Baptiste – Chapitre II

21 mins

Les soirées chez Ludo, c’était un peu mes vacances à moi : ses parents étaient géniaux, et avec ses sœurs, on n’avait jamais le temps de s’ennuyer. Ludo et moi étions les deux plus jeunes de la maison, et je m’étais intégré sans grande difficulté à cette famille recomposée. Ludo et moi avons été dans la même classe du CP jusqu’à la troisième. Il y avait bien eu une vague tentative de séparation lors de notre entrée en quatrième, mais nous avions tous les deux décidé de ne plus dire un seul mot à personne ni de faire quoi que ce soit en cours jusqu’à ce que nous soyons de nouveau dans la même classe. En moins de trois semaines, les parents de Ludo et Grand-Mère avaient craqué, et fait le nécessaire pour que les choses rentrent dans l’ordre .
Lionel et Ariane connaissaient donc ma famille depuis de nombreuses années. Ça ne les empêchait pas d’avoir une vision de l’éducation d’un adolescent nettement moins rigide que celle de mes grands-parents. Ils ne se seraient jamais permis de faire la moindre réflexion à ce sujet, mais Ludo, qui préparait avec assiduité son doctorat ès commérages , les avait entendus en discuter entre eux. Bref, je n’étais pas considéré comme un enfant martyr, mais on n’en était pas loin…
Autre avantage des soirées chez Ludo : son grand lit. Avis aux esprits tordus : au lit, nous nous contentons, lui comme moi, de dormir. Même si c’est difficile à croire quand il est question d’adolescents en pleine tempête hormonale.
Bien évidemment, tout le monde ici savait que je préférais les garçons : je ne m’en étais jamais caché à personne. Et pourtant, personne ne semblait ne serait-ce que contrarié que je passe autant de temps avec Ludo, ni même de cette intimité insouciante qui existait entre nous. Évidemment, en dehors de chez lui, on évitait certaines choses. Mais bon…
Aussi surprenant que ça puisse paraître, je n’ai jamais vraiment eu envie de me faire mon meilleur pote. On s’est branlés ensemble devant une quantité industrielle de films de cul, on passait notre temps collés l’un à l’autre dès qu’on était tous les deux. Il me laissait le mater en se baladant régulièrement le cul à l’air en sortant de sa douche… mais rien. On n’en avait jamais vraiment parlé, mais je me disais que ça ne le tentait pas vraiment, même si j’étais persuadé qu’il n’aurait probablement pas refusé d’essayer si je le lui avais proposé. Ça ne s’était jamais fait, voilà tout. Et puis Ludo était déjà un grand garçon : s’il avait envie de quelque chose, il lui suffisait de demander. Moi, je n’aurais pas dit non.
Jour après jour, donc, mon pote hétéro faisait tout son possible pour que le gay frustré qui lui servait de meilleur ami se sente à l’aise, quitte à payer parfois de sa personne : à force de vouloir me prouver que le fait que je préfère les garçons ne lui posait aucun problème, il avait fini par prendre l’habitude de se balader à poil devant moi. Et de se laisser mater. Il acceptait même qu’on parle de tout, y compris de mecs. Un ange, ce garçon !
Évidemment, à peine au lit – en boxer, je précise à toutes fins utiles – je commençai à lui expliquer plus en détail pourquoi je lui avais raccroché au nez. Il se mit à rire :
– T’es vraiment pas possible ! T’as une de ces veines !
– Attends qu’un jour tout ça se sache, et je te jure que ma chance va foutre le camp à la vitesse d’un pet de lapin sur une toile cirée !
– Bon alors, au final, qu’est-ce qu’il t’a dit ?
– Qui ça ?
– Ben Baptiste, gros nigaud !
– Ah ! Ben rien.
– Comment ça, rien ?
– Ben non : il allait me dire ce qu’il en pensait quand son père a débarqué. Toujours là quand on n’a pas besoin de lui, le vieux !
– Je vois. Mais d’après toi, il en pense quoi, Baptiste ? T’as pas une petite idée ?
– Ben non, Ludo, figure-toi que je n’en ai pas la moindre foutue idée.
– Mon pauvre Romy…
Le seul à pouvoir me donner ce surnom débile, c’était Ludo. Et encore, strictement en privé. Une soirée Sissi avec ses sœurs. Une soirée qui avait finalement mal tourné pour moi…
– Dis, Ludo, t’aurais réagi comment, toi ?
– Réagi à quoi ?
– Ben, tu sais…
– Euh non, je ne sais rien, là…
– Ben si tu avais été à la place de Baptiste… Dans la grange…
J’avais vraiment envie de savoir à quel point j’avais pu merder, mais à dire vrai, je n’étais pas super à l’aise à l’idée d’entendre la réponse de Ludo. Je venais de réaliser que pour répondre à cette question, on allait devoir aborder ce fameux terrain glissant que nous avions toujours soigneusement laissé de côté. Et à voir sa mine, je n’étais pas le seul à penser à ça : il devait être au moins aussi chagriné que moi par mes interrogations.
– Laisse tomber, t’es pas obligé de répondre.
– Non, non, t’inquiète, ça va aller.
– Je t’assure, t’es pas obligé !
– Puisque je te dis que ça va aller ! Figure-toi que cette question-là, je me la suis déjà posée une paire de fois.
Franchement, il m’aurait collé un pain, je crois bien que j’aurais eu moins mal !
– Attends… T’es sérieux, là ?
– Quoi ?
– Tu t’es vraiment demandé comment tu réagirais si je te sautais dessus ?? Non, mais je rêve !
J’étais en train de me mettre en colère, et il ne lui fallut pas dix secondes pour s’en rendre compte. Il posa sa main sur mon bras pour désamorcer le drame qui se préparait :
– Hé, Romy, on se détend. Je me suis juste déjà demandé ce que je ferais si tu me faisais des avances.
– Et pourquoi est-ce que tu t’es demandé ça ?
– Parce que t’es gay, mon mignon, parce que je suis un mec, et parce que ton regard quand je sors de la douche ne trompe personne, si ce n’est toi.
Putain ! D’un seul coup, j’avais chaud ! Je devais être rouge brique. J’étais vraiment à deux doigts de tourner de l’œil. Il continua, en ayant le tact de faire celui qui ne s’était aperçu de rien.
– Écoute, j’ai pas dit que c’était un drame. En fait, sachant à quel point tu peux être un vrai salaud avec les gens, je me sens même plutôt flatté. Je me dis que si tu apprécies mon physique, c’est que je ne suis pas bon à jeter.
– Euh… Ça, c’est clair.
Il sourit.
– Du coup, quand je drague, je suis plus à l’aise.
– Tu déconnes ?
– Non, pas du tout ! Comme je sais que niveau physique, il n’y a pas de problème, j’ai moins peur de me faire jeter et je peux me concentrer sur le reste .
– Ben voyons ! Et tes chevilles, ça va ?
– Temps mort ! Je suis sérieux. Et puis, je sais pas… En fait, je crois que ça ne me déplaît pas vraiment que tu me mates.
– Ça , je crois que j’avais compris.
– Arrête, on se connaît depuis qu’on est mômes !
– Mais tu te dis quand même que je pourrais abuser de toi pendant que tu dors. Tu te dis quand même que ton petit cul de blondinet arrogant risque le dépucelage à chaque fois que je dors dans le même lit que toi .
Il se tourna vers moi, visiblement mécontent :
– Décidément, t’entends ce que tu as envie d’entendre, toi. Et puis, au passage, il t’emmerde, le blondinet arrogant.
– Désolé…
– Pas grave.
– Mais si ça arrivait, tu ferais quoi ?
– Je ne sais pas trop. Si un autre mec me faisait ça, je crois que je lui exploserais la gueule. Mais toi… Non, vraiment, je ne sais pas.
– T’as jamais eu envie… d’essayer ?
– Si.
– Et ?
– Et ? Et quoi ? Je me vois mal demander ça à un mec que je ne connais pas ! Je ne vais quand même pas arrêter un mec dans la rue et lui demander si ça le branche de me faire découvrir les joies du sexe entre hommes !
– On est d’accord, pas besoin d’en arriver là. Mais nous deux, on se connaît. On se connaît même bien. Elle est là, ma question.
– Tu sais, j’avais compris la première fois…
Il prit une seconde pour réfléchir avant de reprendre :
– Le truc, c’est que si un jour ce genre de choses arrive, ça risque de devenir rapidement la zone. Parce que ça pourrait ne pas me plaire. Parce que ça pourrait ne pas te plaire. Parce que l’un des deux voudra forcément arrêter avant l’autre. Parce que l’un de nous deux pourrait tomber amoureux, parce que…
Il releva la tête, et vissa son regard dans le mien :
– Tu ne crois pas ?
J’étais scotché. Et pourtant, en temps normal, il en fallait vraiment beaucoup pour me faire fermer ma gueule. Mais là, je ne trouvai rien à répondre.
De mon côté, j’avais déjà pas mal gambergé sur le sujet. Normal : Ludo était blond, les yeux bleus, finement musclé, le teint mat, bien monté, une voix sexy, il était tendre, intelligent, drôle… Bon, je m’égare un peu, là !
Disons que Ludo avait un physique de rêve, et s’il n’avait pas été mon meilleur ami, je pense que je lui aurais sauté dessus depuis longtemps.
Mais que lui se soit posé les mêmes questions me laissait sans voix.
– Ludo…
– Ouais ?
– Tu sais… Je t’aime, mais je ne sais pas si je pourrais tomber amoureux de toi.
Il avait l’air troublé.
– Pourquoi ? Si tu m’aimes…
– Justement : parce que je t’aime. Je ne sais pas vraiment comment je t’aime, mais c’est plutôt comme un frangin, comme un autre moi, bien plus que comme un mec que j’ai envie de coller dans mon lit. Ouais, t’es beaucoup plus qu’un mec que j’ai envie de coller dans mon lit.
– Ah…
– Attends, tu ne vas pas me dire que t’es déçu, là, quand même !
Il éclata de rire.
– Mais non, idiot. Je suis juste… C’est la première fois que quelqu’un me dit « Je t’aime ». À part les parents, ou mes sœurs, enfin, tu vois…
– Ouais, je vois.
– Tu sais… Moi aussi, je t’aime. Et je vois ce que tu veux dire quand tu parles de frangin et d’autre toi : ça me plaît.
Un gros poids venait de disparaître de mes épaules. Avec ma grande gueule, j’avais eu peur d’avoir provoqué une catastrophe en abordant ce qui, avec le temps, était devenu un sujet tabou.
– Mais si un jour j’ai envie de… d’essayer avec un mec, je te promets que tu seras le premier au courant.
– Euh…
– Pour Baptiste, c’est un bon gars.
Ah, tiens, pas question de s’attarder sur sa remarque, on revenait à Baptiste…
– Je sais.
– Et il est plutôt bien foutu, non ?
– T’as pas idée !
Me revoilà tout rouge et en sueur…
– Allez, ne fais pas ton timide, raconte !
À tout prendre, il n’y avait pas vraiment grand-chose à raconter. Mais je ne me fis pas prier : je lui racontai en détail comment j’avais réussi à le surprendre dans son sommeil. L’adrénaline, mon cœur qui battait la chamade, ma main tremblante qui caressait son torse en l’effleurant à peine, mes doigts qui suivaient langoureusement le dessin de ses abdominaux, mes doigts qui descendaient inexorablement vers un endroit que je n’aurais sans doute jamais dû approcher…
En fait, sur le moment, j’avais eu l’impression d’être comme hors du temps : j’étais totalement inconscient de ce que j’étais en train de faire. Je ne contrôlais rien. Ce n’est qu’en sentant la queue de Baptiste se raidir sous mes doigts que j’avais repris contact avec la réalité. À cet instant précis, j’étais complètement tétanisé, tandis que les chaudes pulsations qui cognaient dans le creux de ma main affolaient littéralement mes sens d’adolescent, mettant le feu à mes hormones déjà bien perturbées .
Et j’avais cru mourir en voyant ses yeux verts, étonnés, surpris, se poser tour à tour sur ma main et sur moi… L’érection qui commençait à tendre mon propre bermuda s’était tirée en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire. Un grand vide m’avait envahi. Le baiser… le baiser, c’était une tentative désespérée. Pour quoi ? J’aurais été bien en peine de le dire. Et ces cinq petits mots, « Il faut que je rentre »… Ces cinq mots-là m’avaient laissé seul, désemparé, et m’avaient ramené sur terre d’une manière assez brutale.
Tout en racontant ma petite histoire à Ludo, je me rendis compte que ma voix se fêlait, et je sentis une larme rouler sur ma joue. Je n’avais pas peur, je n’étais pas triste. Pour la première fois de ma vie, je me sentais humilié. Et je réalisais à quel point ce sentiment pouvait être désagréable .
Conscient de mon trouble, Ludovic essuya ma joue, y déposa un tendre baiser, comme il le faisait parfois, et me prit dans ses bras. Je m’endormis en pleurant sur ma stupidité et sur mes illusions perdues …
Ludo me réveilla doucement, en passant sa main dans mes cheveux. Ça faisait partie de ces petits trucs qui ne se faisaient au grand jour qu’entre filles, mais dont nous avions pris l’habitude entre nous. Bon, je ne lui tenais pas la porte des toilettes au bahut, et je ne lui prêtais jamais mon rouge à lèvres. Mais quand nous étions seuls, nous avions plein de ces petites attentions l’un pour l’autre.
– Allez, marmotte, il faut te bouger : Papa et Julie menacent de venir te sortir du lit si tu ne te lèves pas.
– Quelle heure il est ?
– L’heure de relire ton Bescherelle, mon grand. On dit « Quelle heure est-il ? », pas « Quelle heure il est ? ». Et il est presque 10 heures.
– D’accord, d’accord, j’arrive…
Afin de m’éviter toute tentation de rester traîner au lit plus longtemps, Ludo me piqua la couette, qu’il envoya valser sur le clic-clac, de l’autre côté de la chambre.
– Tu peux me rendre un service ?
– Va mourir ! Tu m’as volé ma couette !
– C’est ma couette !
– T’es un voleur quand même !
– Allez, sois sympa ! Romy, s’il te plaît, lève-toi !
– Dans tes rêves, blondinet !
– S’il te plaît. Si tu ne le fais pas pour moi, fais-le pour toi : planque cette magnifique érection qui me rendrait presque jaloux avant de venir prendre ton petit déjeuner. Maman et les filles s’en foutent totalement, mais je ne suis pas certain que Papa apprécierait .
Il n’en fallut pas davantage pour que mon boxer retrouve quasi-instantanément une dimension plus conforme aux usages. J’ai toujours eu une imagination très… visuelle.
– Et tu trouves ça drôle, de me harceler dès le matin ?
– Je ne te harcèle pas, je t’évite de te mettre dans une situation délicate.
– Tu me mates en calbute, espèce d’obsédé !
– Tu me mates bien à poil, espèce de pervers !
OK. Je m’avouai vaincu :
– D’accord, un point pour toi. Je m’habille et j’arrive.
– Couvrez ce sexe que je ne saurais voir : par de pareils objets les culs sont attirés, et cela fait venir de viles félicités…
– Tu sais que t’es un grand malade ??
Tartuffe au réveil, pour moi, c’était trop ! Ludo sortit de la chambre en riant.
Le reste de la journée se passa dans une ambiance joyeuse et familiale : le pique-nique en pleine forêt, au bord du lac, la sieste, nos parties de cache-cache… Puis un bon casse-croûte, la route, le retour au château, les « au revoir », le retour au train-train quotidien. Un peu moins joyeux, mais inévitable …
À ma grande surprise, Grand-Mère proposa que Ludovic vienne passer quelques jours au château début août, ce que chacun s’empressa d’accepter. Une fois tout le monde parti, elle me fit signe de venir m’asseoir à côté d’elle :
– Ton grand-père s’absente quelques jours le mois prochain, et je lui ai suggéré d’inviter Ludovic pour que tu ne te retrouves pas tout seul pendant ce temps-là.
Je sentis un grand bonheur naître en moi, et une larme tenta même de se frayer un chemin jusqu’à mes yeux rougis. Je ne dis pas un mot, mais je l’embrassai un peu plus fort que d’habitude. Elle me fit un grand sourire : elle savait que c’était ma façon de la remercier.
L’idée était beaucoup moins surprenante qu’elle ne pouvait sembler de prime abord. J’avais l’habitude, le soir, après le dîner, de jouer aux échecs avec Grand-Père. Ou plus exactement, j’avais l’habitude de me prendre une raclée aux échecs le soir après dîner. Dans la journée, il m’arrivait fréquemment de m’incruster silencieusement dans son cabinet de travail, et de me caler confortablement dans l’un des vieux fauteuils en cuir avec un bon bouquin, même par beau temps. Alors que l’accès à son bureau était strictement interdit à qui que ce soit, il m’avait toujours laissé faire sans jamais rien dire. C’était un peu sa façon à lui d’être là pour moi.
Il ne parlait pas beaucoup – contrairement à Grand-Mère, qui était nettement plus démonstrative – mais je ne doutais pas une seconde de son amour pour moi. Et ce, malgré mon « comportement », qui manifestement lui gâchait la vie bien plus qu’à moi.
Arrivé dans ma chambre, je me demandai comment Grand-Mère et Grand-Père acceptaient sans sourciller que Ludo dorme au château malgré mon fameux « comportement »… Habituellement, il dormait dans ma chambre. J’espérais que les années passant, personne n’aurait la lumineuse idée de s’aviser que c’était certainement une drôle de manière de gérer mon « comportement ». J’étais bien loin de tout comprendre, à l’époque . D’un autre côté, il y avait certaines choses que je ne savais pas.
J’avais l’aile sud de la maison pour moi tout seul. Oh, c’est moins grand qu’il n’y paraît : tout le rez-de-chaussée est occupé par la galerie, la cuisine, les réserves et le cellier, et le grenier n’est pas aménagé. Mais quand même, j’étais bien logé. Jusqu’à l’année dernière, je partageais les lieux avec ma mère, mais elle s’était installée dans l’appartement à l’étage du grand logis, pour avoir la vue sur les jardins, et pour faire un peu de place au jeune homme que je devenais. J’avais eu droit à un second Noël au mois de juillet ! On avait transformé sa chambre en chambre d’amis, et j’avais récupéré l’appartement pour moi tout seul. Et début août, j’allais le partager avec Ludo pendant toute une semaine. Et peut-être même qu’en manœuvrant correctement, il pourrait passer ici une bonne quinzaine de jours…
En attendant, malgré l’heure, j’avais envie de voir Baptiste. J’allai demander à Grand-Mère l’autorisation de sortir pour faire un tour, en promettant de ne pas rentrer trop tard et d’aller me coucher immédiatement. Elle accepta sans rechigner, et me souhaita une bonne nuit après m’avoir fait promettre de rentrer avant la tombée de la nuit, ou au moins de ne pas passer la nuit dehors.
J’aurais pu sortir sans autorisation. Je l’avais déjà fait auparavant. L’hiver dernier, j’étais allé me balader dans la neige sans prévenir personne. Sauf qu’en rentrant à la maison j’avais été accueilli par les pompiers, la maréchaussée, et une grand-mère aux yeux rougis. Depuis, je prévenais toujours au moins la bonne avant de sortir…
Une fois changé, je me mis tranquillement en route vers le fond du parc. Je me faufilai discrètement dans les fourrés, histoire de voir un peu ce qui se passait avant de foncer tête baissée dans une situation embarrassante. Pour la première fois, je prenais conscience que quelques secondes de réflexion pouvaient m’épargner des heures de galère. Je devenais adulte ? Non, quand même pas. Mais je commençais enfin à grandir .
Bingo : le vieux Jean était là ! Je me rapprochai discrètement, pour mieux entendre leur conversation :
– Je pense que j’aurai fini demain soir.
– Après, il faudra que tu ramasses le foin, et que tu le mettes dans la grange.
– Oui, oui, je sais. Je voulais dire que j’aurai fini de faucher.
– Bon, c’est bien. Monsieur sera content.
– N’empêche que si on pouvait faire passer le tracteur…
– Ben oui, mais on ne peut pas. Tu rentres avec moi ?
– Non, vas-y, je il faut que je range tout.
– Bon, d’accord. Ne rentre pas trop tard.
– J’ai encore deux ou trois trucs à faire. Ne m’attends pas.
– Ah. Bonsoir, alors.
Le vieux Jean s’éloigna tranquillement, de son pas élégant. Il y avait chez cet homme un je-ne-sais-quoi d’aristocratique, ça crevait les yeux. Après qu’il eut passé le petit pont de bois – celui qui, trop fragile, empêchait l’usage du tracteur dans le parc – et que le bruit du moteur de son vieux break Renault se soit suffisamment éloigné, je sortis de ma cachette, l’air de rien.
– On t’a déjà dit que la discrétion, c’est pas ton truc ?
Il s’était remis à faucher. Je ne voyais de lui que son dos, sous la peau duquel jouaient ses muscles, au rythme de l’herbe qui se couchait. Malgré tout, sa voix chaude était parfaitement distincte, et me cueillit comme une fleur au printemps. J’avais fait attention à ne marcher sur aucune brindille, et à me faufiler sans faire le moindre bruit. Il se retourna, et s’appuya sur le manche de la grande lame. Et là, il me vint une idée totalement incongrue : si la mort était aussi sexy que ce type appuyé sur sa faux, plus personne n’aurait peur de passer de vie à trépas . D’un coup, il se mit à me faire des grands signes :
– Allô ? T’es avec moi ?
– Hein, euh… oui, enfin, presque.
– À quoi tu pensais ?
– À la mort.
La réponse le désarçonna. Je lui expliquai, et il se mit à rire.
– Décidément, t’es pas fait comme les autres, toi.
– Pas vraiment, non. Comment tu as su que j’étais là ?
– Ben si tu veux être invisible dans les buissons, évite les polos rouges.
Évidemment. Il y avait vraiment des fois où je me faisais honte, tout seul comme un grand.
– Alors, c’était bien, ta virée ?
– Ouais, c’était super sympa ! Ça fait du bien de sortir un peu. Et Ludo va venir passer quelques jours à la maison début août.
Je craignais qu’il ne soit jaloux – ben tiens, reste un peu sur terre, mon vieux –, mais il ne sembla pas le prendre mal du tout. De fait, je ne lui avais pas dit que le fameux copain avec lequel je me branlais, c’était Ludo.
– C’est sympa, au moins tu auras un peu de compagnie .
– Ben, j’ai toi, aussi, comme compagnie.
Il sourit.
– Oui enfin, avec moi, c’est pas tout à fait le même genre de compagnie que tu recherches.
– …
– Si j’ai bien compris, c’est avec Ludo que vous vous astiquez devant des films pornos, pas vrai ?
Qu’est-ce que vous voulez répondre à ce genre de remarque ? Rien. Parce qu’il n’y a rien à répondre .
– Disons qu’avec moi tu voudrais un truc plus… interactif. Je me trompe ?
Décidément, ce beau brun n’avait pas fini de me surprendre. Mais je décidai de me jeter à l’eau :
– Non, pas du tout. Mais tu ne m’as toujours pas dit si tu étais partant .
– …
– La dernière fois, on a été interrompus par ton père.
– Ah oui, c’est vrai. J’ai eu le temps de réfléchir, depuis.
– Et ?
Ma voix devait trahir une certaine inquiétude.
– On ne peut pas faire ça dans la journée.
J’avais l’impression d’avoir raté une marche. On ne peut pas faire ça dans la journée ? Et la nuit, alors, c’est fait pour les chiens ?
– Du coup, il ne reste que la nuit… Tu veux qu’on se voie la nuit ?
– Ben, pas toi ?
– Euh, si, mais ça va être compliqué. Faut que je m’organise, histoire que personne n’appelle l’armée ! Et toi, ton père ne va rien dire, si tu sors la nuit ?
– Je sors pratiquement toutes les nuits, quand il fait beau : j’adore me balader dans le parc la nuit. Il n’y a personne, et j’ai un peu l’impression d’être chez moi. Et il m’arrive même de ne pas rentrer du tout.
– Ce soir, ça ne va pas être possible… mais si tu veux je peux m’arranger pour demain : je sors ma tente demain soir, et je me fais un plan camping. Là, on sera tranquilles : personne ne voudra venir dormir avec moi !
– Ouais, pourquoi pas ? Je t’aiderai à monter ta tente, si tu veux.
– Ça va pas ? Tu veux qu’on se fasse gauler ?
– Si je t’aide, personne ne s’imaginera qu’on prépare un truc. Quand tu veux que quelque chose passe inaperçu, il vaut mieux le laisser bien en évidence…
– Tu fais dans le compliqué, là, non ?
– Peux-tu me dire ce qu’il y a sur la grande console, dans le hall du château ?
– Euh… Le plat à clefs… Une lampe ?
– Tu vois ? Et pourtant tu passes devant dix fois par jour.
– Ah oui… C’est pas faux.
– Conclusion, quand tu veux qu’on ne fasse pas attention à quelque chose, évite d’attirer l’attention sur toi avec des mines de conspirateur, et fais comme si de rien n’était.
Nous revoilà dans le quart d’heure philo ! Il souriait, visiblement content de faire fumer mes petites cellules grises d’adolescent.
– Tu viens ?
– Euh, où ça ?
– Dans la grange.
– Et ton père, s’il revient ?
– Aucun risque, il dîne en ville chez des amis, avec ma mère. Ils ne rentreront pas avant une ou deux heures du matin. Et au pire on entendra la voiture.
Je le suivis, même si je n’étais pas vraiment convaincu par ses explications. En fait, ça n’avait rien à voir avec monsieur Jean. Je n’avais juste pas prévu de passer à la casserole de cette manière-là. Je vous passerai mes délires de jeune pubère, où il était question d’enlèvement, de gentilshommes, et parfois même de pirates… J’avais bien grandi depuis cette époque heureusement révolue.
Ce qui me préoccupait surtout, c’était que je voulais conserver un certain contrôle sur les événements. Mais j’étais bien obligé d’admettre que là, en même temps, j’étais tout excité. Je ne savais pas exactement ce qui m’attendait dans cette grange, mais mon taux d’hormones devait crever le plafond, et rendait presque totalement inaudible cette petite voix qui me disait de faire attention. Presque. Cette petite voix, c’était la triste preuve que, malgré tout, je restais ce petit aristocrate un brin prétentieux qui aimait tout régenter . À croire qu’on ne se refait pas…
À l’étage, il n’y avait rien d’autre que sa grande couverture, jetée sur un tas de foin. Il dut penser que je trouvais ça un peu trop préparé :
– J’ai fait la sieste cet après-midi. Et puis, elle est là depuis pas mal de temps, déjà…
Je ne savais ni quoi penser de tout ça, ni quoi faire. J’étais beaucoup plus anxieux que je ne voulais bien l’admettre. Là encore, il sembla lire en moi comme dans un livre ouvert. Il s’approcha doucement.
– Avec sa jambe, mon père ne peut pas monter à l’échelle. C’est pour ça que je me suis installé ici. Sinon, il viendrait tous les jours me tirer du lit.
J’étais à la fois soulagé et pétrifié. J’allais devenir un homme, là, d’un seul coup, dans la grange. Il s’approcha plus encore, et sa voix devint un murmure, presque un souffle.
– Je… Je ne sais pas trop ce que tu veux. Je ne sais pas trop non plus ce que tu attends de moi. Tu sais, je ne suis déjà pas super doué au lit avec les filles…
Je levai les yeux vers lui, et je lui demandai à voix basse, curieux :
– Qui est-ce qui t’a dit ça ?
– Des filles au lycée en ont parlé entre elles, et une copine me l’a répété. Mais bon, à l’époque, j’avais pas Internet.
– Donc, maintenant, tu t’es amélioré ?
– Ben, avec tout ce que j’ai pu mater, je pense, oui. Tiens, au fait…
– Quoi ?
– Je ne sais pas si je devrais t’en parler… Et puis non, tu vas me prendre pour un pervers ou pour un malade.
– Non, allez, t’en as trop dit !
– Avant-hier, j’ai téléchargé un porno gay. Histoire de voir.
À sa manière, il était touchant.
– Je ne suis pas certain que ça soit la meilleure approche…
– Ça, c’est certain. Disons que Fais-moi mâle 3, le cuir, les clous, tout ça… c’est pas trop mon truc …
Je me mis à rire doucement.
– Bon, et maintenant tu vas me dire que tu t’es quand même acheté un fouet et une paire de menottes ?
Ce fut à son tour de rire.
– Non, non. Je vais juste te dire que je ne veux pas qu’on force les choses, et qu’avant qu’on commence, je veux qu’on se mette d’accord sur quelques trucs.
Je sentais son souffle contre ma peau, et jamais une de mes érections n’avait été aussi dure. Il aurait bien pu me demander de me jeter à l’eau, je crois que je me serais précipité vers l’étang, sans prendre une seconde pour réfléchir. Pour un gars qui voulait tout contrôler, j’étais littéralement à sa merci. Malgré tout, loin de me faire peur, cette sensation m’excitait au plus haut point.
Je me rapprochai de sa joue, et j’y déposai un léger baiser. D’accord , dans l’intention, on était plus proches de « Vas-y, prends-moi ! » que de « Appelle-moi seulement ton amour, et je reçois un nouveau baptême », mais bon, que voulez-vous ! J’allais sur mes seize ans , j’avais une trique d’enfer, et un mec canon et à moitié nu collé à moi : il ne faut jamais trop exiger d’un adolescent en rut ! Heureusement pour moi, mon Roméo ne lisait pas dans les pensées, et il se contenta de sourire à ce qu’il devait voir comme une manifestation d’intimité. Avant qu’il ne réfléchisse davantage à mes motivations profondes, je me lançai :
– Vas-y, je t’écoute.
– OK. Si quelque chose ne te va pas, dis-le.
– D’accord.
– Promis ?
– Promis.
Il prit une seconde avant de commencer, puis se lança après avoir pris une profonde inspiration :
– Je commence : je ne suis pas gay. Si j’accepte que toi et moi… on se voie, c’est pour deux raisons. D’abord, à deux on est mieux que tout seul.
– Ça, c’est certain.
– Ensuite, je t’aime bien, alors je n’ai rien contre le fait de… jouer avec toi.
– OK.
Si toutes ses demandes étaient taillées sur ce modèle-là, je n’y voyais aucun inconvénient…
– Interdiction de tomber amoureux. Parce que moi, clairement, je ne serai jamais amoureux de toi.
– Pas de problème.
– Interdiction d’en parler à qui que ce soit.
Oops ! Bavure ! C’était déjà fait ! Bon, il fallait que je lui dise tout de suite, mais je ne savais pas trop comment il allait prendre la chose. Il me regardait fixement, un peu comme s’il suivait le cheminement de mes pensées. Comme je ne décrochai pas un mot, il reprit en soupirant :
– Bon, je sais que tu as probablement déjà tout raconté à Ludo, mais ça s’arrête là. On est d’accord ?
– Je…
– Je sais que tu lui as tout dit : tu lui dis toujours tout. Donc, on est d’accord ?
– On est d’accord.
Ouf !
– Bien. Interdiction de faire quoi que ce soit sans l’accord de l’autre.
– Comment ça ?
– Ça veut dire que si je me réveille encore avec ta main dans mon froc sans autorisation, on arrête tout.
– OK…
– Pas la peine de soupirer !
– Je ne soupire pas !
– Si, tu soupires. Enfin, passons. Quand l’un de nous deux dit « stop », on arrête tout, immédiatement.
– D’accord. T’en as encore beaucoup, des règles, comme ça ?
– Deux.
– OK… Allez, vas-y !
– Les « je t’aime » entre nous, on évite. Mais bon, comme ça peut toujours nous échapper au moment fatidique, disons que ça ne compte pas comme un « je veux faire ma vie avec toi, me marier et avoir des enfants ».
– Pourquoi tu dis ça ?
– Parce que les robes, ça me boudine. Et qu’en blanc, j’aurais l’impression d’être déguisé en meringue .
Je pouffai littéralement. Il cachait bien son jeu, le Baptiste : sous son air de ne pas y toucher, il avait de la ressource !
– OK, promis, juré, pas de mariage, et le moins de « je t’aime » possible.
– Bien. Dernier point : si je rencontre une fille, on arrête tout.
– …
Je n’avais pas encore envisagé ce cas de figure. J’étais un peu désemparé par cette perspective. Il s’en aperçut, et ajouta d’un ton léger :
– Bon, d’accord, ça ne risque pas d’arriver demain. Mais on ne sait jamais, et on n’est jamais trop prévoyant.
– D’accord, ça marche.
– Ah oui, un dernier truc…
– Sauf que là, du coup, ça fait trois.
– Oui, oui, je sais. On s’en fout.
– Allez, balance !
– Rapports protégés, et tu ne touches pas à mon cul sans ma permission. Ça, je ne suis pas encore prêt.
– Dis, comment tu fais pour caser deux trucs dans le deuxième dernier truc que t’as à dire ?
– T’occupe ! Alors ?
Bon, je me repassai rapidement dans la tête sa petite liste… pas si petite que ça, au final. Globalement, ça m’allait plutôt bien. Sauf que je ne me voyais pas ajouter nonchalamment une boîte de capotes sur la liste des courses. Je fis part de ma réflexion à Baptiste, qui sortit de derrière une poutre une petite boîte rouge en métal. Quand il l’ouvrit, je vis qu’elle était remplie de préservatifs. Je l’interrogeai du regard.
– J’adore me branler avec une capote, ça donne des sensations pas possibles. Et ça évite d’en coller partout.
– Et tu les achètes comment ? Je croyais que tu ne sortais jamais ?
Il était surpris de ma réponse, et visiblement pas très satisfait de l’image que je me faisais de sa vie. Il reprit, mi-figue, mi-raisin :
– Tu sais que t’es vexant, des fois ? Je ne vis pas dans une grotte ! Des fois je vais faire les courses en ville, et puis il y a Internet.
– J’imagine la tête de ton père s’il ouvre un jour un de tes colis !
– La Poste, c’est pas fait pour les chiens.
Quand je vous disais qu’il avait de la ressource ! On commençait à ne plus y voir grand-chose, dans cette grange. Dans le parc, c’était quand même mieux : la lune presque rousse inondait tout d’une lueur étrange, chaude et mystique. J’avais l’impression de vivre en sépia… Baptiste me prit par la main.
– On va se baigner ?
– Dans l’étang ?
– Non, non, c’est risqué de se baigner là-bas la nuit : trop grand, et trop profond. Non, je pensais à la rivière.
Bien évidemment, puisqu’on avait un château avec des douves et des étangs, on avait une rivière pour aller avec tout ça. Oh, pas bien grande, la rivière : elle était moins large que la petite route qui menait au château, et on avait rarement de l’eau plus haut que le genou, à part au niveau du petit barrage. Là, j’avais à peine pied, mais Baptiste était plus grand que moi, et je ne risquais rien tant que j’étais avec lui. J’adorais cet endroit : de jour, on pouvait y admirer le tapis de galets qui tapissait le lit de la rivière tellement l’eau était claire.
De plus, le coin était tranquille : personne ne passait jamais par ici, si ce n’est pour l’entretien du barrage ou pour aller à l’ancien relais de chasse. Pas une seule maison à moins de deux kilomètres, et assurément pas un seul inconscient pour tenter une balade en forêt en pleine nuit sur les terres du château.
J’acquiesçai.
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