Le Conte de la Sorcière des Bois 34. À l’égard de l’agile lame

13 mins

Second acte de cet arc.

À n’en pas douter, l’atmosphère s’était nettement refroidie malgré le feu brûlant dans l’âtre. À croire qu’un esprit givré s’était introduit dans la cabane. Nellis et Mú communièrent leur hébétude. Les deux humains ne cillaient pas d’un pouce ni d’un sourcil. Une force inconnue semblait leur avoir éteint le cerveau. L’étranger bondit sur ses genoux et se précipita sur le jeune homme qu’il empoigna aux épaules, les yeux exorbités, certainement la cause d’une vilaine fièvre. Ses lèvres tremblèrent.

─ Tu es là. Je t’ai trouvé. Merci mes dieux, je t’ai trouvé.

Un intense soulagement vibrait dans ses cordes essoufflées. Jilam, l’air perdu, ne songea pas à s’extirper de l’étreinte maladroite qui s’était emparée de lui. Sorcière et furet contemplaient la scène plus abrutis que jamais. Dans un coin de l’unique pièce brillamment éclairée aux langues d’ombres étirées, Mousse-qui-pique s’éveilla aux échos de voix. Nul n’intervint, curieux d’assister au prochain acte. L’individu défit son étau. L’eau perlait aux commissures de ses paupières. Jilam le détailla comme s’il avait face à lui un fantôme, une illusion qu’il s’apprêtait à voir disparaître.

─ … Ed ? C’est toi ? C’est bien toi ?

L’homme, des sanglots en travers de la gorge, tâtonna le visage confus de son cadet, un sourire inégal, mi-épanoui, mi-crispé, déformant sa mâchoire contusionnée.

─ Je n’arrive pas à le croire. Ils m’assénaient tous que je ne te reverrai jamais, que la sorcière avait volé ton cœur et emprisonné ton esprit.

Il se retourna vivement, la joie chassée par l’effroi. Nellis lui adressa une grimace à faire pâlir un mort. Même un défunt aurait envié son teint.

─ Merci de te souvenir de celle qui t’a porté jusqu’ici après avoir sauvé tes fesses d’un esprit limace. Je me présente : je suis la sorcière voleuse de cœurs, collectionneuse d’esprits à mes lunes perdues. Et voici Mútarax, la bête fauve terreur des nuits. Et là, sur le lit, ne te fies pas à ce joli museau, dort l’esprit du bois, aussi doux qu’un lapereau, à moins qu’on ne le réveille en sursaut. Oh, il me semble qu’il s’agite !

La sorcière luttait pour ne pas fondre d’hilarité devant la figure déconfite étalée devant elle. Jilam, lui, ne s’octroya même pas un rictus. Il s’affala sur le lit, la tête entre les mains, cheveux en bataille.

─ Arrête de le taquiner, s’il te plaît… Nellis, je te présente Edgar… mon grand frère.

─ Enchantée grand-frère. Ton esprit m’a l’air fort attrayant.

Le frangin avala sa glotte.

─ Ne fais pas attention à elle, Ed, elle déteste par-dessus tout qu’on l’ignore.

Jilam s’exprimait d’un ton monocorde à l’accent graveleux, rarissime chez lui et qui allait toujours de pair avec un intense malaise ou bien la colère.

─ Que viens-tu faire ici ? lâcha-t-il dans un soupir.

Le dénommé Ed loucha sur la silhouette assise sur le lit, l’air incrédule.

─ Te chercher bien sûr ! s’exclama-t-il.

Le jeune homme éclata sans prévenir d’un rire sardonique, effrayant le concernant.

─ Me chercher, allons bon ! Ça fait près de sept ans que je me suis volatilisé. À aucun moment je n’ai eu vent que l’on me cherchait.

─ Bien sûr que nous t’avons cherché, Jilam, s’indigna l’aîné. Par monts et vaux, nous t’avons cherché alors que toutes les voix arguaient ta mort. Papa et maman ne sont plus que les ombres d’eux-mêmes depuis que tu es parti. La maison paraît plus vide chaque jour.

À nouveau ce rire extrêmement dérangeant aux oreilles de Nellis.

─ Plus que des ombres ? Plus vide chaque jour ? Nom d’un démon ! Serais-je tombé dans une autre dimension pendant que je dormais ? Nellis, chérie, pince-moi.

Edgar attira l’attention de la sorcière qui ne savait trop s’il quémandait de l’aide ou implorait sa miséricorde. Elle ignorait quel sentier emprunter afin de saisir la situation. Son très cher époux lui avait conté des bribes de son passé sans jamais s’égarer dans les détails. Une nuit d’insomnie, intriguée par tant de secrets, elle s’était immiscée, à l’encontre de ses résolutions, dans l’esprit de son mari, en quête d’indices, rien de plus. Ce qu’elle avait découvert en ouvrant la porte, avant de claquer brutalement le battant, l’avait convaincu de ne jamais plus recommencer. Une ombre, vaste et mortelle, jonchait la mémoire de Jilam. Ce dernier l’entretenait volontairement afin de dissimuler à sa curiosité endémique les souvenirs amassés derrière le voile, souvenirs que Nellis avait entraperçus l’espace d’un battement. Cette ombre ne se comparait en rien au vide de sa propre mémoire. Ce n’était qu’un vulgaire rempart de tissu servant d’avertissement plutôt que de réelle armure.

La sorcière observa un à un les deux frères agités, en proie chacun à une véhémente bataille intérieure. Sans davantage jouer les pieds de grue, elle invita Edgar à s’installer près du feu, sur l’un des coussins de nattes disposés au sol, puis se dirigea vers sa pharmacie. Sa bien maigre pharmacie. Ah ! La rétablir dans son orgueil passé nécessiterait des décennies. Et lui manqueraient toujours les ingrédients rares ramassés au gré de ses voyages. Voyages non prévus au programme. Jilam révérait la monotonie de leur quotidien, et elle-même ne souhaitait guère réitérer l’expérience de nomade avant un long moment.

Pendant que sa femme s’occupait à réparer son frère amoché, Jilam repassait ses nerfs pliés avec l’assistance de Mousse. Heureusement que le petit père était présent en pareil épisode, qu’il avait longtemps craint dans son inconscient sans jamais y songer vraiment.

Personne ne parla durant le repas. Chacun entretenait ses raisons. Jilam ne voulait rien dire. Son frère ne savait quoi. Quant à Nellis, elle se faisait violence pour ne pas interrompre la communion silencieuse entre eux malgré son irrépressible envie d’ajouter son grain de sable dans le tourbillon muet. Encore une fois, Mousse-qui-pique travailla – plus par instinct que par volonté – à descendre d’un cran l’anxiété ambiante. L’ouverture d’une bouteille de liqueur d’acajonc, sévèrement corsée, la rétrograda d’un autre cran. Ce fut Edgar qui brisa le silence, alors que, dehors, le ciel crachait de nouveau son averse à gros souffle.

─ Jilam, débuta-t-il, hésitant. Je savais, tout ce temps, que tu étais vivant. À enquêter dans le quartier des farfadets, j’ai entendu les rumeurs à propos de la sorcière du bois qui s’était mariée. En entendant ton nom sortir de plusieurs bouches, je n’en croyais pas mes oreilles. Tu imagines ? Mon petit-frère marié à une sorcière. Sans vouloir vous offenser madame, ajouta-t-il, un œil inquiet dirigé sur Nellis, qui lui répondit par un faux sourire aux accents de « pas de mal, pas de mal » ; puis, face au mutisme de Jilam, happé par le contenu de sa timbale, il poursuivit : J’ignore par quoi tu es passé pour en arriver là. Pour tout t’avouer, j’ai encore des difficultés à le croire alors que la vérité s’étale sous mes yeux.

─ Nous avons consommé, si tu te demandes.

La mesquinerie n’échappa pas à Nellis, étonnée de surprendre son époux dans la peau du vantard puéril. Edgar évacua très vite la surprise dénuée de gêne.

─ Oui. Tu es un homme à présent, grogna-t-il sans soupçon de malaise dans la voix ou les traits. Et je me réjouis de te retrouver sous ce nouveau jour. Les parents en seront fiers également quand je leur raconterai.

─ Pense bien à leur préciser que, lors de notre mariage, nous avons fait des sacrifices de sang à la lune et chanté toute la nuit jusqu’à réveiller les démons de la terre. N’oublie surtout pas ces détails.

Cette fois, la pique fit mouche. Nellis dressa les sourcils au plafond de branchages. Le frangin toussota pour faire passer la noisette coincée dans sa gorge et continua sans s’attarder.

─ Tu penses peut-être que je mens quand j’affirme qu’ils s’inquiètent énormément pour toi, mais c’est la stricte vérité. Ils ne sortent plus de la maison, ignorent les visiteurs et ne parlent que lorsqu’on les interpelle. Ils se languissent de leur fils. Ils prient que tu rentres à la maison.

La sorcière scruta les rides soucieuses que son tendre époux camouflait très mal, tâchant de discerner, sans recours à la télépathie, les pensées qui se heurtaient, dans un grand fracas dont l’éclat se répercutait au dehors.

─ Il y a une raison pour laquelle je ne viens que maintenant, s’entêta Edgar. Nous partons bientôt. Toute la famille, je veux dire. Nous vendons le manoir pour rejoindre Tante Hortia.

La mention de sa tante tant aimée, unique rayon de son passé ténébreux, extirpa Jilam de sa façade de torpeur.

─ Je souhaite que tu nous suives. Et pas seulement moi. Naph, Dani, Leo, Mars et tous les autres. Et Morille. Tu te souviens d’elle ? Mais plus que nous tous, Papa et Maman. Ils t’appellent sans arrêt, quand nous sommes à table, dans leur sommeil, dès que leurs pensées dérivent. Un nouveau départ s’ouvre à nous. Ils ont tellement souffert…

─ Savent-ils seulement ce que souffrance signifie ? le coupa brutalement l’époux de la sorcière, mâchoire et poings serrés.

L’aîné dévisagea son cadet avec un mélange de pitié et de douleur qui déplut fortement à Nellis.

─ Si tu les voyais. Si tu savais jusqu’à quel point ils regrettent la façon dont ils t’ont traité. À quel point nous le regrettons tous.

─ Regretter quoi exactement ? De quoi tu me parles ? gronda entre ses dents la colère retenue, un rasoir à la place du regard.

Edgar se rembrunit, les tics hésitants, cherchant ses mots dans un vain appel au fond d’acajonc macérant dans son gobelet. La sorcière nota que les deux sangs, hormis leur façon de bouillonner de concert, ne se ressemblaient en rien physiquement. L’aîné était large d’épaules et grand quand son cadet était petit et gringalet ; le menton patibulaire, des cheveux couleur paille humide ratiboisés et ombragés par des oreilles de troll. De sa stature émanait un certain charisme et ses pommettes luisantes saillaient d’intelligence. Quand il parlait, ses articulations étaient soignées et ses syllabes sonnaient un peu comme des vers, parfois pourris par l’empressement. Une anxiété qu’il cachait mal scintillait autour de sa trogne sous forme d’aura vacillante. Nellis appréciait l’aspect général, mais pas les intentions qui en ressortaient. Ce gros plein de muscles et de neurones tentait d’attirer Jilam loin d’elle, et sous ses yeux qui plus est. L’ancienne sorcière l’aurait pendu à un arbre sur le champ comme offrande aux charognards du ciel.

─ Je sais ce que tu penses, entama Edgar ; Jilam pouffa. Je le sais. Tu t’imagines qu’il ne s’agit que d’une comédie écrite pour te duper, que tout ce qui anime ma présence c’est le désir de laver la honte née de ta disparition.

─ Ai-je tort de le penser ? Que ma fuite – car c’était bien une fuite – que ma fuite ait engendré des complications liées à l’honneur et la réputation ?

Définitivement, ce rictus cruel n’allait pas avec ces minces joues replètes taillées pour la douceur, songea la sorcière.

─ Il est vrai que ton départ engendra des rumeurs qui frappèrent durement notre famille, confessa Edgar. Ainsi qu’il est vrai que Papa te vilipenda jusqu’à prétendre te renier pour notre bien à tous.

─ On se rapproche davantage du portrait que je connais.

─ Mais son courroux s’est effacé à la seconde où il est entré dans ta chambre et que, la trouvant vide, s’y enferma une journée durant à se morfondre sur tes peluches et tes vieux livres. À partir de cet évènement, chaque fois qu’il te mentionnait, c’était pour confier à quel point tu lui manquais.

Un nouveau silence s’installa dans l’ancienne demeure de Niu devenue celle de la sorcière et de sa petite famille. Seul le chant commun des braises, de l’eau et du vent troublait le calme figé de courants électriques régnant sous la frondaison des frênes jumeaux. Nellis, écartelée par deux fils tendus, s’apprêtait à cracher le morceau quand Jilam le lui renvoya aussitôt dans le gosier.

─ Tu saisis la portée de ce que tu me demandes ? Hein ? Tu saisis ? Tu veux que je quitte ma femme, ma maison, que je piétine la vie que je me suis forgée ici pour te suivre à l’autre bout du pays. As-tu seulement conscience de toutes les souffrances que j’ai endurées, des efforts que j’ai dû accomplir pour arriver à cette situation ? Non. Même en faisant appel à ton imagination, que je sais débordante, tu n’en aurais pas l’infime portion d’une vague idée. J’ai taillé ma chair pour pouvoir m’incorporer au bois. Et si tu penses que je me suis acclimaté, tu t’égares, Ed. Chaque jour nouveau est un nouveau combat. Je ne compte plus les fois où j’ai manqué d’y laisser ma peau ou d’y laisser celle de quelqu’un d’autre. Et tu voudrais que je tourne le dos à tous ces souvenirs ? Allez vous faire voir chez les démons, Ed, toi et les parents !

La figure du grand frère vira au rouge pomme. Sèchement, il bondit sur ses pieds, muscles gonflés, grosse veine palpitante au front.

─ Cesse de jouer les gamins effarouchés ! Je ne te laisserai pas insulter nos parents alors qu’ils dépérissent chaque jour un peu plus à cause de toi !

─ Ma faute, bien sûr ! railla nerveusement Jilam en se levant brusquement lui aussi. Ça l’a toujours été, pas vrai ? – Pour la première fois, il prit son épouse à parti – Tu sais que, quand on était gosses, quoi qu’il arrive, que le toit s’effondre, qu’Ed se pète un ongle ou qu’il pleuve simplement, la faute revenait toujours à une bêtise que j’aurais faite ou dite. Bah oui ! Il est différent Jilam. Il a un problème Jilam. Il est un peu malade sur les bords Jilam, même si on ignore quel mal le tient. On va lui flanquer une bonne raclée Jilam. Quelques noix dans le menton lui lisseront sa cosse. Un bon jeûne lui fera du bien. L’envoyer à l’école lui forgera un caractère digne de ce nom.

La pomegranate dégonfla subitement.

─ C’est pour cela que tu es parti, pas vrai ?

Un spasme traversa la figure de Jilam qui perdit de sa morgue.

─ Les parents et moi avons longtemps réfléchi. Ce ne peut être un hasard si ta disparition coïncide avec leur décision de t’envoyer au pensionnat.

─ Pour la dernière fois, je n’ai pas disparu, je me suis EN-FUI !

─ Raison de plus qui confirme cette théorie. Je me trompe ?

Les rôles venaient brutalement de s’inverser, maîtrise et gêne ayant changé de camp. Nellis observait en spectatrice désireuse de grimper sur scène, assise à califourchon près du feu, furet-léopard sur un genou, lapereau-mousse sur l’autre. La tentation la grattait jusqu’au trognon.

─ Tout ça n’a plus d’importance à présent, soupira son mari en se détournant de son frère.

─ Non, tu as raison, murmura ce dernier dans sa cosse patibulaire de barbe ambrée naissante avant de se rasseoir pesamment. On ne peut changer le passé. Mais il est toujours possible de réparer ses dégâts. J’ai conscience de l’importance du sacrifice que je te demande ; quand bien même j’ignore les défis que tu as traversés, je peux imaginer, rien qu’à te regarder, qu’ils ont eu une profonde résonance en toi, qu’ils t’ont changé, et en mieux, cela ne fait aucun doute à mes yeux.

─ Je n’ai pas changé, rétorqua Jilam d’un ton vibrant. Je me suis modelé. J’ai confondu certains de mes défauts et renforcé mes qualités. Mais à aucun moment je n’ai changé de personnalité. Je suis resté le même. Pour l’unique et bonne raison que je n’ai jamais été malade. Mon seul problème venait de la façon dont vous me traitiez, comme si j’étais possédé. C’est vous qui avez voulu me chasser. J’ai choisi de m’exiler selon ma convenance.

Il s’interrompit, n’osant trop en dire de peur de réveiller les pires de ses vieux démons, et resta obstinément debout à zyeuter le crâne de son frangin coiffé à coups de serpe. Ce dernier conserva son sang-froid malgré l’atmosphère bouillante.

─ Laisse-moi terminer, veux-tu ? Je ne te propose pas non plus de tout abandonner. Ton épouse, si elle le désire, est la bienvenue. Comment illustrer autrement le désir de ton retour ?

La sorcière étrangla un sursaut. C’en était trop.

─ J’ai mon mot à caler sur la question ou je dois jouer les gentilles petites épouses humaines qui couinent comme des pies au moindre pet de leur mari ?

Edgar lui offrit en réponse un visage des plus diplomates, trahissant néanmoins la crainte qu’elle lui inspirait.

─ Vous êtes évidemment libre de votre décision, madame. Comme Jilam est libre de prendre la sienne.

─ Ma décision est toute prise. C’est non. Non, non, NON ! Je ne reviendrai pas. Mon nouveau départ, je l’ai pris depuis longtemps maintenant. À vous de prendre le vôtre de votre côté. Ma vie est désormais faite. Je ne la jetterai pas aux ordures afin de débarrasser nos parents de leur culpabilité. Certaines blessures ne sauraient être recousues.

Son grand frère, sous le choc, feignit de lui prendre la main avant de se raviser.

─ Tu n’y penses pas ! Il n’y a pas seulement les parents. Tante Hortia aussi t’attend. Chaque nouvelle lune, elle se manifeste pour demander de tes nouvelles. Tu lui manques affreusement. Lors de notre dernière entrevue, j’ai été frappé à quel point elle avait vieilli, elle qui avait toujours su tromper son âge. Je t’en prie, réfléchis-y ! C’est une décision bien trop importante pour être prise sur un coup de colère.

Les doutes de Jilam furent rapidement chassés par la colère sans cesse ascendante.

─ Réfléchir ! Je passe mon temps à ça, réfléchir. C’est bien là mon plus éminent talent. Réfléchir. Tu sais quoi, Ed, ce n’est pas la réflexion qui m’a sauvé toutes les fois où j’ai eu besoin de l’être. C’est elle. – Et il saisit avec fermeté la main de Nellis – Sans elle, je serais mort il y a sept ans, dans cette clairière enneigée, à force de réfléchir, et après ça, un nombre incalculable de fois. Ma dette envers elle n’a pas d’égale et pourtant, je sais que jamais elle ne me réclamera de la rembourser.

Edgar comprit, à la vue de ce couple fort intriguant mais au lien évidemment étroit, que la partie était jouée et qu’il l’avait lamentablement perdue. Toutes ces années d’enquête et de murs, à tenir la chandelle de la maison du bout de la mèche, le courage sans précédent qu’il avait dû puiser pour s’aventurer dans ce bois maudit, en dépit de la mort frôlée devant le palier d’un esprit, ces atermoiements sans fin confrontés à l’ombre du désespoir permanent, tout cela se révélait aussi vain que sa folie d’avoir cru qu’il pourrait ramener à la maison son petit-frère disparu ; non, pas disparu, enfui.

─ Ils doivent faire leur deuil, Ed. Vous tous le devez. J’ai fait le mien. Je suis désolé. Désolé que tu doives porter seul ce fardeau. Dis-leur que tu ne m’as pas trouvé. Dis-leur que je suis mort. Et Ed… Ne reviens plus ici.

Ed dodelina de la tête, défait au point d’avoir égaré sa langue. Les nuages avaient fini de se vider la panse et une Demoiselle de l’Aube lorgnait timidement dessous sa couronne d’aurore afin de s’assurer que la tempête était passée. Nellis invita Edgar à se reposer avant de regagner la ville. Jilam ne protesta ni ne dit mot à son frère avant de sortir prendre l’air dans l’intention évidente de ne réapparaître qu’après le départ de l’intrus. Les rêves de Mousse consolèrent un chouïa l’esprit tourmenté de l’homme sans vraiment laisser de trace à son réveil.

Edgar se retira avant l’apparition du premier crin de Zéfulon, le destrier de feu du Seigneur du Zénith ; la mine déconfite de fatigue et de détresse, bras ballants, les orbites gonflées de larmes retenues. La sorcière, escortée de Mú, lui servit de guide de sorte à lui épargner une autre mauvaise rencontre. Elle tenta à plusieurs reprises d’entamer une discussion.

─ J’aurais dû deviner dès le début que vous étiez frères. Il n’y a qu’un sang pour se les geler en plein hiver au beau milieu de la nuit dans un bois qui vous mangera tout cru, le tout sans savoir où vous allez.

Aucune réaction autre qu’un borborygme étouffé. Son interlocuteur ne l’écoutait pas, trop occupé à se morfondre et à ressasser les évènements récents en intervertissant différents scénarios. Saisie d’un élan de pitié, elle s’essaya à le rassurer, sauf qu’elle ne s’appelait pas Jilam et encore moins Niu et n’entendait que peu de choses sinon rien en ce domaine. Elle abandonna finalement le frangin devant les ruines du camp de bûcherons ; qu’une lune auparavant elle s’était chargée d’évacuer. Les humains constituaient des créatures tenaces, plus encore qu’un ver de racine, c’est dire.

De retour à la cabane, sans Mú parti chasser, elle surprit les ronflements de Jilam, le vil’gnome, qu’elle s’empressa d’interrompre d’un solide coup de griffes.

─ Qu’est-ce qui te prends trogneux !? T’es malade ?

─ Pas plus que toi. Je voulais te demander, depuis quand tu te comportes comme le dernier des rejetons du diable ?

─ Cela ne t’évoques rien ? Tu n’apprécies pas mes inspirations ?

Les griffes arrachèrent plusieurs touffes de la jungle sauvage qui poussait librement sur cette tête de gland.

─ Je fais ce qui doit être fait, bougonna le jeune homme en se massant le cuir chevelu. Tu as renoncé à ton passé pour moi. Il est normal que j’en fasse autant.

─ Était-ce une raison de le rudoyer ainsi ? C’est ton frère, et tu ne le reverras jamais.

─ Que sais-tu des frères, toi ?

La sorcière emprisonna ses pulsions de violent mépris et les transforma en passion amoureuse.

─ Je sais car je ressens à travers toi, idiot. Et je constate que tu souffres, chose que je ne peux tolérer sauf si tu me donnes une réponse claire : que puis-je y faire ?

Son époux serra contre lui Mousse qui s’était glissé entre les couvertures, l’air vague, encore à moitié plongé dans le sommeil, toute trace de colère évacuée au profit de celles du dégoût.

─ Tu pourrais effacer mes souvenirs. Ce serait beaucoup plus simple comme ça. Nous serions deux pages vierges qu’il ne nous resterait plus qu’à remplir.

Nellis se redressa de tout son long, une lueur meurtrière écumant de rage contenue rivée sur Jilam.

─ Même pour toi. Jamais. Ne me demande plus jamais ça.

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