L’atmosphère dans la tanière de la Gardienne était, disons… morose. Non, plutôt tendue. Un mélange des deux en fait. Ouais… carrément belliqueuse. Le sentiment dérangeant d’être le personnage d’un roman de cape et d’épée, figé dans la scène fatidique où les duellistes se fixent du regard, juste avant la danse mortelle. Nellis dardait la Gardienne à la façon d’une louve enragée tandis que la vieille elfe lui opposait une haine glaciale. L’air bouillonnait mais mon corps était froid, un méli-mélo de nœuds.
─ Qu’est-ce que tu fais ici ? siffla la sorcière à mon encontre.
─ Je… Ce n’est pas ce que tu crois… Nous t’attendions.
─ Ce n’est pas ce que j’ai demandé !
Je baissai la tête, honteux.
─ Viens donc t’asseoir, l’invita l’ancienne. Il y a du thé chaud. Ça ne te fera pas de mal vu ton état.
Nellis ne réagit pas, continuant de m’électrifier de ses deux éclairs. Alors l’elfe aux boucles blanches parla de sa voix fluette néanmoins marquée d’autorité :
─ Je vous en prie, madame, prenez place.
La sorcière hésita puis accepta. Je m’en étonnai. Elle connaissait l’elfe visiblement.
─ Qui êtes-vous à la fin ? l’interrogeai-je pour la septième fois depuis qu’il avait débarqué sans prévenir dans la tanière de la Gardienne.
─ Ton épouse saura répondre à cette question.
Nellis s’était assise près de moi, au plus loin de l’ancienne. Son corps frissonnait. Je le sentais à travers l’épaisse cape, bien trop grande pour elle, qui lui servait de manteau. Je reconnus alors celle du Chasseur.
─ Où tu l’as trouvée !? sursautai-je.
Ma salive se réfugia dans ma gorge lorsque sa colère me gifla.
─ Cervelle de larve ! Tu ne revenais pas alors je t’ai cherché partout !
Des larmes luisaient à la surface de ses yeux de sang. Je me découvrais pétrifié, comme si en face de moi se tenait, non pas Nellis, mais Méduse. Ses beaux cheveux d’argent, trempés et boueux, pouvaient bien ressembler à des serpents morts.
─ Et tout ce temps, tu étais là, à boire du thé avec la vipère !
La gorge nouée, elle enfila sa timbale cul-sec et son visage se tordit aussitôt de dégoût.
─ Pouah ! On dirait de la pisse de licorne.
─ J’ignorais que tu en avais déjà goûté, se moqua la Gardienne.
Nellis jeta sa timbale, les muscles tressaillant. Un instant, je crus qu’elle allait se jeter sur la vieille elfe. Au lieu de quoi, elle se leva et entama les cent pas. Quand mon épouse était en colère, elle ne savait rester en place.
─ Bien, intervint l’enfant elfe qui, pour sûr, n’en était pas un. Si la discussion prend cette tournure, je n’ai d’autre choix que de me présenter moi-même. Je m’appelle Nôm. Je suis le Dépositaire des Sceaux. En clair, c’est moi qui retranscris vœux, promesses et contrats au sein du peuple du bois.
D’un coup, mon cerveau se mit en marche.
─ Vous voulez dire que…
─ Je suis le détenteur de votre contrat de mariage, à madame et vous, déclara le dénommé Nôm en sortant, des plis de sa grande cape noire, un cahier à la couverture d’écorce.
Le cahier s’avéra un porte-document dont il extirpa, avec minutie, un feuillet de papier épais et tacheté qu’il me présenta. La première partie du document était rédigée en langage du bois et la seconde dans ma langue maternelle. Nôm s’attela à sa lecture. Le texte consistait en un contrat de mariage somme toute classique, enfin, tel que je l’imaginais. Il énonçait les partis, ainsi que les témoins et les clauses. Je tiquai sur la date, la nuit même de notre rencontre, puis à la mention d’un des deux témoins : Nôm et… la Gardienne du Bois ?!
─ Je… Je ne comprends pas, hésitai-je. Pourquoi je ne suis au courant que maintenant ? Je veux dire… Il faut pas être deux pour signer ce genre de contrat ?
─ Tu as tout à fait raison, Jilam, dit l’ancienne. Nous nous trouvons ici, et reprenez-moi si je me trompe cher Nôm, face à un grave vice de procédure, si ce terme t’est familier, ajouta-t-elle à mon intention. Ton épouse n’aurait jamais dû signer ce document sans ton consentement.
─ Ne parle pas comme si j’étais sourde, gargouille scélérate ! jura Nellis en piétinant les tapis brodés.
─ Tu n’es guère légitime pour me faire la morale sur les cachoteries, rétorqua la Gardienne, venimeuse.
─ Bien ! Pourrait-on cesser ces enfantillages le temps de régler cette affaire. Mon temps est précieux.
Je louchai sur le visage d’enfant sérieux.
C’est un garçon ou une fille ?
Quoi qu’il en soit, ses paroles eurent l’effet d’une bourrasque, étouffant les velléités de part et d’autre. La Gardienne demeura de marbre pendant que la sorcière se renfrognait.
─ Merci de votre coopération, souffla Nôm. Bien, où en étions-nous ? Jilam, sache qu’il existe une clause dans votre contrat de mariage que j’ai volontairement omise. Il s’agit d’une clause exceptionnelle, que votre épouse a tenu à ajouter avant de sceller sa signature. Je vais à présent vous la résumer. Elle stipule que, si votre union devait être rompue, le bois serait, je cite, « irrémédiablement détruit ».
Je reçus ces mots comme un coup de masse en pleine tête.
─ Hein ? Quoi ?
Je me tournai vers Nellis, qui m’ignora.
─ Qu’est-ce que ça veut dire ? insistai-je, sentant à mon tour la colère monter. De quoi il parle ?
─ Madame, l’appela Nôm. Il n’est que vous qui puissiez expliquer vos motivations.
Mon épouse laissa le silence pesant s’installer. Je ne l’avais jamais vue aussi abattue et hésitante. Sa fureur semblait être retombée, mais toujours présente au vu de ses poings crispés. Enfin, elle poussa un long soupir.
─ Jilam, murmura-t-elle, le regard timide, ne sachant où placer son attention.
Elle désigna la Gardienne du Bois.
Cette femme, elle t’a certainement raconté des tas de choses à mon sujet, mais tu ignores ce qu’il en est vraiment. Vois-tu, dès que je suis arrivée dans ces bois, j’ai tout de suite subi l’hostilité de ses habitants. Tout ça était soi-disant lié à une prophétie.
─ Je suis au courant de la prophétie.
Pas le moindre étonnement ne traversa ses traits tendus.
─ C’est pour cette raison que les dieux étaient contre notre union.
─ Parce qu’ils craignaient qu’elle ne rompe l’équilibre entre la Nature et le Chaos.
─ Balivernes tout ça ! s’emporta-t-elle. Les prophéties ne sont rien que des paris sur l’avenir. Parfois, le pari se révèle bon, mais le plus souvent, il est totalement foireux. C’est la même chose quand on fait un choix. On ignore si ses conséquences seront positives ou non, en espérant qu’elles le soient.
─ Sauf que le pari en question c’est un écosystème tout entier, des millions de vies, des siècles de souvenirs dormants dans ces bois. Tu crois que notre bonheur justifie le prix de leur sacrifice ?
─ Je me fiche des autres, comme ils se fichent de moi, avoua Nellis sans une once de doute ou de remord. Je n’ai jamais été la bienvenue nulle part. Pourquoi devrais-je me soucier de ceux qui m’ignorent ?
Le volcan bouillonnait en moi face à la cruauté de ma bien-aimée.
─ Et comment veux-tu que je te fasse confiance alors que tu es si égoïste ?
─ Jilam, murmura-t-elle de nouveau en se penchant vers moi. Toi, tu es différent. Tu es unique.
Mon cœur comprit ses paroles, qu’il traduisit en trois mots simples.
─ Pourquoi tu me mens alors ?
─ Parce que je ne veux pas te faire souffrir, gémit-elle en plaçant mes joues dans l’étau de ses mains.
─ Excuse facile, mais certainement pas une raison valable, soufflai-je en me détachant.
Mon ventre se serra douloureusement en constatant l’expression de peine profonde dénaturant ce visage d’ordinaire si serein et déterminé.
─ Je t’en prie Jilam, je ne veux pas te perdre. Je ne peux pas te perdre.
Malgré la douleur, je refusais de me laisser attendrir.
─ Il aurait fallu y penser à deux fois avant de me cacher un secret pareil. Comment as-tu pu penser que je ne le saurais jamais ? Tu me crois donc si bête ? Je suis quoi pour toi ? Un sujet d’expérience ? Un autre animal totem ? Le petit humain perdu qui sert de peluche quand tu es triste ?
La colère chassa la peine. Nellis se redressa, enveloppée de son aura de déesse implacable.
─ De toute façon, il est trop tard. Je t’ai averti plusieurs fois avant que tu prennes ta décision irrévocable. Notre union ne peut être défaite.
La Gardienne éclata de rire.
─ Allons, allons, mon enfant. Tu ne songes pas le duper une seconde fois quand même ?
─ Qui traites-tu d’« enfant » ? Les vers t’auront mangé l’écorce jusqu’au trognon ? cracha Nellis, que je sentais osciller à l’extrême limite avant de réduire le chêne en tas de cendres tel un Diable trop prétentieux.
Nôm, qui semblait s’être effacé, reparut alors en déposant une tablette en bois sur mes genoux pliés. Dessus reposait le contrat de mariage, inscrit en lettres noires sur papier blanc tacheté.
─ Si ces dames veulent bien me l’accorder, j’aimerais en finir avant de devoir m’occuper du registre des décès.
─ Que fais-tu ici au juste, Nôm ? l’interpela Nellis.
─ La Gardienne du Bois a raison, madame, répondit l’elfe bureaucrate sans se départir de sa politesse naturelle et en dépit de la virulence de la question. Le contrat renferme bel et bien un vice de procédure.
─ De quel vice vous parlez ?
─ Le contrat n’est valable que si les deux partis le scellent. Or, je ne vois que votre sceau, dit-il en pointant les traits fins, tracés à l’encre rouge, au bas à droite du document.
─ Menteur ! Tu m’as pourtant assuré que j’étais la seule concernée.
─ Vous vous méprenez. Je parlais uniquement de la clause au sujet de la prophétie. En effet, cette clause ne concerne que vous, seule à avoir prononcé ce vœu. En revanche, ledit vœu stipule bien que, je cite, « si un tierce parti, qu’il fut vivant, esprit, mort ou de nature divine, venait à briser le lien sacré, la sorcière – en l’occurrence, vous – libérerait un ouragan d’énergie qui aurait pour conséquence la destruction du bois et de ses vies. »
─ Et bien ? s’impatienta mon épouse.
─ « Un tierce parti », madame, se réfère à tout élément extérieur, non pas à vous, mais à votre couple, réuni par contrat. En d’autres termes, l’accord ne concerne pas Jilam, lequel peut briser cette union sans conséquence si tel est son souhait.
─ Non !
La sorcière recula jusqu’à se fondre entre les racines du chêne. Son visage, même au travers des ombres, était livide. Elle tremblait.
─ Non, répéta-t-elle. Tu mens.
─ Vous le savez très bien, madame. Je ne mens jamais.
Il n’y avait nulle trace de triomphe ni de peine dans la voix enfantine emprunte d’autorité, seulement la froideur détachée propre à n’importe quel expert en paperasse.
Le regard affolé de Nellis s’attacha à moi qui, cette fois, fus celui incapable de le supporter. Je fixais le contrat dont, la veille, j’ignorais l’existence. Mon esprit se mit à flotter sur les vagues de lettres calligraphiées, puis s’évada sur le dos de l’hippocampe, parmi des nuages d’écume blanc, jusqu’aux confins de l’espace, du vide embrasé d’étoiles. Je souhaitais être loin, d’ici et de tout, ne plus penser, vivre sans chercher, ne rien trouver d’autre que le silence des rêves. C’est alors que ma mer de pensées s’évapora dans la couronne d’une étoile. En rouvrant les yeux, ils étaient de larmes.
Nôm posa devant moi un stylet et un scalpel, tous deux en os.
─ Si vous souhaitez signer ce document, il vous suffit de vous entailler, puis d’inscrire votre sang au papier.
Face à ma grimace de dégoût, il ajouta :
─ Ainsi votre énergie vitale s’incorporera aux vœux formulés et liera chaque parcelle de votre être à ces dits vœux. Votre volonté ne saurait les briser, mais le bon déroulé du processus, sans danger j’entends, nécessite que vous soyez profondément certain, je veux dire dépourvu du moindre doute, de vos sentiments.
─ Que…
J’hésitai en sentant le poids du regard de Nellis sur mes épaules voutées.
─ Que se passerait-il dans le cas… enfin l’hypothèse où…
─ La mort, expliqua simplement Nôm comme si nous parlions de météo.
Je déglutis, une fois, puis une deuxième dans un raclement de gorge.
─ Et si je signe… Rien ne pourra jamais briser ce contrat ? demandai-je en jouant avec le stylet et le scalpel.
─ N’importe qui peut le déchirer, cela va s’en dire. Ce n’est que du papier. Toutefois, le coupable souffrirait d’une malédiction éternelle incluant la vie, l’après-vie et la non-vie. En général, cela dissuade quiconque de jouer au vandale, et quand je dis quiconque, je parle aussi des dieux.
Je détaillai une énième fois le spécimen, de loin le plus étrange de tous les trucs étranges croisés depuis mon arrivée dans ces bois. Sous ses boucles blanches comme neige, son visage de poupon invitait à lui tirer les joues. Ses yeux, en revanche, cornée et iris fondus dans l’encre noire, me terrifiaient. J’avais la sensation qu’ils renfermaient tout le savoir du monde et plus encore.
─ Et si je refuse de signer ?
─ Tu ne ferais pas ça ! me fit sursauter Nellis.
─ On parle de millions de vies en jeu, je te rappelle !
Mon emportement la surprit. Elle se tue, à moitié outrée.
─ Si tu n’apposes pas ton accord, assura Nôm, le contrat sera simplement résilié.
─ Et notre mariage ?
─ Non, votre union ne nécessite qu’un contrat oral qui…
─ Que les dieux s’empresseront de faire disparaître, le coupa brutalement la sorcière.
─ Comment le pourraient-ils ? demandai-je.
─ Ce ne sont pas les moyens qui leur manquent. En t’effaçant de mes souvenirs et moi des tiens, par exemple. Ou bien en t’éliminant, tout bonnement.
─ Moi, mais pas toi ?
─ Ils savent ce qu’il en coûte d’essayer de m’abattre.
La menace inscrite dans ses paroles me fit tressaillir.
─ Comme toujours, tu médis tout ton saoul, parla la Gardienne après un long mutisme à écouter nos palabres sous son masque de quiétude. Les dieux ne s’abaissent pas à jouer avec la vie d’un pauvre enfant de l’Homme.
─ Au contraire, les dieux raffolent des jeux ! ricana Nellis.
─ Pauvre jeune graine écervelée.
L’insulte eut raison des gonds, déjà bien branlants, de la sorcière.
─ Je m’en vais te sortir la tienne, de cervelle, par tes boyaux ! vociféra mon épouse, griffes sorties.
La furie s’arrêta net, puis s’effondra à genoux. Je me précipitai à son secours, puis vis Nôm, l’index pointé sur le contrat de mariage, à l’endroit où le sang de Nellis maculait le papier.
─ Je ne tolérerai pas de violence en ma présence. Faîtes ce que vous voulez une fois que je serai parti, mais pour l’instant, j’ai besoin d’une signature écrite ou d’un refus oral.
L’elfe retira son doigt et le corps de Nellis se dépétrifia. Elle tremblait autant qu’un arbre abattu.
À l’invitation de Nôm, je revins à la tablette de bois sur laquelle reposaient contrat, stylet et scalpel.
Et si je tombais dans les pommes, là maintenant ?
─ Le choix est tien, Jilam, m’encouragea la Gardienne, d’un ton presque maternel. Tu peux devenir le sauveur et le héros immortel de ces bois. Pour cela, tu n’as rien à faire.
─ Je t’en prie, Jilam. Non, gémit Nellis.
Je la foudroyai à mon tour.
─ Tu as consacré notre mariage en plaçant toutes ces vies sur le billot, pour satisfaire tes seuls désirs.
─ C’était le seul moyen. Les dieux, ils auraient tout fait pour nous détruire. Il fallait un argument convaincant pour qu’ils gardent les mains dans leurs poches.
─ Tu m’as mentis. Qui me dit que tu ne joues pas avec moi aussi ?
─ Tu es différent.
Pourquoi ? Pourquoi tu ne peux pas le dire ? Qu’est-ce qui t’en empêche ?
─ Allons, décidez-vous, s’impatienta Nôm.
Nellis se tut. Dans ses yeux dansaient les souvenirs. À travers eux, je revisitai notre rencontre sous le dôme étoilé, notre première nuit sous la tanière, la fois où nous avions été pourchassés par des loups de fumée, ce moment de confessions dans le ravin, l’échange de nos vœux, la première fois où nous avions fait l’amour et toutes les fois suivantes, songeant aux expériences qui nous restaient à partager.
Sauf que, dans ces souvenirs, nous n’étions pas seuls. S’y trouvaient toutes les personnes, bêtes et esprits dont j’avais fait la rencontre et faisaient désormais partie intégrante de ma vie. Certains étaient foncièrement mauvais, plusieurs avaient tenté de me tuer, mais il y en avait tant d’autres qui s’étaient montrés gentils et même bienveillants. Je songeai en particulier à la danseuse qui fut ma professeure des plaisirs et au Chasseur grognon. Ils comptaient tous deux beaucoup pour moi.
Toutes ces vies, elles constituaient les cœurs qui faisaient battre ces bois. Ces bois que j’avais appris à aimer en dépit de leur constant désir de m’engloutir.
Le Chasseur, la danseuse et tous les autres, ceux qui m’étaient encore inconnus, je désirais apprendre d’eux, intégrer mon chemin aux leurs, ne pas laisser le temps effiler nos liens naissants ou à venir. Un temps qui m’était si précieux contrairement à toutes ces âmes immortelles. Après le vide de l’ignorance, je refusais que ma vie consiste en une mer tumultueuse alternant entre vagues de doutes et creux de regrets.
Nellis était égoïste, oui. Probablement la plus grosse tête de melon que la Nature ait engendrée. Mais ne l’étais-je pas aussi ? J’avais abandonné les miens, ma famille, sans songer une seule seconde aux conséquences pour eux. Ils me croyaient très certainement mort. Sans doute avaient-ils mené des recherches des semaines, des mois durant. Peut-être, qu’à la fin, ils avaient fini par comprendre qu’ils m’aimaient.
Et pourtant, au fond de moi, honnêteté d’avouer que je m’en fichais. Je n’avais cure de leurs états d’âmes ou de leurs regrets. Les miens, j’avais appris à les tordre et les étouffer, grâce à Nellis. Une mauvaise chose ? Probablement. Mais une vie aussi éphémère avait-elle seulement la place pour les questionnements sans fin ? Oui, moi aussi, j’étais une tête de melon. Je m’imaginais devenir l’époux d’une sorcière, partager le quotidien et les pensées d’un être surnaturel. Tel était mon désir et tel il demeurait, malgré tout le savoir acquis entre-temps.
Je songeai à ce jour où Nellis m’avait confié son bien le plus précieux : sa pierre de souvenirs. Pouvait-on imaginer meilleure preuve de confiance ? Comment douter de sa sincérité après pareil geste ? Oui, elle m’avait menti, dupé jusqu’à la moelle, joué avec mes sentiments. Mais pouvais-je seulement lui reprocher ? Car moi aussi j’ai menti, j’ai dupé, j’ai joué. Par omission, en ne racontant rien. Et Nellis a respecté mon silence, alors que moi je la bombardais de questions à ne plus la laisser respirer.
« L’enfant ne peut se mettre à la place de l’adulte. » Les paroles de la Gardienne se répétaient en échos stridents.
L’enfant ne peut se mettre à la place de l’adulte… Et l’adulte à la place de l’enfant.
Je ne veux pas grandir et être sage. Je veux rester un enfant jusqu’à la fin, quitte à la précipiter. Je veux être égoïste, ne penser qu’à moi et ignorer le reste du monde. Qu’il brûle pourvu que mon cœur soit chaud.
Je poussai un long soupir, puis, sans crier gare, lâchai un rire nerveux.
─ Qu’y a-t-il mon enfant ? s’enquit la Gardienne.
Je l’ignorai pour fixer Nellis, désemparée et incrédule.
─ Un bébé martyrise ses jouets mais prendra toujours soin de son compagnon de sommeil.
Je me souvenais de cette citation de Tante Hortia. Ce jour-là, je n’avais pas compris.
De ma poche, j’extirpai son dernier présent, la montre que je déposai sur la tablette. Sur la surface dorée de son couvercle se lisait l’inscription gravée par Tante Hortia : « La vie est propice à l’inattendu. »
« Chaque fois que tu regarderas cette montre, demande-toi ce que je fais et où je suis, puis regarde autour de toi. »
Les aiguilles noires se chevauchaient. Il était sept heures trente-cinq.
Tu en penses quoi, hein ?
J’attendis que le lièvre rouge ait rejoint ses amies tortues. Quand il fut sept heures trente-cinq et trente-cinq secondes, je saisis vivement le scalpel. Une langue brûlante me lécha la paume au moment où la lame d’os trancha dans la peau et s’enfonça dans la chair à vif.
─ Que fais-tu, corne de démon !? sursauta la Gardienne.
─ Mon choix.
Je trempai le stylet dans la plaie. L’ancienne se précipita pour m’arrêter, mais se retrouva soudain plaquée contre la bibliothèque. Elle se débattait avec une espèce de serpent de fourrure. La chose s’acharnait sur la vieille elfe hurlante, échappant aux coups de griffes tout en promenant les siennes. Nôm et Nellis restaient cois devant la scène.
Au bout d’un moment, le furet-léopard se détacha de la Gardienne au bord de l’apoplexie, les cheveux filandreux en bataille et les rides couturées de griffures.
─ Sor… Sortez ce monstre par tous les dieux !
Mú s’en alla rejoindre son perchoir favori sur l’épaule de son âme-sœur, offrant ses fesses à l’ancienne.
Celle-ci reprit rapidement ses esprits et pointa son regard effaré vers moi, puis sur le document. Une deuxième signature, tracée au sang frais, jouxtait celle depuis longtemps séchée. Les rides saignantes se crispèrent à la fois d’horreur, de mépris, de dépit et de colère.
─ Te rends-tu compte de ce que tu as fais ?
Je ne répondis rien, me tournant plutôt vers Nôm.
─ Tout est bon ?
L’elfe inspecta le contrat, qu’il rangea ensuite dans sa serviette d’écorce.
─ Tout est en ordre. Bien, vous m’excuserez. J’ai maintenant rendez-vous sur les terres des démons, qui, vous le savez, sont assez sensibles concernant la ponctualité. Que les esprits vous gardent et au plaisir de vous revoir.
Cette dernière assertion était, non plus polie, mais clairement sarcastique. Nôm enfila sa cape noire trop grande et le large chapeau pointu qu’il portait en arrivant. L’accoutrement lui conférait une dégaine d’enfant en costume de sorcier en plein Carnaval. Son attaché-case sous le bras, il s’en alla en trottinant.
Ma main entaillée me lancinait atrocement. Des doigts gelés s’y glissèrent.
─ Rentrons chez-nous, murmura Nellis.
─ Tu as vu ton état, la grondai-je. Mieux vaut dormir ici. Je connais quelqu’un qui nous hébergera.
Ses lèvres froides m’embrassèrent la joue.
─ Non. Je veux rentrer.
Je lâchai un soupir vaincu. Qu’importait son état, ma bien-aimée avait toujours le dernier mot.
─ Jilam, attends !
Je transmis à la Gardienne tout le mépris qu’elle m’inspirait désormais.
─ Te rends-tu compte ? Tu nous a tous condamnés.
Condamnés, nous le sommes tous, et moi le premier.
Ces pensées, je me les gardai.
─ Peut-être, ou peut-être pas. Ce n’est qu’une prophétie. Vous l’avez dit vous-même, les rêves des oracles ne sont que gouttes distillées dans un océan.
─ Le risque est trop grand !
─ À coup sûr, la prophétie se réalisera, si vous ou les dieux tentez encore de vous immiscer dans mon intimité. C’est inscrit noir sur blanc. Merci pour les histoires, et le tour en hippocampe. C’était chouette. Et merci encore pour les livres. J’en prendrai grand soin, et vous les rendrai. De ça soyez-en sûre.
Nous laissâmes l’aînée du bois panser ses blessures. Dehors, l’averse s’était éteinte et les rayons dorés s’enroulaient aux branches.
« Lève les yeux, Jilam. Regarde le monde. Ne le laisse pas te chasser. Vois-le à ta façon. Un jour, tu en feras le tien. »