Nellis retourna la tablette et inspecta la facette sculptée des glyphes en langue trolle. Garlik lui avait fait soigneusement répéter les vers du poème jusqu’à les lui graver dans le crâne. Les mots du troll étaient difficiles à prononcer pour un elfe dont les fragiles cordes vocales n’étaient pas adaptées aux syllabes gutturales. Nellis récita à plusieurs reprises le poème et, chaque fois, seul un silence gêné lui répondit. Après la douzième tentative, Reyn lui arracha l’argile des mains. Faute de meilleur résultat, l’elfe aux cheveux rouges tendit sèchement la tablette à la fée-lutin. Tête-de-Pie modula sa voix rauque afin de l’approcher de l’accent trollesque, si particulier, pour ne pas dire inimitable. L’espoir hérissa les cheveux. On eut cru presque entendre râler Bagon. Les muscles frémirent. Mais la montagne demeura de marbre. Quo et Jilam tentèrent leur chance sans grande espérance et achevèrent leur récital aussi bredouilles qu’ils l’avaient entamé. Silène s’abstint en raison de son extinction de voix.
« Tu es vraiment certaine que c’est le bon endroit ? » Nellis hérissa un sourcil à la question de son époux et, l’air mesquin, lui rétorqua : « Une fois sur deux, quand je ne suis pas là, tu te perds en essayant de retrouver le chemin de la maison. » Tête-de-Pie pouffa ; Jilam se tut.
Chacun s’attela à sonder la montagne en quête d’un indice révélant l’existence d’un passage secret. Ils se tenaient aux tréfonds d’un puits vertigineux. Le ciel ne leur apparaissait que sous la forme d’un disque obscur. Ils ignoraient l’emplacement du soleil, ou si même le soleil trônait, car ils avaient perdu le rythme des astres. Leurs pensées accablées s’effritaient entre les doigts de la fatigue. Leurs pieds grattaient le sol, trop pesants pour leurs mollets atrophiés. Un à un, ils abandonnèrent leurs fouilles pour s’affaler contre la roche froide, collés comme des anguilles afin de profiter de la maigre chaleur de leurs carcasses fourbues. Seule, Nellis demeura debout, sondant inlassablement les parois du ravin. Elle connaissait dorénavant chaque détail de chaque pan de roche, jusqu’à la plus infime granularité. Et pourtant, rien. Pas la moindre marque qui trahirait la présence d’une porte ou d’une crevasse. De nouveau, elle récita le poème, usant de toutes les intonations et ne parvint qu’à s’éreinter le larynx. Alors elle se mit à tourner et retourner la tablette d’argile, grattant sa surface en quête d’une rayure, d’une abrasion, d’une usure suspecte, d’un quelconque signe dissimulé.
« C’est bon, arrête, tu me fourbis le crâne à gigoter ! l’interpela Reyn, acerbe. Cette falaise est plus lisse qu’une fesse de géant. Admets-le. Tu t’es gourée, voilà tout. Même aux sorcières ça arrive. Me regarde pas avec ces yeux-là. Je suis trop crevée pour me friter. On a qu’à se reposer ici cette nuit. On cherchera ailleurs demain. Au moins, dans ce trou, le vent viendra pas nous tirer les cheveux. »
La sorcière s’apprêtait à rétorquer quand Quo intervint : « Je pense qu’elle a raison. Le lieu offre un abri convenable. »
Les épaules de Nellis se dressèrent… « Puisque je vous dis que c’est là ! » …s’affaissèrent. Elle s’accroupit, posa la tablette et plongea dans sa mer intérieure tourmentée. Jilam, Mú et Mousse-qui-pique, de concert, se glissèrent auprès d’elle, l’un contre son épaule, l’autre niché dessus, le dernier dans son giron. Le jeune homme ramassa la tablette au sol et ses doigts se mirent à naviguer sur les glyphes dorés.
« C’est simple, il suffit de lire, murmura-t-il rêveusement, répétant les paroles de Garlik. Il suffit de lire… » La vieille langue trolle. Les premiers vers dans ce langage furent sculptés sur les écorces à l’aube du bois-monde. Il suffit de lire. Comble de l’ironie. Encore fallait-il savoir le faire.
Une lueur éclaira soudainement son esprit vaseux. « Même une sorcière peut se tromper ! »
Ses comparses sortirent en sursaut de leur torpeur. Nellis grogna à cause des griffes de Mú plantées dans sa cuisse. « Qu’est-ce qu’y te prend, bon sang de troll !? » Un baiser la musela. Elle repoussa son mari, puis se figea devant son radieux sourire.
« Toi et Garlik, vous n’êtes vraiment pas possibles. Vous êtes si intelligentes qu’à aucun moment vous vous dîtes que vous pouvez avoir tort. En même temps, ça vous arrive aussi souvent qu’une pluie d’étoiles. Et nous autres, pauvres cloches, on vous croit sans sourciller.
─ Je peux savoir ce qui se trame dans ta caboche de noyer ? s’enquit Tête-de-Pie.
─ V’là que le petit d’homme nous a pété une racine ! conclut Reyn.
─ Je pense plutôt qu’il vient de toucher le nœud du problème », affirma Quo.
Et Jilam d’étayer sa pensée : « “C’est simple, il suffit de lire.” Pas de réciter. Encore moins bêtement phonétiquement. Il faut lire le poème. »
Une foule de visages incrédules accueillit ses propos. Nellis n’en revenait pas d’être passée à côté de ce détail. Elle aussi entretenait une confiance aveugle en Garlik, même si elle détestait se l’avouer. Il ne lui serait pas venu à l’esprit que la sorcière-troll, qui paraissait tout savoir de leur monde, fut sujette aux méprises.
« Ouais, l’est sacrément futé notre humain. Sauf qu’y a aucun de nous ici qui sait lire ce qui y’a écrit sur ce morceau de terre, leur rappela à tous Reyn. Et à moins de dénicher un troll et de le forcer à nous faire la lecture, on n’a pas avancé d’un doigt de pied. Moi je dis, y a plus qu’à redescendre et ramener la grosse Garlik ici, qu’elle nous lise son truc. »
L’idée d’avoir accompli toute cette douloureuse ascension pour redescendre la queue entre les pattes les désespérait. Jilam et Silène, de leur côté, échangèrent des regards fiévreux à la pensée que se prolonge leur randonnée en montagne.
« Ça me coûte de l’admettre, mais elle a raison, affirma Tête-de-Pie. À moins qu’on trouve un troll dans les parages, un qui sait lire la vieille langue, je ne vois pas d’autres solutions. »
Ce à quoi Quo ajouta : « Je ne doute pas que notre chère Garlik soit encline à nous accompagner. En revanche, j’ose supputer que la monter jusqu’ici ne sera pas une mince affaire, même avec l’aide des golems. Notre sorcière pourrait se changer en chouette et aller la prévenir. Cela nous épargnerait les désagréments du voyage retour-aller.
─ Et tu crois qu’elle est en état de voler dans ces conditions ? Non, mais regarde-la. Un coup de vent et elle s’aplatit contre la montagne, ou bien elle ira pirouetter dans un ravin. » Nellis retint sa fureur de transformer Reyn en torche vivante ; mais ne dit non plus mot, forcée d’admettre que la diablesse avait raison, elle était trop faible pour tenter un périple pareil.
« Je peux toujours accomplir le trajet, suggéra Quo. Cela sera plus long mais moins risqué. Nous, démons, avons le pied sûr et le souffle long. »
Décision fut prise de s’octroyer l’hypothétique nuit pour réfléchir et d’aviser au réveil une fois reposés. Aucun esprit n’avait de toute manière l’énergie de débattre davantage. Faute de place pour aménager la tente, Nellis tissa sa bulle ensorcelée équivalente à un bon feutre et chacun s’enroula dans ses fourrures de chimère. On aurait dit une famille de cloportes, roulés en boule et collés les uns aux autres. Jilam se tenait entre Nellis et Reyn, Mú coincé entre les époux, Mousse-qui-pique niché contre son pelage. Quo, comme à son habitude, prit l’initiative du premier tour de garde. La démone réclamait moins de sommeil que ses compagnons. Deux-trois heures suffisait amplement à son métabolisme pour se régénérer. Nellis conserva ses pensées en vadrouille. La sensation de sécurité accentuait à contrario sa nervosité.
Jilam, à peine les paupières closes, plongea dans un profond sommeil aux rêves absents, son esprit lessivé n’ayant même plus la force d’en construire. Le temps s’écoula sous la mélodie des ronflements de la fée-lutin et de l’humain.
Nellis se leva pour prendre la relève de Quo.
« Cela ne me dérange pas de rester debout. Va plutôt te recoucher. Tu as besoin de repos.
─ Même les démons doivent dormir. »
La démone observa intensément la sorcière, dont le visage lui était limpide malgré l’épaisse obscurité. « Tu peux avoir confiance en moi. Tu le sais, non ? Ne sommes-nous pas amies ? » Malgré le calme qu’elle inspirait, sa voix laissait transparaître la contrariété.
« Nous sommes amies, déclara Nellis sans feindre sa sincérité. Quant à ma confiance, je ne l’accorde à personne, même pas aux amis, sache-le.
─ Pas même à Jilam ? »
La sorcière jeta un regard attendri à la chenille ronflante dans son cocon. « Il n’est pas question de confiance avec ce qui ne peut te faire de mal. »
La démone cracha une note aiguë. Le son évoquait davantage un oiseau qu’on étrangle qu’un rire. Nellis l’identifia néanmoins comme tel et se trouva piquée au vif. « Je t’amuse, peut-être ?
─ Oh oui ! Follement !
─ Et je peux savoir pourquoi ?
─ Parce que Jilam a raison. Vous autres, sorcières, pouvez dire de ces gnomeries parfois. Tu prétends que Jilam ne peut te faire de mal alors qu’il est certainement la créature la plus dangereuse qui soit pour ta personne, ton ennemi mortel pour ainsi dire.
─ Qu’est-ce que tu me chantes là ?
─ Car il est celui qui peut t’infliger le plus grand mal. Prends garde, sorcière, tu n’as plus qu’un seul cœur. Et cet humain, sous ses airs de frêle créature, peut aisément te le briser. Et il n’est rien que tu puisses faire pour te défendre. Ton pouvoir, aussi vaste soit-il, ne t’est d’aucun usage face à ce mortel. Tu ne peux le tuer, ni l’emprisonner, ni l’éloigner. Quoi que tu fasses, ou que tu ne fasses pas, il te fera souffrir. Existe-t-il seulement d’être plus cruel que ce charmant garçon qui dort en toute quiétude ? » D’une griffe, elle désigna le ver de fourrure remuant dans son sommeil. Le rêve avait, semblait-il, finit par visiter Jilam,
Il chassa les couvertures tant il crevait de chaud. Sous ses vêtements qu’il avait gardé, il suait à grosses gouttes. La laine de chèvre argienne collait à sa peau. Il empestait le lait caillé. Cela faisait bientôt huit jours, peut-être neuf, qu’il n’avait pas pris de bain. Il se mit à songer aux sources chaudes près de chez eux. Lui et Nellis, depuis qu’ils avaient emménagés au Cœur-du-Bois, s’y rendaient moins souvent car les sources étaient bien plus éloignées de la demeure des elfes que de la clairière du vieux chêne.
Une bulle dans l’esprit du jeune homme éclata. C’est avec effroi qu’il se constata seul. Les cocons de fourrure s’étaient volatilisés avec les dormeurs qu’ils couvaient. Aucune trace de Nellis, ni de Reyn, ou de Mú. Il fouilla son couchage sans trouver signe d’oreilles de lapin. Un frisson lui provoqua une vague de sueurs froides.
« N’aie pas peur », murmura une voix d’outre-tombe.
Jilam balaya du regard le cloître du ravin sans dénicher trace d’autre présence que la sienne. « Q-Qui va là ? » L’angoisse lui nouait la gorge.
« N’aie pas peur, répéta tendrement la voix éthérée, que son cerveau reconnut alors.
─ Garlik ? C’est toi ? Que fais-tu là ?
─ Je ne suis pas vraiment ici, tu sais. Hé, comment donc aurais-je pu traîner ma panse jusque là-haut ?
─ C’est un rêve, c’est ça.
─ Oui… et non. Lève les yeux. »
Jilam obéit. Il observa alors deux astres mordorés, perçants, autour desquels se déployèrent d’immenses ailes blanches. Le plumage scintillait d’une froideur lunaire. Jilam ravala un haut-le-cœur. Malgré l’obscurité, il devinait la silhouette gigantesque du griffon. « Ravale ta trouille, le rassura Garlik. Il ne te fera rien. Je ne te ferai rien.
─ Tu… tu veux dire… c’est toi là-dedans ? » Le jeune homme, hagard, ressemblait à un bambin terrifié, étreignant ses fourrures comme un doudou. Le griffon battit des ailes, provoquant un souffle froid qui lui flagella le visage.
« Je me sens si bête, Jilam, tu n’imagines pas. » Jilam imaginait très bien. « On donne des conseils sans réfléchir et c’est bien après qu’on constate sa bêtise. Lisez, je vous dis. Et puis je vous fais réciter sans que cela ne me traverse l’esprit. Tout dans la panse et rien dans le crâne. Que de la fumée. Maudite pipe ! »
Le monstre descendit de la saillie dans la falaise et se posa avec grâce à un coude de Jilam, dont l’instinct le poussa à reculer.
« Paix, paix, le rasséréna Garlik.
─ Qu… hum. Qu’est-ce que tu comptes faire ?
─ Je suis venu réparer mon erreur. Mais pour cela, j’ai besoin de toi, Jilam. Tu veux bien m’assister ?
─ Comment ? »
Le griffon claqua du bec. « Laisse-moi rêver avec toi… »
De l’autre côté du voile, Nellis et Quo poursuivaient leur discussion dans le langage du silence. La démone semblait méditer ; la sorcière, aussi sombre que la nuit, se débattait au milieu de ses ombrageuses pensées. C’est alors qu’elles aperçurent Jilam, debout hors de la bulle. Il s’était levé sans alerter leurs sens. Nellis s’approcha de son mari. Elle le découvrit les yeux grands ouverts. « Jilam, chéri ? » l’interpela-t-elle avec douceur.
Elle sursauta à la vue de son regard. D’ordinaire bruns et virant vers le noir avec l’âge, ses iris empruntaient les couleurs d’un ciel d’été. Le bleu intense et profond gravitant autour des pupilles dilatées évoquait un sentier menant droit vers l’âme.
La sorcière, saisie d’une peur brutale, agrippa son mari par les épaules. « Jilam ! » l’appela-t-elle. Ses cris réveillèrent en sursaut les dormeurs. « Hein !? Sus aux barbares ! » vociféra Reyne encore happée par ses songes.
Alors qu’elle le secouait, Jilam saisit le visage de son épouse, caressa tendrement ses joues ; avant de l’embrasser avec fougue et tendresse, et pour finir, lui offrit le plus amoureux des sourires. Rassurée, presque malgré elle, Nellis s’écarta sans lâcher pour autant la main, bizarrement chaude, de son amant somnambule. Elle se laissa entraînée quand il se dirigea pour récupérer la tablette d’argile dans son sac.
Alors, devant l’incrédulité de ses compagnons, le jeune homme se mit à lire à haute voix en empruntant un accent guttural.
Ainsi peuvent se traduire les vers qu’il récita :
La flore fanée du faune
Jeune faune de la forêt
Alanguie, la langue pendue
S’allonge et s’étend à l’ombre des aulnes
Du berceau à l’oubli
Du bourgeon au fantôme
Vivants et morts réunis
Jour et nuit s’embrassent
Deux mondes en un
Qui s’embrasent
On eut dit que la montagne répétait en écho ses paroles. Les vers graves se muaient en tonnerre. Les glyphes de la tablette se mirent soudain à briller comme si la foudre crachait sur l’argile. La lumière grandit et se répandit, ponctuant sa danse chaotique d’étincelles. La montagne gronda, puis commença à trembler. Alors le doigt ardent épousa la roche aux ombres épurées, lesquelles s’enfuirent en détalant à son toucher. Là où, l’instant précédent, le granite faisait corps avec le granite, se découpait une large crevasse aux allures de portique. Un soupir glacial à l’haleine fétide invita les voyageurs à plonger dans sa gueule,
Nellis observa Jilam qui lui décocha une grimace et lâcha un : « Oups ». Alors la sorcière comprit. Le dégoût se heurta à la gratitude. Garlik avait réparé son erreur. Mais notre sorcière ne pouvait concevoir, encore moins accepter, qu’elle ait pour cela usé et abusé de son mari.
Elle vit alors Jilam s’accroupir. Sa tête s’affaissa contre sa poitrine. Il s’était rendormi. Nellis l’embrassa sur l’oreille avant de coller sa tempe contre son poitrail. « Mon amour ? Qu’est-ce que tu fais ? » Se redressant, elle aperçut les iris sombres qui la fixaient, vêtus d’une surprise non feinte. « Qu’est-ce qui se passe ? » Interloqué, Jilam balaya du chef pour s’arrêter sur la blessure béante déchirant le ventre de la montagne. Puis sa tête recommença à s’agiter. « Où est Garlik ? »
Nellis l’embrassa de nouveau avant de l’enlacer. « Idiot. Où veux-tu qu’elle soit ? Chez elle. Elle dort. »