient pourchassée jusque dans sa retraite des limbes.
« Faites quelque chose. Aidez-la ! Qu’est-ce que vous attendez à rester là à la regarder sans rien faire ? » C’était Tête-de-Pie. Elle avait délaissé le passé pour une visite du présent. Nellis s’occupa de lui expliquer la situation. « Elle a mal », gémit la fée-lutin sans entendre ses arguments.
Quo coupa court aux tergiversations de chacun. « J’ai la solution pour nous sortir d’ici. » Les regards encore conscients se tournèrent vers elle ; il n’y avait que Nellis et Silène. « Durant notre combat, j’ai marqué la vampire. Elle peut s’enfuir aussi loin qu’elle veut, à la vitesse du vent selon son bon plaisir, sa trace demeure limpide. À l’évidence mon flair est immunisé contre ce brouillard. »
Nellis n’en crut pas son oreille sans pointe. « Corne de démon ! tu ne pouvais pas le dire plus tôt au lieu de broyer du noir et de geindre sur ton sort ?
─ Je… J’avais besoin d’un peu de temps pour moi. »
La sorcière sentait la colère bouillonner en elle agrémentée par la fatigue et les douleurs. Un peu de temps pour soi. Oui tiens, moi aussi j’aimerais bien. Nellis, Nellis, aide-moi. Nellis, Nellis, pense à t’occuper de toi. Foutez-moi la paix ! Je veux juste dormir.
« Nellis ? » Son nom, prononcé d’une voix éteinte, la tira hors de son petit chaos intérieur. Jilam l’observait entre ses paupières qu’il peinait à maintenir ouvertes. Elle se précipita auprès de lui, lui prit la main et se réjouit de sentir le sang tiède pulser sous la paume gelée. « Dieux merci » ; et malgré elle s’échappa un sanglot, suivi d’un second. Le sel des larmes vint mordre ses balafres au visage, mais elle n’en avait cure.
Toute à sa joie, elle ne put résister à la tentation de la taquinerie. « Qui es-tu créature ?
─ Arrête, brrr pas drôle, grimaça le jeune homme, aussitôt saisi d’une quinte de toux.
─ Qui plaisante ici ? Tu ne sais donc pas que les sorcières n’ont pas d’humour ?
─ Arrête ch’te dis. » La sorcière le bâillonna aussitôt avec un fougueux baiser au goût de sel et de fer ; puis l’enlaça d’une passion jalouse de la mort qui avait manqué de lui voler. « Mú ? Les autres ? grogna Jilam à son oreille raccourcie.
─ Je suis là Jilam, le rassura Silène, le timbre chevrotant. Nous sommes tous là. »
Par-dessus l’épaule de Nellis, il lui adressa un sourire teinté de douleur. Son regard balaya le monde sans le reconnaître puis découvrit Reyn, inconsciente à son côté. Enfin son regard vaseux rencontra celui de Tête-de-Pie, des larmes de bonheur glissant sur son masque de mélancolie. « Petit d’homme, soupira-t-elle.
─ Salut Tête-de-Pioche. »
C’est alors qu’il remarqua Quo, recroquevillée, jouant l’ombre d’une Silène bien trop petite pour sa silhouette élancée de démone. La brusque vague de peur reflua tout aussi rapidement, remplacée par une houle calme empreinte d’affection. « Tu es redevenue toi-même. Je suis heureux. »
« Jilam, je… » L’unique œil évitait soigneusement le jeune homme étendu sur sa couche. Le malaise explosa soudain en sanglots. « Si tu savais… à quel point… à quel point je suis…
─ Allons, allons. Pas d’excuses entre nous. Je comprends, tu sais.
─ Tu… comprends… hein, quoi ? »
Et l’humain de se fendre d’un sourire triomphant. « Il est vrai que je suis tellement succulent. »