Le Conte de la Sorcière des Bois 33. La scie et le bouleau

7 mins

Premier acte de ce nouvel arc.

Sur un sentier de gibier bordé de ronces dont les entrelacs chatouillaient le ventre raide d’une colline boisée de conifères, un homme marchait d’un pas lent mais décidé, ses épais lainages collés à sa peau par la sueur que son corps sécrétait en abondance. Alors qu’il enjambait un parterre d’orties, il manqua de trébucher sur une hache, sans doute abandonnée là par l’un des bûcherons. Il jura, à bout de souffle, empoigna la hache et l’envoya tailler les fourrés.

Un mois plus tôt, un riche magnat, propriétaire d’une douzaine d’aciéries à travers le pays, s’était installé en ville après avoir acquis pour un rond moins un une vingtaine d’hectares de bois. Les citadins avaient eu beau l’avertir, ce guignol en pourpoint était demeuré sourd au bon sens. Fariboles, disait-il, superstitions de campagnards ! Et sur ces déclarations, il avait lancé une grande campagne de recrutement à l’intention des bras solides en quête d’un travail honnête correctement rémunéré. Personne, pas même les miséreux, ne s’étaient présentés à son bureau, le forçant à embaucher des contractuels extérieurs à prix d’or. Il avait dû prospecter loin car les rumeurs du bois voyageaient. Ces étrangers, alertés du risque, avaient réagi comme leur patron. Des gaillards aux muscles saillants, mental d’acier, colosses ayant grandi dans les chantiers ou anciens matelots reconvertis. Pas des branquignoles. Non plus des flèches.

Ouais, ben, les mammouths, ça ne faisait pas un jour qu’ils campaient dans la forêt qu’ils en étaient redescendus, les chocottes aux miquettes, les bottes pleines de pisse, les dents claquant plus fort qu’un orchestre. Ah, ils étaient beaux les zigotos. On les avait interrogés. Récit abracadabrantesque de lumières vivaces flottant dans la nuit noire, de cris monstrueux projetés par les arbres, de leurs feux de camp dansant comme possédés, d’affreux cauchemars matérialisés, et d’ailes blanches fantomatiques survolant le campement.

Le patron, furieux, avait passé un savon à ses employés, appelant leur témoignage des inepties nées de vulgaires mauvais rêves. Et pour prouver ses dires, l’idiot, il avait décidé de passer la nuit seul dans le bois.

On n’avait plus entendu parler de lui depuis cette fameuse nuit. Le lendemain, ne le voyant pas revenir, un groupe de farfadets du quartier s’était rendu à l’ancien camp des bûcherons sans y trouver âme qui vive. Ils avaient exploré les alentours, questionné les gens du bois, aucun résultat. La rumeur avait enflé jusqu’à la côte, disait-on. La famille du patron avait mandaté des enquêteurs. Au troisième disparu, les autres avaient rompu leur contrat et l’affaire s’était tassée.

L’histoire avait au moins eu le mérite de servir de piqûre de rappel : « On ne touche pas au bois. » Ses habitants étaient des êtres sauvages. Des on-dit circulaient à propos de démons festoyant dans les montagnes. La nuit, par temps clair, des feux follets miroitaient sur le chaînon. Les gens du bois propageaient eux-mêmes ces potins par l’intermède des farfadets du quartier. Moyen simple et efficace de s’assurer la paix. Les locaux respectaient autant qu’ils craignaient le bois et ses habitants, persuadés d’une chose, que si l’humain violait son domaine, un cataclysme ravagerait la vallée et engloutirait la ville. Superstition née de la peur issue de légendes poussiéreuses ? Certainement, mais, dans le doute, mieux valait ne prendre aucun risque. Telle était la mentalité des esprits du coin, paysans comme citadins.

Et pourtant, un homme, seul, s’aventurait dans le bois. La nuit vint à tomber, le surprenant dans sa quête qui, de toute évidence, ne répondait à aucune logique. Dans l’obscurité, il déambula un long moment à la recherche du sentier qu’il avait égaré. Peine perdue dans cette végétation charnue. L’hiver touchait à sa fin et la neige se changeait progressivement en boue. Quelle idée d’aller se promener dans le bois sauvage en pareille saison ?

L’idiot, épuisé, crasseux de la tête aux pieds, se dégota en guise d’abri le creux d’une souche noire en piteux état, visiblement foudroyée par un éclair. S’asseoir lui détacha une grimace. Il passa la main sous ses fesses et découvrit un sol jonché de détritus : bogues, osselets, tissus mités, pierres colorées, morceaux de bois aux formes abstraites. Était-il tombé par mégarde sur la cachette d’un gosse du bois ? Les gens du bois collectionnaient une foultitude de coutumes étranges ; il en avait apprises certaines. Dehors, le ciel crachait son averse. Frigorifié, l’homme se recroquevilla sous son manteau détrempé en priant que la nuit s’écoule vite.

Un mauvais songe le réveilla en sursaut. À l’écoute du silence, il comprit que la pluie avait cessé. L’obscurité restait néanmoins épaisse et le froid terriblement mordant. L’homme décida de poursuivre sa quête désespérée d’un sentier ou de n’importe quoi pouvant l’évoquer, quitte à s’enfoncer dans les entrailles du bois. Il finirait bien par tomber sur un farfadet qui, après s’être amusé à l’effrayer, avec un peu de chance, lui confierait un indice le rapprochant de ce qu’il cherchait.

Quelqu’un se présenta bien à lui. Il ne s’agissait pas d’un farfadet en revanche. Par chance, ce n’était pas non plus un démon, ni d’ailleurs une créature douée de conscience. Dans les ténèbres, la chose brillait d’une éblouissante phosphorescence. Son aspect évoquait une limace, mais de la taille d’un bœuf bien nourri.

L’homme, idiot mais pas nigaud, s’empressa de détaler. Sauf que, dans le noir, ses pieds dérapèrent sur une plaque de verglas. Sa mâchoire mangea méchamment une racine qui traînait par là. La vision floue, la bouche en sang, l’homme rampa tandis que la limace phosphorescente se rapprochait avec mollesse mais inexorablement, semant derrière elle une traînée de bave argentée et scintillante. Des papillons de pure lumière tournoyaient autour de ses antennes surmontées d’orbes lunaires. L’individu, incapable de se lever, implora l’engeance de l’épargner. La limace, insensible à ses suppliques, poursuivit sa lente glissade vers lui, l’éclat de son corps gélatineux vibrant d’une rage palpable.

Le monstrueux gastéropode ne se tenait plus qu’à une demi-douzaine de pas quand, soudain, il se figea. Cinq secondes s’écoulèrent, puis il disparut dans une volée de papillons scintillants qu’un à un la nuit goba.

L’homme balaya d’un regard fiévreux les alentours obscurs. Un feu follet éventra les ténèbres, grossit en s’approchant. La lueur mystique reposait au creux d’une main noire. Un visage se matérialisa au-dessus de la main. Deux yeux jaunes perçants se plantèrent sur la silhouette tremblante ramassée contre sa souche.

─ Je peux savoir ce que tu trafiques dans le coin ? l’alpagua une voix orageuse au fort accent d’autorité.

L’homme bégaya, incapable d’aligner deux mots complets. La silhouette auréolée se pencha. D’instinct, son corps se crispa. Une autre main noire, griffue, surgit et attrapa son visage. Sa respiration se coupa net.

─ Hum… Tu m’as l’air d’avoir reçu un sacré coup et j’ai rien dans ma besace pour soigner ça.

L’homme scruta la figure d’ange qui le dévisageait. La première chose qui le frappa, après les yeux, fut la longue crinière blanche nouée en tresse épaisse dont la pointe grattait le sol détrempé.

─ Tu… tu es une elfe ?

Un sourcil blanc broussailleux se dressa, menaçant.

─ Bon sang de troll, tu as reçu une bonne cognée ! Va falloir arranger ça avant de te renvoyer chez toi. Que fait un humain au juste à gambader dans le bois, en pleine nuit et par ce temps du diable ? demanda l’elfe tout en aidant l’homme à se remettre sur les deux flageolets lui servant de jambes.

─ Je… je cherche quelqu’un, marmotta-t-il, la tête captive d’un pot de confiture.

─ Ben voyons ! Dis un peu, t’es pas le plus futé du troupeau, je me trompe ?

─ Je sais que c’est idiot, mais… il s’agit d’une urgence.

─ Vous les mortels avec vos urgences. La faute à votre temps si précieux.

L’homme, boitillant, s’appuya sur l’épaule offerte de cheveux d’albâtre, dont la carrure de brindille, s’étonna-t-il, supportait sans mal ses cent soixante-quinze livres moitié graisse moitié muscles.

─ Vous avez une sacrée force, saperlipopette !

─ C’est plutôt vous, les gringalets de la ville, qui n’avez rien sous la couenne. Ni rien dans la citrouille apparemment. Profiter d’une sieste à côté d’un autel aux esprits. Quelle riche idée, tiens !

Le blessé lorgna vers la vieille souche trouée, et manqua d’avaler sa langue.

─ U-UN DÉMON LÀ !!!

Son index pointait deux yeux jaunes, identiques à ceux de l’elfe, plantés dans l’ombre de la souche.

─ Radine Mú au lieu de jouer à faire peur au monsieur ! appela cheveux d’albâtre.

Les yeux démoniaques pénétrèrent le cercle de lumière, révélant une énorme belette au pelage tacheté. Notre homme resta en alerte tandis que la créature le lorgnait sans ciller, une lueur d’appétit dans son regard d’ogre.

Cheveux d’albâtre se mouvait à son aise dans le bois comme si elle était chez elle. Ses yeux d’or fondu fendaient l’obscurité aussi aisément qu’une hache bien aiguisée la bûche. L’humain, aveugle, misérable, se laissait guider, jetant de temps à autre un œil anxieux à l’autre espèce de putois géant qui tantôt disparaissait, avalé par la nuit, tantôt surgissait des fourrés, lui fichant chaque fois une peur bleue.

─ T’as pas bientôt fini ton cirque sac à poil ! Tu vas finir par lui trouer le cœur !

Pour la première fois, l’homme eut conscience de sa situation : au beau milieu d’un bois fourmillant de légendes, sous une nuit ténébreuse, en compagnie d’une créature à la chevelure fantomatique et d’un démon à queue, ignorant de son emplacement ou de sa destination. En cet instant, il se sentait roi à la cour des idiots.

Cheveux d’albâtre leur fit traverser un ruisseau avant de les conduire à un bosquet. Là, deux grands arbres aux troncs noueux s’entortillaient pour former une colonne de nœuds. Ils grimpèrent un escalier naturel de branches vers une plateforme où se nichait une petite bâtisse, une sorte de cocon de lierre percé d’un trou à son sommet duquel s’échappaient une fumée timide. L’elfe poussa une porte et invita l’homme à entrer. Les narines de ce dernier se gorgèrent d’un agréable parfum de fleurs séchées et de fruits sucrés. Un garçon, non un homme, jeune, se leva à leur arrivée.

─ Qu’est-ce qu’on a là, chérie ? Tu nous as chassé de quoi manger ?

─ Hahaha, hilarant. Aide-moi plu…

La sorcière n’acheva pas sa phrase, constatant la réaction de son époux. Dès qu’il avait aperçu le visage de l’étranger, Jilam s’était figé, la bouche entrouverte. Sa main lâcha le morceau d’écorce qu’il était occupé à sculpter. L’homme cligna plusieurs fois des paupières pour chasser les mouches qui brouillaient sa vue. Alors ses propres lèvres tombèrent sous l’effet d’une brusque gravité. Sa carcasse glissa de l’épaule de Nellis. Les genoux amortirent la chute. L’âtre cracha une volée de braises.

─ Jil ? Jil, c’est toi ? C’est bien toi ?

Jilam demeura coi. Le couteau dans l’autre main chut à son tour.

─ Amour ? Tu le connais ?

Le jeune homme ignora son épouse, son attention fixée sur leur invité agenouillé. Enfin, un son quitta sa bouche.

─ Ed ?

La sorcière, furet à l’épaule, sourcils froncés, s’écria :

─ Hé ho ! Quelqu’un va se décider à causer ?

Et Jilam de lui répondre :

─ Je… C’est mon frère.

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