Pour mon seizième anniversaire, Nellis décida de me conduire de l’autre côté du bois, un coin que je n’avais jamais visité car trop éloigné de notre tanière et parce que je risquais de m’égarer.
Je perdis mon souffle en découvrant l’endroit qu’elle souhaitait me montrer. Une fois retrouvé, mes cordes vocales ne surent émettre qu’un seul son :
─ Ouah !
─ Pas mal, hein ?
La sorcière affichait sa fierté, soulignée par son sourcil gauche dessinant un arc parfait. Une légère brise peignait ses cheveux dont les fils d’araignée semblaient vivre d’eux-mêmes.
Mon regard flottait à la surface du lac, langue de lumière prisonnière des mâchoires de deux montagnes.
─ Le lac n’apparaît que sous le règne d’été, narra mon épouse, grâce à la fonte des glaciers.
Elle m’agrippa la main et m’emporta dans sa course. Nous dévalâmes la colline de pins en glissant sur le tapis d’épines. Mes pieds s’habituaient petit à petit au sol traître des bois, mais restaient loin d’égaler la dextérité de chat d’un elfe. En fait, de crapaud pataud, j’avais atteint le stade d’ours gourd. C’est en tout cas ainsi que Nellis l’avait formulé.
Parvenus au bord du lac, nous délaissâmes nos vêtements sur les galets blancs avant d’entrer dans les eaux d’or fondu. Je fus surpris de la tiédeur qui m’enveloppa.
─ À cette heure, le soleil aura eu le temps de faire son office, indiqua joyeusement la sorcière.
La baignade se prolongea jusqu’à ce que nos peaux se mettent à fumer. Le corps grignoté par les fourmis, nous quittâmes avec regret notre aire de jeu pour aller nous allonger au sommet d’une érection calcaire aux traits animaux. La tête de cheval était coiffée d’une crinière de coton de roche, qui pousse comme la mousse au soleil. Allongés sur ce lit sauvage, à l’ombre d’un érable au feuillage de sang, nous fîmes l’amour, encore et encore. Nos jeux inspirèrent un couple d’éperviers perchés non loin. La session de câlins dura jusqu’à ce que nos deux corps perlés de sueur se détachent enfin, suffocants comme après un rêve passionné.
─ Je t’aime, susurrai-je à l’égard du parasol de feuilles pourpres.
Le vent porta mes mots jusqu’aux oreilles d’elfe. Ma sorcière se pencha alors pour me mordre le lobe. Je sentis son haleine d’herbes sèches, brûlante après nos ébats.
─ Pourquoi tu as fait ça ?
─ Pour t’assurer que tu n’es pas en train de rêver, ricana-t-elle en me jetant un œil malicieux, tandis que ses longues griffes noires peignaient le duvet de mon avant-bras en y étalant les gouttes de rosée.
Nous restâmes un moment à nous prélasser, alternant entre les rayons dansant parmi la ramure de l’érable et les œillades complices.
─ Nous devrions commencer à rentrer si nous ne voulons pas que la nuit nous surprenne, déclara Nellis en interrompant la féérie.
Je décelai une note chagrine sous ses airs de cheffe.
Nous nous rhabillâmes, gauchement en raison de nos membres engourdis. La journée était encore passée trop vite.
Au moment de laisser le lac à ses eaux, transformées en miroir gris scintillant d’éclats de verre, la sorcière me retint par la main, sa paume plus ardente qu’une roche volcanique tout droit expulsée du cratère en fusion.
─ Je t’aime, prononça-t-elle lentement dans un chuchotis.
─ Tu as peur que quelqu’un t’entende ? la taquiné-je.
Un éclair darda à mon endroit. Je m’étonnai des deux cerises aux joues mûrissant à vue d’œil.
─ Gamin merdeux ! s’emporta-t-elle en me poussant du haut de notre nid d’amour.
Je dégringolai sans émettre de cri, rebondissant telle une balle sur un buisson épineux avant de m’étaler comme une crêpe sur les galets. Les quatre fers en l’air, je pouvais voir Nellis, au travers d’une nuée de papillons roses, me regarder avec effroi en se couvrant la bouche.
─ Pardon, pardon, pardon ! Je suis désolée ! Je ne pensais pas…
Malgré ses lancinements, la douleur était comme un baume dont l’apaisante étreinte répandait une vague bouillante dans ma poitrine… à moins que ce ne soit les plaintes de mes côtes fêlées.
Moi aussi, tu sais, je ne pensais pas. Quand je t’ai rencontré, je n’arrivais plus à penser. Et maintenant je te vois clairement.
L’ironie étant que sa silhouette s’affichait aussi floue que celle d’une sirène dans l’eau.
Nous avions parcouru moins d’un dixième du long chemin vers la clairière du chêne lorsque les oreilles de Nellis se dressèrent à l’écoute du silence.
─ Qu’est-ce qu’il y a ? demandé-je en pressant sa main.
─ Chut ! J’ai entendu quelque chose.
La vue, la dextérité… et l’ouïe du chat.
À croire que l’elfe des bois est un croisement entre humain et félin.
─ Reste ici, je vais voir, lâcha-t-elle d’un ton sans concession.
Muet, je la regardai s’éloigner jusqu’à me retrouver seul sur le sentier de bêtes.
Les minutes passèrent. Soudain, un bruit – perceptible à mes pauvres oreilles humaines – m’attira du côté opposé à celui où avait disparu la sorcière. Je m’approchai d’un parterre de bégonias sauvages. Quelque chose remuait sous les fleurs roses laiteuses. Des couinements. Curieux mais pas téméraire, je reculai. Un hérisson émergea du bouquet de tiges.
Je laissai échapper un rire moqueur.
─ Froussard ! Tu as affronté un démon, les loups de fumée et le Diable en personne et tu as peur d’un simple hérisson.
Tout en me flagellant mentalement, je me penchai sur la petite créature, délicatement pour ne pas l’effrayer. Les hérissons sont plutôt timides, même un gars de la ville savait ça. Je fus heureux de constater que la petite bête ne fuyait pas. Au contraire, tel un aimant, elle semblait attirée par mon doigt tendu, qu’elle renifla prudemment.
─ Salut toi, murmurai-je. Tu es sans doute en train de chasser les insectes. Tu dois être un sacré glouton.
Pour sûr, je n’avais jamais vu un hérisson aussi gros.
Subitement, la bestiole rejoignit à reculons le couvert des bégonias. Je me retournai pour découvrir Nellis en compagnie d’un étrange énergumène encapuchonné. À sa carrure voutée de géant, je reconnus le bonhomme qui nous avait extirpés du ravin l’hiver dernier.
─ Je vois que toi aussi tu as fait une rencontre. Viens voir la mienne.
Mon sourire s’effaça en constatant les traits crispés de mon épouse.
─ Quoi ?
Ses mains m’indiquaient de rester calme alors que ses jambes s’arquaient, prêtes à bondir.
─ Surtout, pas un geste, ordonna-t-elle sans lever la voix.
À côté d’elle, le géant barbu emmitouflé dans sa cape ample mimait une vieille souche.
Je me retournai en direction du parterre de fleurs près duquel s’était recroquevillé le hérisson. Entre-temps, un rocher avait poussé à l’intersection de deux bouleaux. Un lézard descendit le long de mes vertèbres à la vue des piquants colossaux plantés à sa surface. Des centaines. Puis le roc remua, révélant un long museau effilé couronné d’une grosse truffe noire ainsi que deux yeux minuscules enfouis sous une masse de fourrure.
Ça c’est un hérisson !
La créature m’assaillait d’un regard impossible à mésinterpréter. À tout moment, je le savais, elle avait loisir de me charger. Que j’essaye de courir, je me retrouverais aussitôt empalé façon mouche épinglée.
Tué par un hérisson. Sérieux ?
Une poigne broya mon épaule en extirpant mon corps de sa paralysie. Je vis un buisson de poils noirs emberlificotés. Un grognement de sanglier les secoua :
─ À mon signal, cours aussi vite que tu peux.
Le hérisson géant jetait dorénavant sa furie contre l’étranger. Je reculai à pas prudents vers Nellis, mais une racine, ennuyée par la lenteur de la scène, décida de la pimenter avec un peu d’action.
L’écho de ma chute sonna le début des hostilités. Le monstre chargea, ou plutôt roula dans l’intention d’écraser le géant barbu. Je ne vis pas ce dernier s’écarter qu’il se relevait déjà cinq mètres plus loin. L’énorme châtaigne poursuivit sa roulade meurtrière en ma direction. La sorcière se posta alors en rempart devant moi, toujours étourdi dans les feuilles, et après une rapide chorégraphie, créa une barrière invisible qui repoussa le mastodonte hérissé. Les piquants rebondirent contre un des bouleaux en lui arrachant au passage la moitié de son écorce, puis se plantèrent dans le sous-bois, à cinquante mètres du sentier de bêtes.
Mon sauveur nous héla tous deux de décamper sans attendre que le monstre ne reprenne ses esprits.
Après une course effrénée sur au moins un kilomètre, nous nous arrêtâmes sous un bosquet de limassols, dont les bourgeons de lait étaient sur le point de fleurir. J’étais en nage et à la limite de convulser entre deux bois morts. Nellis et l’étranger se tenaient droits comme des cyprès et leur respiration était à peine plus rapide.
Foutus bois de merde !
─ Merci, fit Nellis à l’intention du héros du jour.
Un grommellement discret lui fut offert en réponse.
─ C’était quoi ce truc ? souffletai-je entre deux quintes de toux.
─ Les hériphants défendent leur progéniture sans pitié, grogna le sanglier sous sa barbe. On peut s’estimer chanceux.
Un hériphant ?
Cela signifiait-il que le gros hérisson était le petit de ce monstre ?
─ Vous devriez être plus prudents lors de vos rencontres. Les apparences sont plus que souvent trompeuses.
La voix, plus proches d’un râle bestial, noua mes cordes vocales.
Nellis arriva pour chasser le silence malaisant.
─ Au lieu de fixer les gens avec cet air de Mú fâché, tu n’aurais pas un truc à dire ? me gronda-t-elle, sourcil droit en évidence.
─ Ah… euh… Merci.
Je sentais le regard du géant, dissimulé dans l’ombre de la capuche, détailler de pieds en cape ma silhouette de phasme. Comme pour l’elfe, un grognement salua ma gratitude.
Sans signe avant coureur, l’individu fit mine de s’en aller, mais Nellis l’interpela :
─ Attendez ! Je peux connaître votre nom ?
Le gaillard se retourna comme si on venait de lui annoncer le décès de sa mère. Un instant, il jaugea la sorcière, puis l’orage gronda de la bouche absente :
─ On m’appelle le Chasseur.
Un large sourire étira les lèvres discrètes de mon épouse, qui afficha une posture de lion face à un rival.
─ J’ai déjà entendu ce nom. Vous êtes aussi célèbre que moi chez les fouines de ces bois, déclara-t-elle sur un ton fier.
Un bras aussi épais qu’un tronc terminé par un poing ganté de la grosseur d’une pastèque enjoignit mon épouse de se cantonner aux prémices de cette discussion.
─ Je ne cherche pas de compagnie, et encore moins la conversation. J’ai des tas de choses à faire avant l’arrivée de l’esprit du sommeil. Alors, bons vents à vous !
La pastèque en vieux cuir mima un salut grossier tandis que le Chasseur rejoignait sa chasse. Je pris alors la main de Nellis, sentant aussitôt ses griffes labourer mes phalanges. Je les retirai vivement pour constater les traits vexés enlaidissant la figure d’ordinaire si mesurée – à la lisière de la froideur – de mon aimée. Une bourrasque chassa la vilaine grimace, remplacée par un masque chagrin.
─ Tant pis, soupira l’elfe, je vais donc devoir jeter cette potion de fleur de limassol.
La silhouette voûtée se figea net, puis se retourna avec la vivacité d’un clignement d’œil. Le Chasseur ne dit rien, le regard toujours voilé et la barbe inerte. De sa personne émanait une aura inquiétante qui rameuta le lézard et ses froides écailles.
Nellis offrait son calme olympien typique de ce genre de situation. Elle extirpa de sa sacoche une fiole qu’elle brandit accompagnée d’une moue triste, plutôt convaincante.
─ Quel dommage ! Il est si difficile de préparer la fleur de limassol. C’est que ses propriétés se détériorent à une vitesse folle une fois cueillie, et elle ne reste éclose que quelques jours, alors qu’il faut laisser reposer la préparation une semaine entière et qu’elle se conserve seulement trois lunes. Vraiment, cela me désole de devoir la jeter.
Elle s’interrompit pour m’étreindre amoureusement le bras en m’invitant dans son jeu.
─ Je l’avais emportée pour mon mari, au cas où. Jilam est si maladroit voyez-vous. Mais avec quelques gouttes d’extrait de fleur de limassol, l’os fracturé se ressoude en une heure, deux tout au plus.
Fallait-il seulement que tu m’humilies au passage ? lui adressai-je via un regard équivoque, qu’elle ignora à la manière d’une pimbêche prétentieuse.
Le Chasseur, lui, fixait intensément la fiole mais sans entreprendre le moindre geste ou ne serait-ce qu’afficher un tic nerveux. Les pans de sa cape et sa cagoule de poils dissimulaient ses intentions. Je songeai qu’il ferait un tabac au théâtre dans le rôle d’un arbre ou d’une statue.
─ Je n’ai pu m’empêcher de remarquer que la jambe gauche traînassait. La façon dont vous avez évité la charge de cet hériphant était époustouflante, mais c’est la droite qui a fait tout le travail.
Comment tu as pu capter ça alors que j’ai saisi la scène après coup ? Sorcière !
Comme si mes pensées avaient été entendues, un discret rictus complice me fut adressé, puis le jeu de manipulation continua.
─ Cette guibole doit vous faire souffrir. Pas étonnant que vous soyez de si mauvais poil. Si seulement…
Un puissant grondement trancha sa phrase.
─ Qu’est-ce que tu veux en échange de la fiole ?
─ Faire connaissance, tout simplement.
Et elle lui lança son sourire le plus radieux, auquel même moi j’avais rarement droit.
Le Chasseur baragouina sous son buisson noir, puis son gant droit disparut sous les plis de la cape forestière. Il en émergea tenant une gourde. Le goulot se planta dans la barbe qui aspira une grosse rasade.
Je doute fortement que ce soit de l’eau.
De la capuche retentit un rot à faire tomber les bourgeons des branches fragiles de limassol. Lui succéda un grondement sorti tout droit des tréfonds. Je crus, l’espace d’un instant fugace, que le bois avait des maux d’estomac.
─ J’ai beau éviter les gens du bois, je sais aussi qui tu es, sorcière, tonna le Chasseur en abaissant sa capuche.
Dessous, le crâne avait l’aspect de la pierre, et j’avais peu de doute quant au fait qu’il en avait aussi la dureté. Les yeux demeuraient invisibles sous une marée de sourcils et de cils noyant les orbites, aussi larges que celles d’un singe.
─ Ne voudrais-tu pas en apprendre plus sur moi plutôt qu’écouter les on-dit ? demanda Nellis sans se départir de sa posture de lionne ni de son sourire de hyène.
─ Je ne me fie jamais aux rumeurs, protesta le roc barbu. Ainsi que j’aime le dire, les apparences sont plus que souvent trompeuses.
─ Alors ? insista Nellis en agitant la fiole devant la pointe de son nez.
Le Chasseur rangea sa gourde et rabattit sa capuche sur le caillou avant de s’éloigner sans rien ajouter ni un au revoir.
─ Je crois que tu l’as vexé, confiai-je à mon épouse, qui m’attrapa la main – en prenant soin de rentrer ses griffes – et m’attira dans le sillage du sanglier silencieux.
─ Qu’est-ce que tu fais ? l’interrogeai-je. Tu n’as pas compris qu’il ne veut pas de nous ?
─ Au contraire, il a accepté mon offre.
─ Je n’ai rien entendu de tel.
─ Justement. Absence de grognement fait consentement, récita-t-elle comme s’il s’agissait d’un vrai proverbe.
J’eus droit en prime à un clin d’œil dont le seul effet fut de nourrir le doute.
Ma sorcière peut être si sauvage des fois.