Elle devait l’avouer : elle était déçue. Oui, déçue. Une déception à la hauteur de sa perplexité. Jamais son instinct ne l’avait autant trompée. Nellis était déçue. Déçue d’avoir été bernée, d’avoir été forcée de supporter les affres de la méfiance constante, tout ça pour des noisettes. Et maintenant, elle se sentait stupide, une vraie greluche, une souche fendue et moisie étalée au milieu d’un bosquet fleuri. La vérité lui paraissait si incongrue qu’elle peinait à s’en convaincre. Mais elle était bien obligée. Être obligée. L’obligée d’autrui. Voilà ce qu’elle détestait par-dessus tout, plus encore que de se sentir idiote.
Maudite sorcière, tu m’as trompée tout ce temps.
C’était pour ne pas admettre son propre fourvoiement.
Durant ces longs jours d’attente, elle avait guetté le moment fatidique, l’instant où le masque tomberait, où le visage véritable de la trollesse se révèlerait au grand jour. Mais non. Rien. En dépit de sa patience, de ses nuits de mauvais sommeil à scruter la marée de pensées sous le tertre. Effort inutile. Vaine fatigue. Alors que ses compagnons partaient d’un esprit ravi, le corps frais et reposé, elle tombait d’épuisement, au point de trébucher sur des racines invisibles.
Oui, elle devait se l’avouer, elle s’était trompée. Elle avait beau avoir attendu patiemment, sans fléchir, jusqu’au dernier instant, la trahison n’était jamais venue. Ces pensées l’accablaient tandis que Garlik lui tendait la tablette de terre cuite. Sur la surface d’argile rouge, des lettres d’or, ou plutôt des idéogrammes, avaient été tracés et peints par-dessus les sillons. Il s’agissait de la vieille langue trolle.
« Je la conserve depuis mon enfance. C’est là le dernier souvenir de mon clan. Je l’ai chipée au Magibuk quand je me suis enfuie. Il existe une porte dans les montagnes. Une porte secrète des Catacombes. Celui qui récite le poème ouvre la porte. C’est simple. Il suffit de lire. »
Nellis gigota sur ses jambes rongées par les fourmis, muette. Un pouffement s’échappa dans le silence du tertre. Jilam décocha un coup de coude discret à Reyn. Garlik ignora le malaise de l’elfe aux cheveux blancs et poursuivit ses explications :
« Les tunnels sombres sillonnent sous les montagnes. C’est un vrai labyrinthe qui chemine à travers les entrailles de la terre. Certains prétendent qu’il recouvre le monde, d‘autres qu’il est un passage vers les Tréfonds et le domaine des Puissances Sombres. Ni les sens du chasseur – elle zyeuta du côté de Quo – ni les pouvoirs d’une sorcière – retour à Nellis – ne peuvent sonder le sanctuaire des morts… » Elle marqua une pause. Un coin de lèvre dessina un rictus. Puis elle retourna délicatement la tablette dans les paumes de Nellis, révélant une carte abstraite dessinée au dos du morceau de terre cuite. « Ceux que les ténèbres égarent ne revoient jamais la lumière, et aucune lumière ne perce les ténèbres originelles. Ces ténèbres qui attendent au bout du chemin, chacun de nous. Il n’est que le sang de Gra’Mama pour défaire l’obscurité. Ses veines irriguent la terre. Son giron est le berceau de tous les êtres qui respirent son souffle. »
Tout en parlant, de son gros doigt boudiné, la trollesse caressait la tablette avec la tendresse réservée à un souvenir cher. Elle offrit un grand sourire à Nellis. Dans ce sourire, notre sorcière chercha une énième fois les étincelles de la duperie. Vanité. Encore et toujours. Elle laissa échapper un soupir. N’importe qui l’aurait interprété comme un signe de fatigue, mais pas Garlik. Ses yeux voyaient bien trop loin pour se méprendre malgré la contenance maîtrisée de Nellis. Un autre sourire s’ajouta par-dessus le premier. « Je te souhaite bonne route, chère sœur. Puisses-tu trouver ce que tu cherches. »
Nellis arqua un sourcil dubitatif. Un autre soupir courut hors de sa gorge nouée. Maudit soupir. Elle se sentait lasse, vidée de son énergie, comme après une défaite. Après des remerciements et un adieu marmonné, elle allait pour se retirer, cadeau en main, quand une poigne ferme mais douce la retint. Elle se retourna vivement, surprise, et trouva le visage gris et bouffi de Garlik penché à un cheveu du sien. Son regard terreux semblait voir au-delà du masque. Non. C’était une certitude. Le bois dur s’effrita en copeaux. Nellis se sentit mise à nue.
« Le malheureux qui tombe dans le puits ne doit pas se débattre, sinon il coulera. Conserver son énergie et appeler à l’aide, c’est la seule échappatoire. Et surtout, n’oublie pas ceci : celui qui n’a plus de langue, ni de gorge, porte toujours en lui son cœur. Car, à la fin, au terme de tout, ses battements sont le seul son qui résonne en nous. »
La sorcière elfe pesa ce qui ressemblait à un dicton tout en grimaçant devant le nouveau sourire, un brin moqueur, qui lui était adressé. Garlik caressa de ses yeux verts les visages de ses invités, visages dominés par les figures nues d’argile. Les enfants de la trollesse semblaient plus voûtés que d’ordinaire. « Aux esprits, aventuriers ! braves et fous ! que le soleil et la lune veillent sur vous tous et chacun ! que le murmure du vent soit votre guide ! qu’importe si, là où vous allez, il n’est ni vent qui souffle, ni astres qui brillent ! aux esprits et au revoir ! »
Le nez de Jilam le démangeait. Une larme dérapa sur sa joue. Il resserra son catogan histoire de cacher son malaise, et aussi pour puiser du courage. Il faisait si bon vivre chez Garlik, la chaleur du ventre d’une mère. Et la cuisine des golems valait largement celle de Nellis, voire, et il avait honte d’y songer, la surpassait. Pourquoi ? Pourquoi quitter ce cocon de confort et de sécurité pour un monde froid de cruauté ? Son regard évasif buta alors sur la silhouette rigide de Nellis. Les questions s’enfuirent.
Garlik confia à chacun de ses invités un mot personnel. À Jilam, elle dit ceci : « À un de ces jours, mortel. Dans cette vie ou dans une autre. N’aie pas peur de hurler. »
Puis la sorcière troll indiqua à Quo de s’approcher et lui murmura de sa douce voix rauque : « Garde les pieds sur terre, démone. Même l’horreur engendre de belles choses. »
Quo s’éloigna et Silène s’avança d’un signe de la grosse main grise, laquelle se posa délicatement sur sa frêle épaule. « Rêve, mon enfant. Rêve. Et un jour viendra, tu ouvriras les yeux. Alors tu n’auras plus besoin de rêver. »
À Tête-de-Pie, elle s’adressa par un murmure si faible qu’on eut confondu sa voix avec un soupir égaré dans le vent : « Ailes pesantes et pieds légers. L’esprit n’est qu’un tourbillon. Envole-toi, beau nuage. Ne laisse pas la pluie te clouer au rocher. »
Enfin, ce fut le tour de Reyn. L’elfe aux cheveux rouges rejoignit l’ombre du dais d’un pas traînant. Elle tressaillit en sentant le souffle de la trollesse s’insinuer dans son oreille. « L’oiseau ignore la tempête et vole jusqu’aux étoiles. Il embrasse le soleil et tourne le dos à la lune. La terre a le goût du ciel. »
Jilam médita un moment les paroles de la trollesse, passa chacune en revue, se demandant ce que la bonne sorcière avait bien pu voir, et jusqu’où allait sa vision. Il s’assura de conserver le moindre mot en mémoire en vue de les étudier plus tard dans un moment plus propice.
Puis il se tourna vers les golems. Un à un, il les salua, accompagnant chaque poignée de main du prénom adéquat, car il avait eu le temps de mémoriser les détails qui permettaient de différencier les enfants de Garlik : Karaba arborait un bras droit plus long et plus épais que le gauche ; le crâne de Mourab avait la forme d’un œuf ; Lobrik était plus voûté que ses congénères. À les côtoyer durant ces quelques jours, son cerveau avait appris à dessiner machinalement des expressions sur les figures vierges de glaise ; figures qui, en cet instant, affichaient, sous les masques placides, les rides du chagrin.
Vint enfin le moment des adieux avec Bagon. Le visage du semi-troll, affalé sur son buste, se dissimulait dans l’ombre de l’âtre frémissant. Ses trois doigts rescapés se chamaillaient autour de son nombril, espèce de cratère béant plongeant jusqu’aux tréfonds inconnus d’une colline bedonnante. Il était torse-nu et sa peau noire aux reflets bleutés scintillait à la lueur du foyer. Elle dessinait un tableau étrange, savant mélange de grotesque, de majesté et d’effroi. Au premier regard, l’œil était subjugué par les gravures sauvages, sculptées à coups de griffes et de crocs et peintes de diverses nuances de violet.
Nul n’osait évincer le silence tyrannique.
Alors Tête-de-Pie s’agita, trottina vers son camarade de clan, lui frappa l’épaule et entonna de coutumière raillerie : « Tire pas la tronche, Bagou. T’es… » La stupeur l’étrangla. La raillerie devint risible. Bagon venait de relever la tête. La lueur du feu sanglotant éclaira un œil énorme, gorgé de larmes. Sur l’autre versant de la triste figure, les paupières, scellées sur la vision perdue, semblaient sur le point de s’arracher l’une de l’autre, incapables de contenir l’abîme qu’elles couvaient, un abîme que tous les chagrins du monde ne sauraient combler.
Les bras de la fée-lutin tremblèrent avant d’embrasser brusquement le cou du semi-troll et de l’étreindre avec force et ferveur, tandis que ses pattes courtaudes ceinturaient la large panse. « Pas de bêtises, gros bêta. Gaffe à ta panse. Oublie pas qu’il te reste plus de morceaux de rechange. » Elle pleurait, sans retenue, sans gêne, terrassée par ses émotions trop longtemps enfermées. Lui aussi. Leurs larmes à tous les deux étaient bleues ; d’un bleu de ciel printanier pour elle ; d’un bleu de nuit pour lui, de celui qui peint la face du ciel après la mort du crépuscule, juste avant l’arrivée des ténèbres, et qui précède également les premiers rayons de l’aube.
« Sans vous autres, mouches à emmerdes, qui me collent au fion, je serai au calme. T’en fais pas, Tête-de-Pois. » Il la serrait à la limite de la casser en deux. Mais la fée-lutin détenait une ossature solide.
« Ta frimousse toute plate va pas me manquer.
─ Ta trogne de gravier me manquera pas non plus. » Affirmation démentie aussitôt par une quinte de sanglots rebelles. « Je te donne pas deux jours pour te faire virer.
─ Ce sera pas la première fois, rétorqua l’amère ironie.
─ Plus jamais, t’entends ? T’es l’un des nôtres. Le pire d’entre nous… et le meilleur. »
Ces paroles susurrées eurent l’effet d’ouvrir en grand les valves des canaux. Bagon pleurait toute l’eau de ses veines, sa carcasse de roc se purgeait sous la forme d’une cascade beuglante, dont les eaux bleutées inondaient la terre battue, creusant d’immenses sillons autour des énormes panards.
Le grand costaud frissonna au contact froid d’une main qui s’était subrepticement posée tel un flocon de neige sur son biceps. Il se retourna, sans lâcher Tête-de-Pie, et aperçut Reyn, la pointe de ses minces lèvres pincées légèrement recourbée, ébauchant un fragment de sourire. Elle s’adressa à lui d’un timbre grave, de celui qu’emploient les comédiens sur scène :
« Salut Ventre-à-pattes. Vu ton état, tu nous seras pas utile là où on va. Je te laisse entre les pattes de l’autre sorcière. Elle t’a plutôt bien rafistolé. Cherche plus les ennuis. Reste bien sage. On a pas besoin d’éclopé dans la troupe. Et j’ai pas l’habitude de nourrir à l’œil. » Elle réfléchit, hésita. « Oublie pas. T’appartiens aux Rats Chevelus. Tu décides pas de partir, c’est moi qui te vire. Moi et moi seule. » Nouveau blanc, ponctué de mines sombres. « Y’aura toujours une place réservée pour toi près du feu. »
Bagon renifla, on aurait cru le hurlement d’un torrent. L’œil borgne scintillait, pur comme une source. « Ch-ch-cheffe, marmonna-t-il, enroué, la gorge encombrée par les sanglots. Oui, cheffe ! »
La reine des rats acheva son discours maladroit par une tape complice sur le cuir de troll, avant de tourner le dos à tout le groupe. Ses boucles rousses cascadant librement ne laissaient rien entrevoir derrière leur imposant rideau.
Quand Tête-de-Pie daigna enfin lâcher prise, Jilam se faufila sous le bras de Bagon et l’étreignit avec davantage de retenue. Pas d’effusions, ils se quittaient bons amis. « Regarde où tu mets les pieds, p’tit d’homme. »
L’œil noir gonflé et son orbite bleui se posèrent alors sur la silhouette évasive de Nellis. La sorcière détestait les geignements des séparations. De son point de vue, un simple « au revoir » et tourner talons suffisait amplement. Mais elle ne pouvait se résoudre à quitter le semi-troll avec une telle brusquerie. Bagon lui avait sauvé la vie par le passé, en risquant la sienne et au prix de blessures que son corps ne laverait jamais entièrement.
L’œil noir l’observait toujours. Elle le sentait, attentif, frémissant d’espoir. Après un temps long d’hésitation, elle esquissa un geste d’approche, se figea net, en proie à de vaines réflexions. Bagon avala son souffle quand il la vit le rejoindre enfin. La sorcière plongea son regard dans le sien, il se sentit fondre. L’intense brûlure qui lui incendiait les joues et faisait bouillir la confiture dans son crâne avaient asséché ses larmes ; la sécheresse de l’amour éperdu qui succède à l’averse des liens brisés.
Nellis agrippa délicatement la main unique de Bagon et, dans le creux de la paume bleue, déposa un petit paquet en tissu noué sur le dessus. « J’ai synthétisé le crin de chimère. Chaque soir, tu badigeonneras ton moignon avec l’onguent. Tu dormiras mal, mais ça veut dire que ça fait effet. D’ici dix lunes, tu auras un bras tout neuf. Attention avec celui-là. Et tâche de ne pas renverser de l’onguent ailleurs sur le corps, sauf si t’as envie qu’un orteil te pousse au milieu du front. »
L’émotion devant un tel présent avait arraché au semi-troll le don de la parole.
« Prends soin de toi, ajouta timidement la sorcière. Tu en as assez fait… Non. Tu en as fait bien plus. Tu… tu es l’être le plus courageux que j’ai jamais rencontré. Sans toi, il n’y aurait plus de bois, plus de vie sur ces terres. Tu vaux bien un clan de trolls. Tel que je te vois, tu en vaux dix. »
Sa maladresse était touchante. Jilam en fut tout ému. Mais ce n’était rien comparé à l’ouragan d’émotions qui déformait, soulevait, détachait les traits de Bagon. Ce dernier tressaillit au contact de la paume brûlante de la sorcière sur son torse, pile entre ses deux cœurs dont les battements furieux se figèrent. Le sourire qu’elle lui offrit acheva de le terrasser. Il sentit ses artères se rompre, le sol sous lui se déroba, le monde alentour se dissipa, se changea en brume. Nellis endura un vif pincement à sa poitrine martelée. Ce qu’elle touchait, c’était un roc, rugueux, inébranlable, aussi tendre qu’un fruit mûr à l’intérieur et dur comme le fer trempé à la surface. Qu’avaient-ils à espérer sans lui ? Leur mission ne tenait qu’à un fil ténu, tendu entre deux énormes montagnes. Et quoi de mieux pour contrer la force de deux montagnes qu’une autre montagne. Une montagne de muscles et de volonté combinés, qui, même amputée, tenait ferme, insensible, semblait-il, à la notion de chute. Elle ne pouvait se séparer du sentiment qu’abandonnant Bagon, leur expédition tirait un trait sur un atout crucial ; peut-être même le point de rupture entre l’échec et la victoire, entre la survie et le trépas.
Non. Ce qu’elle avait dit était d’une vérité sans faille : il en avait assez fait. Trop fait plutôt. Beaucoup trop. Bien au-delà de toute raison. Ses souffrances irrémédiables se lisaient sur chaque pan de sa carcasse déchirée et redéchirée, de son squelette fendu et refendu. Et pourtant, il était certain que, si elle lui demandait, là maintenant, de les suivre, il s’exécuterait, sans une once de doute. Le courage confine parfois à la folie. Folie de la grandeur. Et malgré cela, elle désespérait qu’il les accompagne. Car il était un baume contre la terreur fatale qui ne la quittait pas, qui la guidait jours et nuits sans s’épuiser. Face au désespoir serein, le plus faible confort décochait une flèche ardente en plein cœur.
Égoïste, elle l’était, et le serait jusqu’au bout. Elle avait cédé face à Jilam, non pas à cause de l’entêtement de troll de son époux, mais parce qu’elle craignait de se sentir encore plus seule qu’elle ne l’était en ce moment avec son amour à ses côtés. Le désir impérieux du moi pour soi-même. Moi, moi, moi. Encore et encore. Sorcière est un autre mot pour décrire le je à l’échelle divine. Je les veux tous avec moi. Qu’ils m’accompagnent, moi, jusque dans la tombe. Je mérite au moins ça. Égoïste. Encore et toujours. Tout ce que désirait Bagon, c’était son amour. Il avait tant sacrifié pour l’obtenir. Et même alors, après le long chemin de souffrances parcouru, il cherchait encore à prouver sa valeur, quand bien même il avait parfaitement conscience de ses chances nulles.
La chance ne t’a jamais souri, gros benêt. C’est la première fois. Profites-en jusqu’à la dernière goutte.
Et le troll, pour moitié, contempla le premier sourire qui lui était confié, se prit à le confondre avec un témoignage d’amour, pria pour se laisser duper, y parvint presque. Mais, à la toute fin, quand les lèvres blanches se retournèrent pour s’évanouir dans la lumière du jour, l’esprit cessa d’y croire.
Amer réconfort. Douce folie. Déchirement de l’âme.