Le conte de la Sorcière des Bois Chapitre 13 – Et si on allait patiner sur la lune ?

6 mins

Je ne saurai décrire avec justesse cette nuit, hésitant entre enrichissante et irréelle, certain en revanche du malaise, qui ne me quitta que lorsque je regagnai les bras rafraîchissants du bois et le camouflage de sa cape d’encre.

─ Tiens. Prends ça avant de partir, m’interpela ma professeure une fois sa longue leçon achevée.

─ Qu’est-ce c’est ? questionnai-je en lorgnant le pot prisonnier de ses longues phalanges aux griffes bleues vernies.

─ Une concoction de mon cru, à base de mucus de grenouille acrobate.

─ Pour quoi faire ?

─ Tu ne voudrais pas la blesser lors votre première nuit. Avec ça, tu glisseras comme sur un patin à la surface d’un lac gelé.

Mon crâne enfla d’un coup comme une bedaine à bière. Amusée, l’elfe se lova contre moi et me susurra à l’oreille d’un ton narquois :

─ En prime, la grenouille acrobate exhale un parfum sucré, excellent au goût. On s’en sert pour faire des confiseries. Avec l’aphrodisiaque que je t’ai donné, tu es paré pour le grand saut.

Mes yeux palpitants louchèrent sur mon gobelet où reposait un dépôt de tisane. N’y tenant plus, je lui pris le pot des mains, lui arrachai presque, et me levai si précipitamment que mon crâne heurta avec violence une branche. Les pensées douloureuses, je balbutiai des remerciements tout en titubant vers la sortie.

─ File rejoindre ta sorcière avant d’exploser, me lança en guise de salut la maîtresse des plaisirs d’un ton emprunt de complicité malicieuse.

L’esprit noyé sous le flot d’informations reçu, je manquai par trois fois de m’écrouler dans l’escalier torve, au bas duquel je me retrouvai penaud, enveloppé d’un épais brouillard, incapable de choisir une destination. J’émergeai de mon hébétude pour me découvrir en train de longer la rivière. Soudain, je m’arrêtai à l’aperçu d’une silhouette debout dans les eaux scintillantes. À la lueur des flambeaux lunaires, on aurait dit que des milliers de fragments de verre se laissaient traîner par le courant. Je reconnus l’argent des cheveux de Nellis, volant telle la soie d’araignée au gré du souffle nocturne. En-dessous, la sorcière était nue comme au premier jour, sa peau plus blanche que l’éclat de lune, tracée d’ombres minuscules. Mes yeux étaient incapables de se décoller de cette vision, mes pieds, eux, s’avançaient sans s’en rendre compte. Je fus alors attaqué par une fourrure puante hérissée de piquants. En me débattant pour arracher la créature à mon visage, je glissai sur le tapis de galets humides.

─ Ça ne va pas ! Qu’est qui te prend ? Déguerpis avant que je ne te transforme en ver de terre !

─ Pardon ! Désolé ! suppliai-je mortifié, la figure en feu.

─ Qu’est-ce que tu racontes ? murmura une voix encore ponctuée de colère.

─ Je ne voulais pas regarder.

─ Disparais tout de suite !

La furie chassa le brouillard. Nellis était penchée près de moi, vagues argentées dansant sur sa peau de lait. Mes yeux se détournèrent et virent deux éclairs me découper. Un fourré avala le furet-léopard.

─ J’ignore ce qui lui a pris, s’agaça la sorcière incrédule.

La jalousie peut rendre fou.

─ L’effet de la nouvelle lune sans doute, mentis-je.

Le fureteur était déjà bien loin de mon esprit, à l’image de l’œuvre de ses griffes acérées, tout cela écarté par la vision d’une elfe nue avec en fond l’éclat des eaux s’écoulant au rythme de mon cœur affolé. Les mots se succédaient sans qu’aucun ne sonne juste pour décrire le tableau.

─ Tu es une déesse et moi un pauvre mortel.

Le sourcil gauche souligna mes paroles, sorties comme un cheveu volage.

─ Tu as dû te cogner fort, suggéra mon épouse inquiète. Rentrons examiner ça.

Sans mal, elle me remit sur pieds avant d’aller chercher ses vêtements de fête qu’elle enfila hâtivement. Pour l’occasion, elle avait abandonné ses frusques de trappeur au profit d’une robe en soie sauvage, couleurs du printemps, extrêmement osée, échancrée jusqu’au nombril et à peine moins transparente que le tissu de la danseuse. Je n’avais pour moi qu’une simple chemise en laine qu’elle m’avait offerte, désespérée par l’état de mon pull rapiécé jusqu’à la moelle.

Nous partîmes dans la nuit, laissant derrière nous les flambeaux, la musique et les chants, la folie tout simplement.

Depuis l’ombre d’un rocher, assis sur un tapis de mousse, Mú observait les deux amoureux s’éloigner en le laissant seul. Un bruit l’éveilla de sa torpeur rageuse. Une forme blanche s’était glissée près de lui.

─ Laisse-moi te tenir compagnie. Il n’est pas bon de ruminer seul ses chagrins.

L’elfe, à l’allure d’esprit des eaux dans sa robe bleue vaporeuse, posa sur la boule de poil gonflée de rancœur des yeux scintillant de tendresse.

─ Offre-leur cette nuit. Nul ne sait ce que l’avenir leur réserve. Aussi faut-il prendre le bonheur quand il se présente.

Des moustaches retroussées s’échappa un sifflement plaintif que l’air embué d’extase étouffa.

***

La pommade que Nellis passa sur mes plaies effaça la douleur en un claquement de doigt. La sorcière me fit ensuite allonger, me conseillant de me reposer. Mais mes pensées étaient bien loin du sommeil, saturées d’images et de sensations perturbantes, pour la plupart nouvelles.

─ D’où sort ce regard ? interrogea l’elfe suspicieuse.

─ Je n’ai pas sommeil, avouai-je.

Ses traits se détendirent, signe qu’elle avait compris. Ses phalanges en brindilles commencèrent à épouser les contours de ma nuque, ses griffes me caressant le menton. Son pouce chaud effleura ma joue qui tiqua sous le contact. De mon côté, je chatouillai la pointe de ses oreilles, m’amusant de leurs frétillements. J’enroulai une boucle de soie d’araignée autour de mon index avant de glisser sur la courbe des sourcils pareils à de minuscules buissons. Mon souffle faisait danser leurs feuilles. Nos paupières se mirent à battre à l’unisson. Enfin, nos lèvres s’unirent en un langoureux baiser, nimbé de sève aussi sucrée que le miel. Le nez en pointe de flèche, le front large et duveteux, la mâchoire fine en triangle, le cou aussi étroit et blanc que le tronc d’un jeune bouleau, j’enregistrai tout cela dans ma mémoire au fur et à mesure que mes sens parcouraient ces endroits avec une délicatesse frisant le maladif, tel un artiste peignant patiemment un tableau, point par point, ou dessinant avec minutie chaque trait de fusain.

Puis je descendis plus bas, toujours plus bas, et Nellis m’accompagnait. Mon instinct guidait mes gestes. Parfois, nous nous gênions. Cela nous faisait rire. Nos deux corps n’étaient que frissons. Je sentais les siens se mêler aux miens. À la fin, je n’avais même plus conscience d’exister. Mon esprit semblait flotter au-dessus de son enveloppe, la regardant agir par ses propres moyens comme si quelqu’un d’autre la contrôlait.

Cette lumière qui jusqu’alors me fuyait comme si j’étais l’ombre venue la dévorer, elle m’enlaçait à présent, elle était mienne et j’étais sien. Nous n’étions plus qu’un, un esprit, un corps, embaumé d’une vapeur au parfum de passion, un fruit mûr à la pulpe juteuse et sucrée, une écorce tapissé d’un léger duvet, une caresse soyeuse au toucher. Les épices de sève, l’arôme du jasmin. Une tempête de sensations, l’avènement d’un âge nouveau, l’éclosion d’une vie. La gloire de conquête aussitôt étouffée par l’extase de la libération, les bras du sommeil qui étreignent les pensées lasses, la tension relâchée, le triomphe de la paix.

La tanière était plongée dans l’obscurité, que seuls transperçaient les iris de chat de Nellis. J’étais hypnotisé par ces braises dorées qui me dardaient à la manière d’un prédateur tapi. Nulle peur pourtant, une paix absolue, jusqu’alors inconnue.

À l’abri du manteau de nuit, dans le ventre du chêne, mes pensées étaient vides de lendemain, toutes tournées vers cet unique instant, cette lumière que seuls mes yeux savaient entrevoir.

─ Je t’aime, soufflai-je au visage d’ombre éclairé de ses deux flambeaux.

La sorcière écouta ces mots, d’abord incrédule à leur sens. Puis elle se rappela que c’était la première fois qu’ils lui étaient destinés. De toutes ses aventures, il avait fallu un enfant pour stopper la frénésie de son cœur inassouvi. Non, pas un enfant. Un homme, songea-t-elle en passant ses doigts le long de ses traits peints en gris et découpés d’éclairs blancs.

─ Je t’aime aussi, chuchota la brise légère de peur que la bise colérique ne l’entende.

Par chance, son époux ne pouvait distinguer les larmes s’écoulant au rythme de ses battements de cils.

Une voix rieuse me tira de mon rêve éveillé.

─ J’ignorais que tu t’y connaissais ?

─ …

─ Comme quoi, sous tes airs de chiot timide se cache un loup.

─ C’est… J’ai juste agi par instinct, mentis-je.

C’était déjà le troisième mensonge de la nuit.

─ Et quel instinct ! ricana la sorcière. Alors, verdict ?

─ Quoi verdict ?

─ Comment c’était ?

─ Euh… Je ne sais pas… Comme un éclair. Comme une vague… J’avais l’impression d’être en feu.

─ Tu brûle petit à petit ton innocence, susurra la démone railleuse par-delà le voile obscur.

─ Dans ce cas, tu veux bien venir m’éteindre, murmurai-je sur le ton faux de la supplique.

Nos deux ombres se mélangèrent à nouveau, corps de fumée animés par un unique brasier, dévorant, délicieux, capable d’engloutir un volcan.

La nuit n’était pas encore finie.

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