Le Conte de la Sorcière des Bois 6. Hermès et Aphrodite

6 mins

─ Le bonjour et que les esprits nous guident !

Jilam et Nellis s’arrêtèrent net, les yeux écarquillés pour l’un et les sourcils en pyramide pour l’autre. Une femme elfe les attendait devant le rocher convenu pour le rendez-vous avec Quo. Non, pas une elfe, une démone.

─ C’est bien moi, les rassura la démone en s’approchant.

─ Tu n’es pas le même que dans mes souvenirs, soutint la sorcière, le ton défiant.

L’étrangère partit d’un rire léger.

─ Des évènements récents ont quelque peu bouleversé mon quotidien, expliqua-t-elle.

Jilam observa le visage carbonisé à l’œil borgne et sa couronne de cheveux mousse avant de jeter un regard incrédule à son épouse.

─ Quelqu’un peut-il m’expliquer ce bordel !?

Nellis et la démone le regardèrent comme s’il délirait.

─ Nous nous sommes parlé avant la dernière nouvelle lune, Jilam, dit l’étrangère. Tu avais gentiment veillé l’agonie de mon ami Mal.

─ Quo !?

─ En chair et en os. Enfin… à part quels que changements de ci de là.

Face à Quo, Jilam demeura coi, détaillant la démone en cherchant des traits communs avec le démon de ses souvenirs. Il en trouva bien quelques-uns, en premier lieu l’œil borgne, mais restait perplexe.

─ Tu te fiches de moi, c’est ça ?

La démone poussa un soupir tout en s’adossant au rocher en forme d’escargot.

─ Je comprends ta suspicion. Tu n’es qu’un humain.

Jilam digéra l’insulte et conserva son attention.

─ Sache que…

─ Les démons sont hermaphrodites, la coupa Nellis.

Quo lâcha une grimace.

─ En vérité, poursuivit la démone, seule une poignée d’entre nous savent se métamorphoser selon leur envie. Les autres, moi y compris, opérons ce changement au contact d’un puissant stimulus.

─ Comme la mort d’un ami, déduisit le jeune homme.

La figure triste de Quo fit office d’approbation. La sorcière n’eut aucun scrupule à la sortir de sa mélancolie.

─ Je ne suis pas venue jusqu’ici pour admirer ta nouvelle peau, dit-elle d’un ton tranchant.

Un éclair traversa l’œil intact de la démone, aussitôt dissipé par une mine affable.

─ Je serai ravie d’être ton guide. Mais permets-moi de te remercier d’abord d’avoir répondu à mon invitation.

─ Tu n’as pas intérêt à me faire perdre mon temps, siffla Nellis en pointant une griffe menaçante.

Jilam savait qu’au moindre signe de tromperie, elle n’hésiterait pas à transformer la borgne en aveugle.

L’apparition de Mú, juché sur la coquille de l’escargot, mit fin au duel de regards.

─ Oh ! s’exclama Quo. Quel magnifique spécimen de Mustela putorius furo panthera pardus. Je n’avais encore jamais eu la chance d’en voir un, dit le démon aux anges en tendant la main vers le furet-léopard.

Nellis et Jilam s’attendaient à la réaction de Mú. Aussi, le voir se laisser caresser comme un simple animal de compagnie les laissa pantois.

─ Mais t’es sérieux ! lâchèrent-ils en cœur.

Le quatuor quitta le rocher escargot et s’enfonça dans le bois profond. En chemin, ils s’arrêtèrent devant l’autel aux esprits, une vieille souche rongée par les cloportes sur laquelle ils déposèrent chacun une offrande : un peigne cassé pour Nellis, une pomme de pain pour Jilam, une fleur pour Quo et la queue d’un ralot pour Mú.

Ils poursuivirent leur chemin sans voir l’autel disparaître derrière eux, la souche avalée par le sous-bois avec leurs offrandes.

─ Comment était la cérémonie, demanda Jilam qui n’en pouvait plus de connaître les détails.

─ Émouvante, se contenta de répondre Quo en lui adressant un sourire aimable.

─ Vous ne pouvez pas m’en dire plus ? insista la curiosité sur pattes.

─ Il est rare qu’un démon meure, Jilam, narra calmement la démone borgne. Aussi les rituels sont à la hauteur de l’évènement. Hélas, notre code nous interdit de partager nos coutumes avec…

Elle s’interrompit, hésitante.

─ Un être inférieur, acheva Jilam qui commençait à avoir l’habitude qu’on le rabaisse pour une unique raison : la fâcheuse tendance de son espèce à mourir.

Quo acquiesça d’un air gêné. Difficile de dire si cela venait de sa conversation avec le jeune humain ou des yeux de la sorcière plantés tels des poignards dans son dos. Nellis, qui fermait la marche, ne quittait pas la démone du regard, prête à bondir au moindre faux pas.

─ C’est encore loin ? demanda-t-elle, déjà au bout de sa patience.

─ Nous ne devrions plus tarder à le voir, assura Quo, concentré sur le chemin forestier à peine visible sous le tapis de feuilles et mangé par le réseau chaotique de racines.

La beauté du bois laissait un sentiment d’oppression dans le cœur de Jilam, qui ne cessait de zyeuter à droite à gauche. Mais il n’y avait rien. Seulement le silence. Le silence dans un bois.

─ C’est quoi cette maison au juste ? interrogea-t-il la démone histoire de remplir le vide.

─ Il s’agit d’un vieux manoir de chasse construit par les humains à l’orée du bois. Son propriétaire a disparu durant une battue après avoir marché sur une colonie de fourmis de sang. Ses congénères ne retrouvèrent que ses vêtements et son fusil. Le manoir est resté à l’abandon jusqu’à présent.

─ Tu parlais de choses étranges autour de cet endroit.

─ Oui. Mais mieux vaut que vous le constatiez par vous-mêmes, déclara Quo sous un masque de mystère.

Le temps s’écoula et le paysage ne changeait toujours pas.

─ Où elle ta fichue bicoque !? finit par s’agacer Nellis. Si c’est un traquenard, je te jure que tu vas le regretter. Il y’en a d’autres qui ont tenté leur chance. Trouve en un seul entier !

Jilam sursauta lorsque Quo sortit de ses gonds.

─ Bon sang d’harnous ! Je ne comprends pas comment on peut être immortel et avoir si peu de patience ! Tu n’arrêtes pas de me chercher des mandrakes alors que ce devrait être à moi de me plaindre. Tu m’as crevé un œil… Bon, tu défendais ton mâle, c’était légitime. Pourtant, je n’ai pas cherché à me venger. Si j’avais voulu vous piéger, Jilam et toi, vous seriez depuis longtemps dévorés par les zigomors.

Hormis le fait qu’il ignorait ce qu’étaient harnous, mandrakes et zigomors, Jilam ne pouvait que comprendre l’énervement de Quo.

─ Nous n’arrêtons pas de tourner en rond depuis des heures et tu ne cesses de répéter que nous y sommes bientôt, s’emporta la sorcière sans se laisser intimider par la démone furibonde. Tu sais quoi ? Je crois que ta maison est pure fantaisie et que ce chemin nous conduit tout droit dans un trou de démons.

─ Premièrement, nous ne sommes pas des mirakaïs, nous ne vivons pas dans des trous, trancha Quo grimaçant d’une colère difficilement maîtrisée. Pas plus que les elfes ou les sorcières, nous ne sommes pas des bêtes sauvages. Évite de nous traiter comme telles si tu ne veux pas te retrouver avec une armée de démons aux fesses.

─ Fais-la venir ton armée, je l’attends, railla la sorcière.

─ Ça suffit !

Sorcière et démone se tournèrent vers Jilam. Les joues et le front du jeune homme arboraient la même teinte que les baies de canneberge.

─ C’est bon, vous deux, Mú et moi ont en a assez de vos gamineries !

Le furet-léopard, qui menait l’avant-garde, avait rebroussé chemin et se tenait maintenant auprès de Jilam. Ce dernier jeta un regard agacé sur sa femme.

─ L’autre fois, avec Mal, Quo aurait pu me dévorer sans que je m’en rende compte. Il n’en a rien fait. C’est un démon, oui, enfin… une démone, mais je pense qu’elle est quelqu’un de sincère. C’est peut être un monstre tueur, d’accord, qui a déjà tenté de me manger, c’est vrai, elle n’en a pas moins des principes, tout comme toi et moi.

─ Mais… débuta Nellis.

─ Pas de « mais » qui tienne ! la coupa net Jilam. Quo nous a confié une mission. Enfin… il t’en a confié une à toi. Je crois que la récompense est plus qu’assez généreuse pour que tu mettes de côté ton sale caractère le temps de que tout ça soit fini.

La sorcière, qui n’avait pas l’habitude de voir son mari s’énerver, dut attendre avant de retrouver ses esprits.

─ Très bien, soupira-t-elle. Plus vite nous en aurons terminé, plus vite nous n’aurons plus à nous en tracasser. Où est cette maison, Quo ?

─ Je… je l’ignore, bégaya la démone, l’œil hagard. Nous devrions déjà y être.

─ Comment ça ? s’inquiéta Jilam.

Quo désigna le chemin masqué par le sous-bois.

─ C’est comme s’il cherchait à nous égarer.

─ Quoi, le chemin ? s’étonna la sorcière méprisante.

La démone acquiesça, les traits marqués de souci.

─ Quelque chose nous observe, murmura-t-elle comme de crainte d’être entendue.

Humain, sorcière et furet balayèrent le bois calme et silencieux. Chacun trouvait aussi que quelque chose clochait.

Ils poursuivirent d’un pas prudent, l’œil aux aguets, le cœur battant, les uns guettant ramures et fourrés, les autres concentrés sur le chemin vicieux car leur instinct leur dictait qu’il valait mieux rester dessus.

 Mais l’instinct, parfois, se trompe, ou peut être manipulé.

Le vent se mit soudain à souffler, perçant l’épaisseur de la canopée. De brise il se changea en bourrasque, puis la bourrasque devint tornade. Les feuilles tourbillonnaient, fouettant les visages et infestant la vision tel un essaim de mouches. Les feuilles volèrent jusqu’aux branches voisines sur lesquelles elles se posèrent à la manière d’une nuée d’oiseaux, et les arbres nus ne le furent bientôt plus. Puis le vent cessa.

Lorsque Nellis ouvrit les yeux, Quo se tenait près d’elle, mais aucun signe de Jilam ou de Mú. Elle eut beau hurler, seul le silence lui répondait. La panique commença à la gagner. Pour la seconde fois de sa vie, elle se sentait impuissante.

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