L’endroit formait une anse sur la rivière, bordée d’une petite plage de galets plats. Légèrement encaissée, la rivière dessinait un espace à part, perdu au milieu de la végétation, contre laquelle les bruits de l’extérieur venaient mourir. C’était un lieu hors du temps, où on n’entendait que le bruit de l’eau sur les rochers et celui du vent dans les feuillages, qui se répondaient à l’infini dans un dialogue dont seule Mère Nature devait pouvoir percer le secret. C’était, de tout le parc, l’endroit le plus magique, le plus tranquille… et assurément le plus isolé .
En voyant Baptiste commencer à se déshabiller dans la pâleur de la lune, je réalisai que je n’avais pas sur moi ce qu’il fallait pour cette baignade impromptue. Évidemment, lui devait avoir prévu un maillot de bain… Eh bien, visiblement pas : bientôt son short et son boxer allèrent rejoindre le reste de ses vêtements sur les cailloux !
Il me tournait le dos, et la lumière étrange qui baignait les lieux donnait à sa peau une teinte particulière, envoûtante, attirante. En plus, il avait un cul superbe, et ça ne gâchait rien. Je me déshabillai à mon tour, presque timidement, cachant d’une main pudique ce que personne n’était ici pour voir. Je m’avançai vers lui, me collai tendrement contre son dos, et je passai doucement mon bras autour de son torse.
– Il y a un dernier truc, auquel je n’avais pas pensé.
– C’est important ?
– Pour toi, je ne sais pas. Mais pour moi, oui.
– Alors je t’écoute.
Il ne bougea pas, mais prit une profonde inspiration. Je pouvais sentir l’air gonfler sa poitrine et emplir ses poumons.
– Mon père me voit comme son employé, ma mère comme sa bonne-à-tout-faire. Tes grands-parents ne se donnent même pas la peine de retenir mon prénom, même si je dois admettre que ta grand-mère essaie de faire des efforts. Ta mère, elle, m’ignore carrément. Pour eux, je fais partie des meubles…
– Je…
– Laisse-moi finir. Je ne t’appartiens pas, Romain. Pas plus qu’à eux. Je suis heureux d’être ton ami, mais je ne serai jamais ni ton jouet, ni ton esclave, ni ta chose. Si tu oublies ça, une seule fois, je m’en vais. Et si tu as pitié de moi ou de ma vie de merde, une seule fois, je m’en vais. C’est clair ?
Sa voix mâle, rauque, profonde, était à peine perceptible dans le murmure de la nature environnante. Mais j’avais compris chaque mot, chaque syllabe de ce qu’il venait de dire. Il ne pouvait imaginer à quel point je saisissais le sens profond de son mal-être ! Il m’arrivait parfois de ressentir quelque chose d’assez similaire. Sauf que moi, je vivais dans un château. Alors, pour la vie de merde, j’allais devoir repasser.
– Baptiste ?
– Oui ?
– Je n’ai jamais eu pitié de toi, et je ne t’ai jamais considéré comme la propriété de qui que ce soit.
– D’accord.
– Baptiste ?
– Oui ?
– C’est important pour moi, parce que c’est important pour toi.
Il prit ma main, la porta à ses lèvres pour y poser un baiser délicat, et me fit entrer dans l’eau avec lui. En dix secondes, j’en avais jusqu’au cou.
Les pierres au fond de l’eau étaient aussi lisses que les galets de la plage, et la sensation était plus agréable que dans mon souvenir. Mais on avait beau être en plein mois de juillet, elle était plutôt fraîche, la rivière ! Inconsciemment, alors que je sentais le froid m’envahir lentement, je me mis à trembler. Il se rapprocha de moi.
– Tu as froid ?
– Ben ça caille un peu, là, ouais.
– T’inquiète, d’ici deux ou trois minutes, tu seras habitué.
– D’ici deux ou trois minutes, je serai mort de froid.
Il s’approcha encore, me prit dans ses bras, et me serra doucement contre lui. Sous sa peau chaude, collée à la mienne, je pouvais sentir battre son cœur. Son rythme fort et régulier contrastait avec celui de mon propre cœur, qui battait de manière totalement désordonnée, et me semblait sur le point d’exploser.
Je passai mes bras autour de son torse, et je me collai encore un peu plus, si c’était possible, posant ma tête dans le creux de son épaule. Je pouvais sentir sa queue contre mon ventre, et sa jambe contre ma queue. J’étais bien. Je remontai ma main le long de son dos et je passai ma main dans ses cheveux pour l’attirer à moi. Je l’embrassai doucement.
Moi qui avais craint de déchaîner un fauve trop longtemps mal nourri, j’étais à la fois agréablement surpris… et bon, je dois bien l’admettre, un peu vexé ! Il était tout en retenue, tout en délicatesse. Il mettait comme des papillons dans son baiser, doux, tendre, léger… Si nous n’avions pas été dans l’eau froide jusqu’au cou, je crois que j’aurais pu jouir rien qu’avec ça !
Sa main droite descendait lentement le long de mon dos, suivant sagement la ligne que dessinait ma colonne, de mon cou jusqu’à mes reins, et s’aventurait enfin doucement sur mes fesses. L’eau qui se glissait entre nos deux corps au moindre mouvement me paraissait de moins en moins froide, et rendait ce premier contact plus sensuel encore. Chaque mouvement devenait une caresse, chaque caresse devenait un frisson. Je continuai à l’embrasser, et ce baiser semblait ne devoir jamais finir. Il avait raison : quelques minutes de ce traitement éminemment voluptueux me firent oublier le froid. Je n’avais même plus la chair de poule .
Ses mains d’homme, en explorant tendrement mon corps, me redessinaient, me sculptaient, me changeaient… C’était comme si elles façonnaient un nouveau moi. Il était devenu le créateur de l’homme que j’allais devenir entre ses mains.
Pour la dernière fois ce soir, j’avais été un enfant, timide, hésitant à se mettre à nu, à se voir comme l’égal de celui avec lequel il voulait partager sa nuit.
Pour la première fois ce soir, j’étais tout simplement heureux, et je devenais un homme dans les bras de celui qui resterait à jamais son premier amant.
Le contact de ses doigts sur ma peau me foutait littéralement le feu. Seul hic : je ne bandais pas plus que si j’avais été à poil devant toute l’école …
Je me sentais suffisamment en confiance avec Baptiste pour le lui faire remarquer. Il me murmura tendrement dans l’oreille :
– Même si tu ne ressens plus le froid, il est toujours là. L’eau doit faire à peine une vingtaine de degrés, et pour de l’eau, c’est froid.
– Donc, c’est normal ?
– Mais oui ! Je ne bande pas non plus.
– C’est vrai ?
Il baissa encore un peu plus le ton, et sa voix ne fut qu’un murmure dans mon oreille, couvrant à peine celui de l’eau sur le barrage :
– Tu peux vérifier, si tu ne me crois pas…
Inutile de me répéter ça deux fois ! Que je le croie ou pas n’avait aucune espèce d’importance : je voulais vérifier, le toucher. Tout doucement, pour ne pas risquer d’abîmer ce corps que je devinais si merveilleux, je glissai la main entre nous, jusqu’à y retrouver ce sexe que mes doigts connaissaient déjà. Baptiste disait vrai : il ne bandait pas. Mais je ne pus m’empêcher de prolonger la caresse de mes doigts sur cette queue que je voulais depuis si longtemps, de la caresser délicatement… et ce simple contact m’électrisait littéralement. De sa main libre, il commença à caresser la mienne.
– Je vérifie aussi, histoire que ce soit un peu plus équitable !
Oh, il pouvait bien vérifier tout ce qu’il voulait, je ne risquais pas de protester de sitôt ! Malgré le froid de l’eau, ma queue endormie reprenait vie au simple contact de ses doigts, et je sentais mon sang affluer vers ses attentions. Quelques secondes plus tard, il me sembla que Baptiste ressentait la même chose que moi.
– Bon, je n’ai pas rêvé, la dernière fois.
– Comment ça ? demandai-je, inquiet.
– Non seulement tu es le premier mec qui arrive à me faire bander, mais en plus tu me fous la gaule dans l’eau froide ! Respect !
Je l’embrassai à nouveau. J’enchaînai, taquin :
– Figure-toi que je ne pensais pas devoir risquer la noyade pour ma première pipe…
Il passa totalement à côté la plaisanterie, soudain préoccupé :
– Non, non, tu ne fais pas ça sous l’eau, en pleine nuit ! C’est beaucoup trop dangereux !
C’est qu’il s’inquiétait vraiment pour moi, le con ! Je lui proposai de retourner se poser sur la berge : je commençais à avoir froid pour de bon, et les caresses de ses mains chaudes ne suffisaient hélas plus.
Une fois sorti de l’eau, il alla fouiller du côté du petit pont, et en revint avec un sac à dos, dont il sortit trois immenses serviettes de bain. Devant mon regard interrogateur, il entreprit de s’expliquer, d’une petite voix coupable :
– J’avais prévu de te proposer un tour au barrage ce soir ou demain… Alors je me suis dit… Je n’avais pas prévu… Enfin, c’était juste au cas où…
– Ah. Et naturellement, les maillots de bain…
La lumière particulière de cette nuit de juillet ne me permettait pas de voir s’il rougissait, mais à son ton embarrassé, et à son bafouillage touchant, je sus que maintenant, l’un de nous deux devait avoir très chaud. Et ce n’était pas moi.
– Euh… Enfin… C’est-à-dire…
– Allez, je te taquine !
– Mais je t’assure que…
– Ça va, il n’y a pas de problème.
Il étala celle des trois serviettes qui semblait la plus grande sur les galets, un peu comme on le fait à la plage.
– Rassure-toi, je n’ai prévu ni capotes, ni gel. Tu peux vérifier. Je ne voudrais pas que tu croies qu’en plus j’avais prévu un plan cul…
Il me tendait le sac pour que je puisse vérifier ses dires. Inutile.
– Puisque je te dis que ça va !
Je lui pris le sac des mains, et le posai par terre. J’attrapai une serviette, et j’entrepris de le sécher. Je commençai par le dos, mais il n’était pas de cet avis :
– Non, toi d’abord. Tu vas prendre froid.
– Et toi ? demandai-je, un peu déçu.
– Moi, j’ai l’habitude.
Avait-il l’habitude de venir se baigner au barrage, ou d’essuyer les mecs avec lesquels il venait se baigner ? Allez, je n’allais quand même pas faire mon jaloux ? Malgré moi, je lui posai la question. Il s’écarta pour mieux me regarder, et me répondit, ironique :
– C’est con que je me sois envoyé en l’air ici cet après-midi : j’ai pas pensé à laisser le matelas…
– Oh, arrête, c’est pas ce que j’ai dit.
– Non. Mais tu me prends pour ce que je ne suis pas.
– Baptiste…
– Non.
J’étais vraiment le dernier des idiots. Mais ça, ça n’est pas vraiment un scoop…
– Plutôt que de jouer les jaloux, tourne-toi.
– …
– Mais tourne-toi !
– Là, comme ça, maintenant ?
Il se mit à rire :
– Pour te sécher, espèce de vicieux !
D’un geste ferme, sans me laisser le temps de répondre, il me fit pivoter et commença à me frotter. Les cheveux, les épaules, le dos, les fesses. Il dut s’accroupir pour atteindre le bas de mes jambes, et en profita pour déposer un léger baiser au creux de mes reins. J’étais rassuré. J’étais en extase. Il me fit à nouveau pivoter, et acheva le séchage de mes jambes. Il remontait doucement, mais passa directement de mes cuisses à mes abdos, sans s’arrêter sur la partie que j’aurai préféré qu’il frotte… Il s’était redressé. Je sentais ma queue bouillir, impatiente d’avoir sa part de ce traitement idyllique. Tandis qu’il finissait d’essuyer le haut de mon torse, il m’embrassa encore.
Je le serrai contre moi, ruinant ainsi ses efforts. Il ne dit pourtant pas un mot. Je nous enveloppai dans la serviette avec laquelle j’avais tenté de le sécher, pour l’abriter du froid. Une fois la serviette convenablement calée, je passai mes deux bras autour de son torse . À cet instant, je me disais que le bonheur devait vraiment ressembler à ça.
Sa main vint chercher la mienne. Nos doigts s’entrecroisaient. De sa main libre, il effleurait mon dos, et si je n’avais plus du tout froid, c’étaient maintenant ses doigts qui me faisaient frissonner. Je lâchai sa main pour reprendre l’exploration de ce corps que désormais il m’était permis de toucher. Tout en continuant à couvrir mon visage et mon cou de dizaines de petits baisers légers, il s’écarta légèrement, pour laisser à ma main la possibilité de se rendre où elle en avait envie, sans barrière, sans limites.
Après avoir fait à nouveau connaissance avec les marques bien dessinées de son torse et de son ventre musclés, je descendis lentement, presque timidement, vers cette intimité dont le contact me manquait déjà.
Mon impression de tout à l’heure se confirmait : sa queue était au moins aussi dure que la mienne. Plus épaisse aussi. Je sentais les pulsations puissantes de son désir qui affluait au creux de ma main. Je la caressai dans un lent mouvement de va-et-vient, puis je continuai mon exploration jusqu’à ses couilles, gonflées et chaudes. Je sentais dans mon cou son souffle brûlant, animal.
Il jouait au jeu du miroir, copiant son exploration sur la mienne, synchronisant les caresses sur ma queue, découvrant mon gland gonflé d’attentes au rythme de sa respiration, frôlant mes burnes de ses doigts si doux, s’aventurant même plus loin que je n’osais moi-même aller.
Il me faisait découvrir des zones de mon corps dont je ne soupçonnais pas même l’existence, inventant pour moi des plaisirs différents à chaque déplacement de sa main, à chaque caresse, à chaque frôlement .
Il m’embrassa à nouveau, puis s’écarta de moi. Je pouvais voir sa queue fièrement dressée, qui vraisemblablement attendait davantage que ce qu’elle avait reçu jusque-là.
– Qu’est-ce que tu fais ?
– Je… On arrête là pour ce soir, si tu veux bien.
À sa voix, je devinai que quelque chose n’allait pas.
– J’ai fait quelque chose de mal ?
Il me força à m’asseoir, et jeta une serviette sur ma bite, qui comme la sienne attendait aussi d’autres attentions. Il enfila son boxer, et vint se poser à côté de moi.
– Non, tu n’as rien fait de mal. C’est moi.
– Mais non, tu n’as rien fait de mal !
– Pas encore, non.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
Il passa son bras autour de mes épaules. J’appuyai ma tête contre son bras.
– Bébé, moi je suis un mec qui ne s’est tapé personne depuis pas mal de temps. Je pensais pouvoir aller à ton rythme… Et je me rends compte que je vais devoir… disons faire des pauses de temps en temps.
– Je ne comprends pas…
Il se tourna vers moi. Même si j’avais du mal à distinguer ses yeux dans la lumière lunaire, je sentais son regard vert posé sur moi. Et je pouvais distinguer sur son visage ce petit sourire espiègle que j’aimais tant y voir.
– Si je t’avais laissé faire vingt secondes de plus, je crois que j’aurais complètement perdu le contrôle des choses.
– Et c’est grave ?
– Oui. Parce que, quoi que tu en penses, je suis beaucoup plus fort que toi, et que j’aurais pu te faire mal, même sans le vouloir.
Finalement, j’avais bel et bien réveillé la bête que je croyais endormie .
– Mais t’es pas un mec violent…
– Non, bébé, je ne suis pas violent. Mais je suis sacrément frustré, et du coup, j’ai peur d’être un peu brutal.
– Je suis là pour ça, dis-je en rigolant.
– Certainement pas. T’es là parce qu’on s’aime bien tous les deux, que tu as besoin de quelqu’un pour ne pas rentrer en seconde en étant puceau, et que moi je n’ai rien contre l’idée d’avoir une vie sexuelle avec quelqu’un d’autre que ma main gauche. Tu n’es pas là pour que je me vide les couilles en dix minutes comme je pourrais le faire avec une pute .
J’étais sidéré. Je me rendais compte que je manquais cruellement de discernement. Je l’avais toujours vu comme le gars canon et un peu beauf, le mec qui ne réfléchissait pas vraiment. J’avais tort. Baptiste était un grand sensible, doux, attentionné, intelligent… Si je ne voulais pas tomber amoureux de ce gars-là, j’allais devoir faire attention à moi. Mais qu’est-ce qu’il pouvait bien foutre ici ? Sa place était ailleurs, avec une jolie fille intelligente, qui saurait le rendre heureux. Pas à mourir à petit feu en entretenant une maison qui ne serait jamais à lui…
– Bébé ?
J’adorais ce petit nom. Mais si je voulais l’entendre encore, j’avais plutôt intérêt à ne pas lui faire part de mes réflexions : fier comme il était, il aurait pris ça pour de la pitié.
– Ouais ?
– On dirait que tu t’es perdu dans tes pensées.
– C’est pile ça. J’étais en train de me dire que j’avais beaucoup de chance de t’avoir…
– Ah !? fit-il, incrédule.
– Tu fais attention à moi, tu prends soin de moi… Je n’ai pas trop l’habitude. Mais je sens que je pourrais assez facilement m’y faire…
– Attention, dit-il en riant, on a dit ni compte commun, ni monospace !
Je me mis à rire, moi aussi. Je le poussai sur le dos et, après avoir enfilé mon boxer en gage de bonne foi, je m’allongeai contre lui. J’avais le cœur serré, tellement j’étais heureux. Je sentais les larmes monter , et je ne pouvais rien empêcher. Une larme finit par rouler sur ma joue, et vint terminer sa course en s’écrasant sur son épaule.
– Tu pleures ?
– Non, je transpire des yeux…
Mais quel abruti !!! À force de rembarrer les gens sans la moindre retenue, je ne savais plus la fermer quand c’était nécessaire. Il y eut un silence qui me semblait s’éterniser. Puis il éclata de rire et, soulagé, je n’hésitai pas une seconde à lui emboîter le pas.
– Mais qu’est-ce que tu peux être con, par moments !
– Je suis désolé… Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je devrais apprendre à me taire…
– Ne t’en fais pas, elle est arrivée pile au bon moment.
Il se pencha vers moi, et, redevenu sérieux, me demanda :
– Dis-moi, bébé, pourquoi tu pleurais ?
– Parce que j’étais content. Non. Parce que je suis heureux. Je suis bien, avec toi.
– Ben… Tu devais t’y attendre un peu, quand même, non ?
– Non.
– Tu pensais à quoi ? Que j’allais t’attacher au radiateur et te battre ?
Je me remis à rire.
– Non. Je pensais qu’entre toi et moi, ce serait juste une histoire de cul. Une jolie histoire de cul, sans doute, mais rien de plus.
– Et ?
– Et je sais que les trucs genre « je t’aime », on doit éviter, mais c’est ce que j’ai envie de te dire depuis tout à l’heure. Oh, t’inquiète pas. Je ne te traînerai pas devant monsieur le Maire. Mais je repense à ce que tu m’as dit l’autre jour dans la grange : maintenant, on est plus que des amis. Et je suis bien, avec toi. Mieux que je n’ai jamais été avec quelqu’un.
– Moi aussi, je suis bien avec toi.
– Jusqu’à ce que tu en aies marre de ce foutu ado avec son cœur d’artichaut…
– Arrête, je trouve ça vraiment mignon !
– Je t’aime.
Ça ne m’avait pas échappé : j’avais dit ça parce que je le pensais. Et aussi un peu par défi. Baptiste ne me répondit pas : je tentai de faire machine arrière :
– Je suis désolé…
– Moi aussi, je t’aime.
– … ?
– Et moi non plus, je n’ai pas l’intention de te traîner devant monsieur le Maire. C’est juste que comme toi, je me disais qu’un plan cul, ça pouvait être sympa. Et au final, comme toi, je suis heureux de ce qu’on est en train de vivre tous les deux. Même si c’est encore un peu compliqué dans ma tête…
– Ben tu n’imagines pas à quel point c’est compliqué dans la mienne…
– À cause de Ludovic ?
Il avait mis dans le mille. Je ne savais absolument plus quoi dire, tant j’avais peur que le moindre mot puisse briser ce fragile bonheur que j’étais en train de découvrir. Il posa sa main sur la mienne.
– Tu sais, depuis que le temps que je vous vois traîner ici tous les deux, j’ai compris que tu avais des sentiments pour lui.
– Je…
– Attends, laisse-moi finir. Je t’aime, mais je ne suis pas amoureux de toi. Et on n’a jamais dit qu’on avait une relation exclusive, toi et moi. En plus, je te rappelle qu’on n’est pas en couple. Je ne suis ni vexé, ni triste, ni blessé, ni jaloux, ni quoi que ce soit de ce genre.
– C’est vrai ?
– C’est vrai. C’est juste que…
– C’est juste que quoi ?
J’étais à moitié en panique. Je ne pouvais plus retenir mes larmes. Elles coulaient silencieusement sur mes joues. Il me prit dans ses bras.
– C’est juste que pour les plans à trois, il va falloir attendre un peu. Parce que là, je ne me sens pas encore prêt.
Cette petite phrase, qui aurait dû me faire rire, me fit craquer. Je m’effondrai sans retenue dans ses bras. Il me laissa pleurer sans rien dire, se contentant de me serrer contre lui.
Peu à peu, je me calmai, mes sanglots se turent, et la douce symphonie du vent dans les arbres et du murmure de l’eau reprit ses droits sur la nature environnante. J’allais mieux, j’étais bien. Au bout d’un moment, Baptiste se redressa :
– Il doit être super tard, maintenant. Et tu risques d’attraper froid.
– Mais non, t’inquiète !
– Ben tant que c’est moi qui m’inquiète, ça va. Mais si ta grand-mère se rend compte que tu n’es pas encore rentré, elle va déclencher le plan épervier et commencer à appeler les hôpitaux.
– D’accord, d’accord…
– Ne râle pas.
– Mais je ne râle pas !
– Ben, un peu, quand même.
Je souris.
– D’accord, je râle un peu.
– Allez, je vais te raccompagner.
– Tu sais, je suis un homme, maintenant : je peux rentrer tout seul.
– Figure-toi que je suis plutôt bien placé pour savoir que tu es un homme ! Mais si tu rentres tout seul, je ne pourrai pas t’embrasser avant d’aller me coucher.
Face à une telle logique, je capitulai sans le moindre remords. Il nous fallut moins de dix minutes pour arriver en bordure du bois qui longeait le parc. Baptiste m’embrassa tendrement, et fut obligé de me repousser pour que je consente à le laisser partir. Je le regardai s’enfoncer à nouveau dans les bois, avant de retrouver mon lit, et mes rêves…
—oo000oo—
Le lendemain matin, c’est Marie, la femme de chambre de Grand-Mère, qui vint me réveiller :
– Romain, debout !
Je ne me donnai même pas la peine d’ouvrir un œil, et je me contentai de grogner, la tête dans l’oreiller :
– Encore cinq minutes…
– Allez, Madame t’attend.
– Marie, s’il te plaît…
– Elle est avec Baptiste dans le salon de musique.
Je me redressai brutalement, et mon petit cerveau d’adolescent eut vite fait d’additionner un et un : adieu, veau, vache, cochon, rêves tendres, câlins, caresses, érection matinale ! J’étais foutu. Je faillis tomber dans les pommes, et Marie s’en aperçut :
– Romain, tu vas bien ?
Il était clair que non. Mais je ne voulais surtout pas affoler la pauvre Marie.
– J’ai eu du mal à m’endormir, et je crois que je me suis levé trop vite.
– Tu es quand même très blanc.
– Quelle heure est-il ?
– Dix heures presque et demie.
Marie me lança un regard soupçonneux. Vite, je devais trouver une excuse à peu près crédible dans mon vaste stock d’excuses bidon !
– Ah, je sais !
– Tu sais quoi ?
– Pourquoi j’ai failli tourner de l’œil.
– Dis-moi…
– Hier soir, avant de rentrer de chez Ludovic, j’ai mangé juste un casse-croûte. Je pensais grignoter un peu ici, et j’ai oublié d’aller chercher un truc en cuisine. En fait, j’ai faim. C’est aussi simple que ça.
Confrontée à ce qu’elle devinait être une improvisation totale, Marie me lança un nouveau regard au moins aussi soupçonneux que le premier, et me suggéra de me dépêcher. Ma santé et mes explications pouvaient attendre. Grand-Mère, non.
– Je vais te faire porter un plateau dans le salon de musique.
– Non, non, je mangerai après.
– On verra ça. Non mais des fois !
Non seulement elle avait fait porter un plateau dans le salon de musique, mais elle avait prévenu Grand-Mère de mon quasi-malaise pour cause de collation « oubliée » !
– Ça va, mon chéri ?
– Oui, Grand-Mère, je vais bien.
– Marie a raison, tu es un peu pâle.
– Je vais manger un morceau, et ça va aller mieux, ne t’inquiète pas.
– D’accord. Bon, prends ton petit-déjeuner, et écoute-moi attentivement.
– Bonjour, Baptiste.
– Bonjour, Monsieur.
D’accord, il n’allait pas me rouler un patin en m’allongeant sur le piano, mais il ne fallait quand même pas pousser !
– Euh… Moi, c’est Romain. Monsieur, c’est Grand-Père.
Il ne devait pas du tout s’attendre à ça, et se trouva quelque peu déstabilisé.
– Euh… Bonjour Romain ?
– Ben tu vois, c’est mieux. Pas vrai, Grand-Mère ?
Elle détestait par-dessus tout que je fasse ce genre de choses. Comme son éducation lui interdisait de me contredire en public, ma pauvre grand-mère se retrouvait obligée d’être systématiquement d’accord avec moi. Ce qui ne l’empêchait pas de me remonter les bretelles tout de suite après…
Une fois encore, elle fut obligée d’acquiescer. Tandis que j’attaquai mon café au lait, elle m’expliqua la situation, non sans me jeter un regard sombre par-dessus ses lunettes.
– Tu m’écoutes, maintenant ?
– Je t’écoute.
– Bastien m’a dit que tu souhaitais qu’il t’aide à monter ta tente dans le parc.
– Baptiste, Grand-Mère.
– Plaît-il ?
– C’est Baptiste, Grand-Mère, pas Bastien.
– Ah… Je… Je suis désolée, Baptiste.
– … Pas de mal, Madame.
Ils avaient l’air malin, tous les deux. Au moins autant que je devais avoir l’air soulagé.
– Donc, ma tente… Ben oui, ça va être un peu difficile de la monter tout seul. Donc si Baptiste pouvait m’aider…
– Oui, oui… Mais Bastien… Euh, pardon, Bertrand…
– Baptiste, Grand-Mère. Comme saint Jean-Baptiste, quoi !
– Ah, oui, pardon. Baptiste.
Une lueur amusée brillait dans le regard émeraude du Baptiste en question.
– Baptiste…
Elle fit une pause en jetant tour à tour un regard vers Baptiste, puis vers moi, histoire sans doute de vérifier que cette fois elle ne s’était pas trompée. Je hochai la tête pour la rassurer.
– Baptiste, donc, me disait que ça n’était pas une très bonne idée.
Ah, mais merde ! Je balançai à mon bel amant un regard agacé. Je crus un instant qu’il allait se mettre à rire. Ce qui ne risquait pas d’arranger les choses.
– Et pourquoi est-ce que ce ne serait pas une très bonne, une excellente, une merveilleuse idée ?
– Ben… parce qu’il pleut à verse ?
Je jetai un coup d’œil par les vitraux du salon de musique, et force me fut de constater qu’il pleuvait effectivement beaucoup. La nouvelle de la présence dans la même pièce de mon homme et de ma grand-mère m’avait tellement perturbé quelques minutes plus tôt que je n’avais même pas fait attention au temps.
– Mon chéri, tu m’écoutes ?
– Hein ?
– Oh, Romain, je t’en prie ! On ne dit pas « hein » !!
– Pardon, Grand-Mère.
Baptiste était aux anges.
– Quand tu es arrivé, Basile était en train de me dire qu’il avait une idée pour que tu puisses dormir dehors malgré le temps déplorable.
Je renonçai à corriger une fois de plus ma pauvre grand-mère, elle aurait fini par mal le prendre.
– Nous vous écoutons, mon garçon.
Certes, c’était condescendant à souhait – même si ça n’était certainement pas l’intention de Grand-Mère – mais au moins avait-elle abandonné l’idée d’écorcher son prénom.
– Il y a bien le vieux relais de chasse, Madame.
– Le relais de chasse ?
Je n’avais pas pu me retenir. Là, il ne pourrait pas me dire qu’il ne l’avait pas prévu, son plan cul !
– Mais oui, chaton, tu sais bien ! Cette vieille bicoque, dans la forêt ? Ah, je t’en prie, ne fais pas celui qui ne connaît pas la maison ! Tu vois le barrage sur la rivière ?
Baptiste regardait silencieusement ses chaussures. Moi, pour ma part, je bouffais de la crème.
– Oh, Barney, je vous en prie… Expliquez-lui, moi, il m’énerve.
– Euh, oui, Madame. Il y a un petit barrage et un pont, sur la rivière. Tu vois ?
– J’adore me baigner là-bas.
– …
– J’y ai même attrapé un gros poisson, il n’y a pas si longtemps que ça.
Baptiste était au supplice. Bien évidemment, comme il fallait quelqu’un pour mettre les pieds dans le plat, Grand-Mère nous proposa ses services :
– Tu pêches, toi, maintenant ?
– Ça m’arrive, oui.
– Première nouvelle. Et tu comptes nous en faire profiter ?
– Je lui ai juste fait une caresse, et je l’ai remis à l’eau.
– Une caresse ???
Je regrettai de ne pas voir la tête de Baptiste à ce moment précis. Mais je ne pouvais pas quitter ma grand-mère des yeux sans prendre le risque qu’elle comprenne que, d’une certaine manière, je me payais leur tête à tous les deux.
– Ben oui.
– Bizarre… Je n’ai jamais caressé de poisson, moi.
– Oui, mais toi, Grand-Mère, tu as trop la classe pour ça .
Elle me jeta un petit regard amusé par-dessus ses lunettes :
– Flagorneur ! Et laisse Barthélémy finir son explication, puisque tu ne sais pas où tu habites.
Baptiste reprit, sans me regarder.
– Quand on traverse le pont, à cinq ou six cents mètres, sur la gauche, il y a un petit chemin qui s’enfonce dans le bois, et qui mène à une clairière.
– Euh, sans doute…
– Eh bien dans cette clairière se trouve l’ancien pavillon de chasse du père de Monsieur. Il n’y a plus l’électricité depuis un bon moment, mais on l’entretient assez régulièrement.
Baptiste fit une pause, quêtant l’approbation de Grand-Mère. Sauf que Grand-Mère, elle, attendait la suite, sans imaginer un seul instant que Baptiste l’attendait pour continuer. Et c’est ainsi que naissent les quiproquos :
– Le pavillon de chasse…
– Je vous demande pardon ?
– Je… Je parlais du pavillon de chasse, Madame. On entretient le pavillon de chasse. Pas le père de Monsieur.
Je manquai de m’étouffer avec mon croissant. Baptiste était au supplice, et Grand-Mère semblait avoir totalement perdu le fil de la conversation. Il fallait que j’intervienne.
– Vas-y, Baptiste, continue.
Grand-Mère se retourna vers moi :
– Romain, je te serais infiniment reconnaissante de perdre cette fâcheuse habitude de parler la bouche pleine !
Puis, à Baptiste :
– Allez-y, Brian, je vous en prie.
– Merci, Madame. Si Madame est d’accord, il n’y a pas grand-chose à faire pour le rendre habitable pour quelques nuits. Le pavillon de chasse…
– Mouais…
– Ah non, Romain, en voilà assez ! Cesse un peu tes caprices, veux-tu ? Tu ne vas quand même pas me dire que tu préférerais dormir dans la boue plutôt que dans un lit ?
– Non, c’est pas ça…
– Alors, bon sang, quel est le problème ? Benoît se met en quatre pour te faire plaisir, et tu te permets de le prendre de haut ? Et devant moi, qui plus est ? Je vais finir par croire que ce n’est pas moi qui t’ai élevé…
Je ne pus m’empêcher de rire, cette fois.
– Et naturellement, tu trouves tout cela parfaitement drôle ?
– Grand-Mère, il faut que tu arrêtes de lui donner tous les prénoms en « B » qui te passent par la tête. C’est Baptiste, Grand-Mère. Baptiste.
– Oh… Mon petit Baptiste, je suis confuse.
– Je vous en prie, Madame.
– Non, non, je suis sincèrement désolée. Bon, et toi, espèce de garnement ? Tu es disposé à être un peu plus gentil avec… Baptiste ?
On allait rire deux minutes.
– Je te promets que je serai très, très gentil avec Baptiste.
– Vraiment ?
– Je t’ai dit que je promettais, Grand-Mère.
– Bon.
– Tiens, je peux même aller l’aider, si tu veux, ça le soulagera un peu…
Mon beau brun ne décollait plus les yeux du bout de ses chaussures et commençait même à pâlir légèrement sous son bronzage.
– Oh, après tout, si ça peut vous décharger un peu, Baptiste, je n’y vois pas d’inconvénient ! Et moi, pendant ce temps-là, j’en profiterai pour me reposer !
– …
– Je me suis encore trompée de prénom ? Il va falloir venir avec une étiquette sur votre chemise, la prochaine fois !
– Non, non, Madame, c’est Baptiste, c’est bien ça.
– Ah, bon. Eh bien voilà, je crois que tout est réglé.
– Bien Madame. Le temps de faire quelques préparatifs, je viendrai chercher Romain en début d’après-midi, si vous êtes d’accord ?
– Voilà qui me semble parfait. Je vais demander à Marie de prévoir le nécessaire .
Il allait tourner les talons, mais Grand-Mère le retint :
– Ah, euh… Baptiste. Puis-je vous demander un dernier service ?
– Tout ce que vous voudrez, Madame.
– Je préférerais que Romain ne reste pas tout seul là-bas la nuit… Accepteriez-vous de vous occuper de lui ? Juste le temps qu’il sera au pavillon ?
– …
– Si cela vous ennuie, je comprendrai : il est parfois difficile à tenir.
Baptiste était au supplice.
– Non, non, Madame, je serai ravi de vous rendre ce service.
– Je vous remercie beaucoup. Vous comprenez, je me serais inquiétée.
– Je comprends parfaitement, Madame.
– Ah, et surtout, si besoin est, n’hésitez pas à le reprendre un peu en main. Il ne faut pas vous laisser faire .
– …
– Et pensez à l’étiquette sur votre chemise, la prochaine fois.
– Bien, Madame.
Il se dépêcha de sortir, avant d’éclater de rire ou de s’évanouir pour de bon. Moi, j’avais mal au ventre à force de m’être retenu. Mais j’avais quand même réussi à finir mes croissants.
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