Baptiste – Chapitre IV

20 mins

Comme promis, tel un noble chevalier secourant sa damoiselle en détresse… D’accord, d’accord, je m’enflamme un peu… Bon, essayons un genre un peu moins épique…

Donc, Baptiste vint me chercher en début d’après-midi, comme prévu. Il ne s’était toujours pas vraiment remis de son passage à la maison, ni de ma manière de jouer sur les mots avec Grand-Mère. Qui était ainsi devenue, à son corps défendant, la complice involontaire de mon dépucelage à venir. Et c’était probablement ce détail-là qui mettait Baptiste le plus mal à l’aise.

– Dis, tu ne crois pas que ta grand-mère se doute de quelque chose ?

– Mais non, détends-toi ! Si c’était le cas, on serait en train d’allumer un bûcher dans la cour juste en dessous de tes petites fesses sexy, moi je serais enchaîné dans les oubliettes, et quelqu’un serait en train de murer la porte de ma cellule.

– T’as fait fort, là, quand même !

– Bah, tu sais, je n’ai pas de mérite : je connais toutes ses expressions, sa façon de penser, et je sais comment l’amener pile où je veux quand ça m’arrange. Je te jure, en fait, même si elle n’en a pas toujours l’air, elle est vraiment adorable.

Ma pauvre grand-mère ! Si elle savait ! Elle qui était toujours si gentille avec moi, il fallait que je la fasse constamment tourner en bourrique. Mais bon, « Lady Mary » ne se départait jamais de son flegme britannique, quoi que je puisse faire. Ce qui faisait sans doute d’elle l’une des personnes les plus méritantes de ce pays.

– Dis-moi, tu penses qu’elle était sérieuse, pour le coup de l’étiquette ?

– Je me suis posé la question. Je pense qu’elle a enfin compris que c’était plutôt impoli de ne pas retenir ton prénom. Du coup, elle prend ses précautions. Mais il ne faut pas lui en vouloir : elle est comme ça avec tout le monde. Au fond, je crois que les prénoms, c’est pas trop son truc. Un exemple : on connaît la famille de Ludovic depuis presque quinze ans, et elle n’arrive toujours pas à se rappeler que son père s’appelle Lionel. Tu vois, t’as encore un peu de marge avant de pouvoir te plaindre !

– Mais je ne me plains pas, figure-toi ! C’est juste que je me demande toujours comment elle va m’appeler. Au fait, d’après toi, combien il y a de prénoms en « B », en tout ?

– Ça, tu devrais plutôt demander à Grand-Mère !

Il se mit à rire. Et j’adorais son rire. Mais j’allais devoir attendre que nous soyons seuls pour lui montrer à quel point…

– Tiens, au fait, elle a passé un coup de fil à mon père.

– Ah ? Et pour quoi faire ?

– Elle a appelé très gentiment, pour lui dire qu’elle t’avait confié à moi pour quelques jours, et qu’en conséquence il allait devoir se passer de moi.

– Et qu’est-ce qu’il a dit ?

– Franchement, qu’est-ce que tu voulais qu’il dise ? « Oui, Madame », « Bien sûr, Madame », « Au revoir, Madame ». Et aussi « Fais bien attention au gamin, sinon on risque d’avoir de gros soucis. »

– Bordel, on a vraiment géré ça comme des dieux !

– Oui, bon… Va quand même falloir faire un peu attention.

Il jeta un coup d’œil rapide sous la grande galerie, où nous attendaient mes affaires. Il me balança d’un air ironique :

– Tu es certain d’avoir tout pris ? Tu ne veux pas embarquer le piano ?

Grand-Mère avait demandé à Marie de me préparer de quoi dormir et de quoi manger pour deux ou trois jours. Marie avait dû comprendre deux ou trois mois : la moitié du linge de maison du domaine était empilé sous la galerie basse, et il y avait là de quoi nourrir un camp de réfugiés. Heureusement, il pleuvait et du coup, Baptiste était venu en 4×4. Autrement, je me demande comment nous aurions pu transporter tout ça à l’autre bout du parc autrement qu’en voiture !

D’autant que malgré les dimensions tout à fait respectables de notre véhicule, il fallut faire plusieurs voyages. Et on n’avait même pas encore sorti les matelas de la remise ! Baptiste avait copieusement râlé dans un premier temps, puis s’était assez rapidement rangé à mon avis : plus on équipait le pavillon, plus j’aurais de chances de pouvoir y dormir de temps en temps. Ce qui, semblait-il, n’était pas pour lui déplaire. Je me demandai un court instant ce qui le rendait le plus heureux : le fait de devoir s’occuper de moi, ou bien celui d’échapper à la surveillance constante de son père. Un peu des deux, sans doute.

Le pavillon de chasse était une vieille bâtisse plantée au milieu d’une clairière, loin après le barrage et sa plage de galets plats, désormais si chers à mon cœur. C’était une maison à l’apparence pour le moins étrange, faite d’une énorme tour carrée qui devait dater de la même période que le château, à laquelle un architecte peu soucieux d’une quelconque esthétique avait postérieurement accolé une extension rectangulaire sans style, et beaucoup plus modeste. L’ensemble, couvert de tuiles et de vigne vierge, ne manquait pourtant ni de charme, ni même d’une certaine noblesse. Autrement dit, ça avait de la gueule.

Pour faire simple : la chasse, c’était au rez-de-chaussée : cuisine immense, salle à manger plus immense encore, au bout de laquelle trônait une cheminée dans laquelle on devait pouvoir faire brûler un arbre entier, la chaufferie, la réserve à bois, et un petit débarras qu’on devait traverser pour accéder aux sanitaires. Au premier étage un salon aux couleurs passées – que les dames devaient utiliser en attendant leurs maris – une cuisine de dimensions beaucoup plus modestes que celle du rez-de-chaussée et un office, deux chambres, une jolie salle de bains, dans laquelle trônait une gigantesque baignoire encastrée dans le sol, et des toilettes. Au dernier étage de la tour, cachée sous les hauteurs de la charpente de chêne, une gigantesque chambre avec, au centre, un escalier en colimaçon qui donnait accès à la mezzanine. Naturellement, tout ça était quasiment vide de meubles : il y avait une table et quatre chaises dans l’office, une autre table dans la cuisine, et un grand matelas dans l’une des chambres. Voilà pour le tour du propriétaire .

Contrairement à ce à quoi je m’attendais, tout était propre : pas un grain de poussière, pas une trace sur les carreaux. J’interrogeai Baptiste.

– Je viens de temps en temps dormir là, quand mes balades nocturnes m’éloignent trop de la maison, ou qu’il se met à pleuvoir. Du coup, j’entretiens un minimum. Et ce matin, j’y ai mis un gros coup.

– …

– Un gros coup de propre. Pervers !

Si maintenant on n’avait même plus le loisir de penser en paix…

– C’est un peu spartiate, quand même, question meubles !

– C’est parce que je ne m’attendais pas à ce que Monsieur ait une envie subite de découcher. Sinon, Monsieur peut me croire, j’aurais fait le nécessaire pour accueillir Monsieur dans de bien meilleures conditions.

Je me mis à rire.

– T’es con, des fois !

– Si tu veux, on pourra prendre des trucs dans la remise en allant chercher ton matelas.

– Non, pas besoin, c’est très bien comme ça.

– Soit. Mais il va quand même te falloir un matelas, bébé. Parce que si on se fait prendre à pieuter dans le même lit, ça risque de ne pas très bien se passer…

Ô rage ! Ô désespoir ! Ô logique ennemie ! Mais ô combien imparable : si quelqu’un nous découvrait tous les deux à poil sous la même couette, on risquait au minimum d’avoir droit à quelques questions… Malgré tout, je me refusai à l’évidence :

– Tu ne veux pas qu’on dorme ensemble ?

– Bien sûr que oui, je veux qu’on dorme ensemble. Mais je ne veux pas que quelqu’un le sache, nuance. On peut très bien avoir deux matelas, ça ne nous empêche pas de dormir sur le même !

– D’accord. Mais on met les matelas dans la même chambre.

– Bébé, c’est pas une bonne idée…

– Mais si ! On met un matelas de chaque côté de la chambre, tu verras, ça ira très bien. Après tout, tu es censé veiller sur moi. Autant que tu ne sois pas à l’autre bout de la maison en cas de problème. Non ?

Baptiste soupira :

– C’est quand même un rien tiré par les cheveux, ton explication : les deux chambres sont côte à côte… On n’est pas au château, ici !

– Certes, tu as raison. Mais si quelqu’un rentre, ça ira plus vite de changer de matelas que de changer de chambre. Sans compter que si ce « quelqu’un » est dans le salon, c’est mort…

– Alors toi, t’as vraiment réponse à tout, hein…

– Écoute, tu nous as magistralement organisé un superbe plan cul, laisse-moi au moins m’occuper des détails …

Allez, le revoilà gêné ! S’imaginait-il une seule seconde que je prenais mal le fait qu’il nous ait mis sur pieds quelques jours – en amoureux ? – isolés au milieu de nulle part ? Sans compter qu’il avait réussi à faire croire à Grand-Mère que c’était une idée à elle ! Décidément, il était trop sensible.

– Bon, puisque tu aimes bien qu’on se mette d’accord sur des trucs, j’aimerais moi aussi, qu’on se mette d’accord sur un truc ou deux.

– Comme quoi ?

– Je voudrais que tu arrêtes de culpabiliser, et que tu arrêtes de croire que je pense que tu es un pervers.

– Je suis un peu perdu, là.

– Euh, ouais… moi aussi. Bref, je ne pense pas une seconde que tu sois un mec vicieux ou bizarre, je ne pense pas une seule seconde que tu cherches à abuser de moi ou de la situation. Je suis un grand, maintenant.

– Oui. Mais moi je suis un adulte.

– Et grâce à toi, j’en deviens un moi aussi…

– …

– Baptiste, c’est moi qui te cours après depuis le début de l’été ! C’est moi qui t’ai mis la main dessus. Littéralement, en plus !

– Oui, mais…

– Mais rien du tout ! S’il y avait quoi que ce soit qui me dérangeait, je te jure que je te le dirais.

– Tu es certain ?

– C’est pile ce que je suis en train de faire.

– C’est pas faux…

– Écoute, je sais que c’est Psychose, dans ta tête, mais là, il faut que tu arrêtes, parce que tu vas te rendre malade, et moi aussi par la même occasion. Je n’ai pas envie de finir enroulé dans un rideau de douche…

– Ne sois pas bête ! J’avais… J’avais peur que tu prennes un peu de travers le coup du pavillon de chasse…

– Tu as l’intention de m’attacher à la charpente et d’abuser honteusement de moi pendant trois jours, jusqu’à ce qu’on soit totalement déshydratés à force de jouir ?

– Ben non, évidemment !

– Dommage, lâchai-je, goguenard.

Il mit quelques secondes avant de répondre.

– Tu sais, il y a des moments où tu es un peu… flippant !

– Si tu flippes, c’est parce que tu es stressé. Faut pas !

Tout ça était en train de prendre une tournure qui me déplaisait fortement. Je ne voulais pas que sa culpabilité vienne se mettre entre nous. Parce que c’est le plus court chemin vers l’abstinence. Et je ne voulais sous aucun prétexte prendre ce chemin-là.

Nous étions dans ce qui allait devenir, pour quelques nuits, notre chambre. Je le poussai contre le mur.

– Prends-moi dans tes bras, et embrasse-moi. S’il te plaît .

Sans un mot, il me serra contre lui. Je savais qu’il avait peur : je pouvais sentir la tension de ses muscles sous mes doigts. Est-ce qu’il craignait qu’on se fasse prendre ? Ou bien de me faire du mal, même involontairement, comme il me l’avait dit la veille ? Ou encore, était-ce moi qui n’avais absolument pas conscience du caractère pour le moins particulier de la situation ?

– Baptiste ?

– Oui ?

– Qu’est-ce qui ne va pas ?

– Ça va aller, rassure-toi.

– Si tu veux me rassurer, il va falloir que tu m’expliques…

– …

– Baptiste ?

– D’accord. Voilà… J’ai très envie de… J’ai très envie que toi et moi… Enfin, bref, je ne vais pas te faire un dessin.

– Pas besoin, non. Mais ? Parce qu’il y a un mais…

– Mais j’ai vingt-trois ans, toi quinze…

– Pas quinze. Seize. Bientôt .

– Si tu veux.

– C’est le cas.

Il hésita un instant, puis reprit :

– J’ai vingt-trois ans, tu n’as pas tout à fait seize ans ; je suis un adulte, tu es un ado ; je suis un homme, et toi aussi… Ça fait beaucoup à assumer ! Sans parler de ta grand-mère qui me fait confiance, et que je suis en train de poignarder dans le dos !

Alors là… Là, je venais de me prendre une bonne grosse baffe dans la tronche. Je ne savais pas trop quoi faire : je n’avais pas l’habitude de remonter le moral des adultes. Instinctivement, je tentai la méthode « Ludovic », maintes fois testée avec succès sur mes coups de déprime :

– Euh… On commence par le début ?

Il me sourit faiblement, un peu comme si c’était moi l’adulte et lui l’adolescent, et que c’était lui qui avait besoin de moi. Sa fragilité, qu’il ne cherchait pas à me dissimuler, me touchait bien plus que je ne l’aurais voulu. J’étais en train de m’attacher, bien au-delà de ce que j’avais prévu…

– Mon âge ?

– Et le mien…

– D’accord. On a sept ans d’écart.

– À nos âges, c’est beaucoup.

– C’est vrai. Mais tu ne te poses pas la bonne question.

– Comment ça ?

– On n’est pas partis pour un truc qui se termine par « ils vécurent heureux et ils eurent beaucoup d’enfants ». En tout cas, pas tous les deux ensemble.

– Et ça change quoi ?

– Mais ça change tout ! Oui, on a une relation tous les deux. Non, on n’est pas un couple. Et s’il y en a un de nous deux qui abuse de la situation, c’est moi, pas toi.

– Comment ça ?

– Tu l’as dit toi-même : je n’ai aucune envie d’arriver au lycée encore puceau. Ça risque déjà de ne pas être de la tarte d’assumer que je préfère les mecs, mais si en plus je suis puceau, je vais me faire casser la gueule dès le premier jour !

Je lui arrachai un autre sourire.

– Avec toi, je suis en confiance. Et en sécurité. Je sais que les choses vont bien se passer entre nous. Parce que j’ai confiance en toi.

– Tu ne dois pas faire confiance à quelqu’un, pas même à moi, juste parce que tu l’aimes.

– Décidément, tu n’as rien compris : je ne te fais pas confiance parce que je t’aime, je t’aime parce que je te fais confiance ! Et c’est ça qui rend tout ça si… si romantique .

Je vis de la désapprobation dans son regard.

– Bon, écoute, tant qu’on n’a pas fini cette conversation, toutes les règles sont suspendues, sinon on ne va jamais s’en sortir. D’accord ?

– Je ne suis pas certain…

– D’accord ?

Il hésita.

– OK, c’est d’accord.

– Donc, personnellement, je préfère me faire dépuceler par un mec auquel je tiens, qui est doux, tendre, qui s’y connaît un minimum, et à qui je peux tout dire, y compris « stop » en cas de besoin, que de me faire défoncer le cul par un ado maladroit et brutal qui a envie de sexe et qui se dit qu’enculer un mec ne fait pas de lui un « gay », et que c’est quand même mieux que la branlette. J’ai envie de faire l’amour, bordel, pas de tourner un film de boules !

Il ne disait pas un mot et restait là, à me fixer… Il prit une grande inspiration et se lança :

– T’es pas obligé d’être aussi précis dans tes explications : je vais faire des cauchemars, maintenant.

Ça ne m’amusait pas du tout. Il s’en rendit rapidement compte.

– Allez, ne te fâche pas. Je comprends ce que tu veux dire.

– Vrai ?

– Promis.

– Autre chose à dire sur notre différence d’âge ?

– Ben… elle est toujours là.

– Et ?

– Et je crois que je vais essayer de faire avec.

Je soupirai, mais je ne lui laissai pas le temps d’ajouter autre chose :

– D’accord. Grand-Mère.

– Quoi, « Grand-Mère » ?

– Là encore, c’est moi, qui profite de la situation, pas toi. Tu ne trahis absolument pas sa confiance. Moi, oui. Mais moi, j’ai le droit, parce que ça fait partie des trucs que les petits-enfants ont le droit de faire à leurs grands-parents quand ils sont adolescents.

– Pas sûr qu’elle voit ça de cette façon .

– On s’en fout : je ne compte pas aller lui poser la question.

– Ah.

– Tu voudrais lui demander ?

– Mais non…

– Bien.

On avançait, et je constatais que la « méthode Ludo », qui consistait à traiter chaque partie du problème indépendamment des autres, marchait plutôt pas mal. En gros, sa méthode fonctionnait de la manière suivante : si tu as un gros tas de briques à bouger, bouge une brique à la fois, et ne t’occupe pas du tas. De toute manière, le tas de brique s, il est trop gros pour que tu le bouges d’un seul coup.

J’étais content de voir que j’avais retenu la leçon, et que maintenant, j’allais pouvoir « faire mon Ludo » de temps en temps. J’allais devoir remercier mon ami, une fois encore !

Bon, il ne nous restait plus que le dernier point… le plus délicat. L’amour entre mecs…

– Le fait qu’on soit deux mecs, ça te chagrine vraiment ?

– Ben… oui, je crois. Un peu.

– Pourquoi ?

– Parce que si ça n’avait pas été toi, jamais je n’aurais laissé un mec me toucher. Et jamais je n’aurais eu autant envie de lui.

Un bon point pour lui : il avait envie de moi…

– Et du coup… T’as peur de devenir gay ?

– Non, non…

– De devenir bi ?

– Un peu, oui. Enfin, je n’ai pas vraiment peur, mais c’est pas une idée qui m’enchante.

– À mon avis, le risque est loin d’être aussi énorme que ce que tu penses.

– Pourquoi tu dis ça ?

– T’aurais dû voir ta tête le jour où tu m’as chopé avec la main dans ton short !

– T’aurais pas fait une drôle de tronche, si t’avais été à ma place ?

– Si j’avais été à ta place, moi, j’aurais fait semblant de rien, genre « je dors toujours », et je t’aurais laissé t’amuser.

– T’es sérieux ?

– Ouaip ! Et c’est ce qui me fait penser que tu ne coucheras jamais avec un autre mec que moi… Prends ça comme… une expérience ?

– Non, non, c’est pas une expérience. Je suis bien, avec toi.

– Mais tu ne serais pas bien… avec Cyril, par exemple.

– Non, il n’y a pas de risque.

– Donc, tu ne seras jamais bi.

– Je suis quoi, alors ?

– Juste un hétéro qui a une aventure avec un mec !

– C’est ce qu’on appelle un bi, non ?

– Tout de suite les grands mots ! C’est pas parce qu’une fois on te laisse tenir la barre d’un bateau que tu dois devenir capitaine au long cours !

– …

– Bon, la comparaison est foireuse. Mais c’est l’idée générale qui compte, non ?

– Admettons.

Il s’était détendu, et moi aussi.

– Ça va mieux ? Tu te détends un peu ?

– Juste un peu de stress, parce que je suis quand même responsable de toi.

– Ça va bien se passer, tu vas voir.

– Bah, au pire, je pourrais toujours te « reprendre en main »…

Il se mit à rire doucement. Décidément, j’avais vraiment du mal à me faire à la manière dont il fonctionnait ! Mais il allait un peu mieux, et c’était l’essentiel.

Il fallut retourner à la maison chercher des bougies : si le relais avait encore l’eau courante, il n’y avait plus d’électricité depuis un bon moment. Autrement dit, pour s’éclairer, c’était soit lampes de poche, soit bougies. Ou lampes à pétrole, mais on n’en avait trouvé nulle part. Nous avions donc opté pour les bougies, en décidant de garder les torches électriques en cas d’urgence. Et puis moi, je trouvais ça beaucoup plus romantique. Si vous ne me croyez pas, faites-vous un dîner aux chandelles, et essayez ensuite un dîner à la lampe torche… On passe directement de Coup de foudre à Notting Hill aux Visiteurs .

La fameuse question du matelas avait soulevé pas mal d’objections de part et d’autre. Nous n’étions finalement pas d’accord sur l’endroit où le second matelas ferait le moins tache. J’avais bien proposé, pour résoudre le problème , de ne pas ramener de matelas supplémentaire au relais, mais, bizarrement, Baptiste n’avait rien voulu savoir.

Au final, nous sommes tombés d’accord de manière un peu étrange : nous avons pris deux matelas. Un pour notre chambre, et un pour la chambre d’à côté. De cette manière, tout le monde était satisfait. Quant à trouver une explication à ces deux matelas… on verrait bien si quelqu’un posait la question.

Pendant que je montais du bois dans la cuisine – les raviolis froids, c’est seulement devant la télé et là, on n’avait pas de télé – Baptiste relança la grosse chaudière à bois.

– Tu vas mettre du chauffage ?

– Un peu, juste pour casser l’humidité. Et puis comme ça, on aura de l’eau chaude.

– Tu crois qu’elle marche encore, la chaudière ?

– Oh, que oui, elle marche ! Il faudra juste penser à la charger en bois avant d’aller dormir, histoire que l’eau soit encore chaude demain matin.

– Nickel !

Une fois le repas terminé, je fis rapidement la vaisselle pendant que Baptiste installait les lits. L’eau n’était pas encore brûlante, mais elle était déjà bien chaude. Il me vint une idée. Un bon bain bien chaud, à la lueur des chandelles – le jour commençait à baisser – voilà qui devait être particulièrement romantique.

Direction la salle de bains, en mission remplissage de la baignoire. Enfin, de la baignoire… On était plus proches, à mon avis, de la petite piscine que de la grande baignoire. C’était une sorte de grand bassin ovale, en marbre rose, comme le lavabo et les soubassements des murs. Encastré au centre de la pièce, on devait facilement pouvoir y tenir à cinq ou six personnes. Alors que je tendais la main vers le robinet, je vis, dans la baignoire en question, un énorme machin velu à huit pattes. Je peux vous assurer que je n’ai pas peur de grand-chose dans la vie, mais ça, c’était au-dessus de mes forces. Instinctivement, je me mis à hurler.

En moins de dix secondes, Baptiste m’avait rejoint. Alors qu’il me fixait, m’interrogeant du regard, je lui montrai, presque en tremblant, le monstre qui squattait la salle de bains. Il me sourit et lâcha, ironique :

– Ben si je veux faire de toi un homme, il y a encore du boulot !

– S’il te plaît… Je ne supporte pas ça !

– Je vais la mettre dehors.

– Il y en a d’autres, ici ?

– Non. Rose est la seule.

J’étais sidéré. L’information devait valoir son pesant de cacahuètes !

– Comment ça, « Rose » ?

– Ben quoi ? C’est son nom.

– Parce qu’elle a un nom, en plus ?

– Ben oui : elle se balade dans le coin depuis quelques semaines.

– Et tu l’as appelée… Rose ?

– Hé, ça va, hein, je venais de regarder Titanic.

– Et tu l’as appelée Rose ?

– Ben oui. Et ça n’a pas eu l’air de lui déplaire.

– Mais t’es complètement secoué !

Alors que je m’interrogeais sur la santé mentale de mon amant, qui donnait des petits noms intimes aux araignées qu’il croisait sur son chemin, il avait emmené « Rose » – qui, au passage, s’était montrée plutôt docile – de la baignoire à la fenêtre, et l’avait mise dehors. À voir sa tête, je me disais qu’il regrettait de ne pas lui avoir fait un petit bisou avant de refermer le volet…

– Tu veux bien te laver les mains, s’il te plaît ?

– Tu plaisantes ?

– Pas du tout.

Il soupira, et ouvrit le robinet du lavabo. Pendant qu’il se lavait les mains, il me regardait dans le miroir. J’aurais payé cher pour savoir à quoi il pensait précisément.

– Bon, j’ai une peur bleue des araignées. On ne va pas y passer la nuit, quand même !

– Que tu aies peur, d’accord. Mais tu ne crois pas que tu pousses un peu, là ?

– Oh que non ! Si j’étais cardiaque, tu serais en train d’appeler les pompes funèbres !

– Mais comment tu fais, quand tu te balades dehors ? On est en pleine nature, ici, au cas où tu ne t’en serais pas rendu compte.

– Quand je suis dehors, je n’y pense pas. Et quand je suis dedans…

Je le pris doucement dans mes bras, et je l’embrassai tendrement, histoire de faire diversion.

– Quand je suis dedans, il y a toi pour me sauver la vie…

– Flatteur !

– Ouais. Ça marche ?

– Plutôt pas trop mal, je dois dire. Tu voulais prendre une douche ?

– Nan. Je voulais qu’on prenne un bain.

– Tous les deux ?

– Ben, si je te dis « on »… Et vu que j’ai viré « Rose » de la salle de bains, il ne reste plus que nous deux, il me semble.

– Tu veux dire vu que tu m’as demandé à moi de virer Rose de la salle de bains…

– Soit. Vu que je t’ai demandé de virer Rose de la salle de bains, et que tu as eu l’incroyable délicatesse de t’exécuter, il ne reste plus que toi et moi.

– Il faut espérer.

Inutile de vous dire que je ne trouvai pas ça drôle. Mais alors, pas du tout.

– Bon, fais couler l’eau, pendant ce temps-là, je vais recharger la chaudière.

L’énorme radiateur en fonte de la salle de bains diffusait dans la pièce une douce chaleur sèche. Après avoir copieusement rincé la baignoire pour faire disparaître toute trace de la visite de « Rose », je mis l’eau chaude à couler. Vu la taille de la baignoire et le débit ridicule de la plomberie, pas besoin des vieux livres d’arithmétique de Grand-Père pour savoir que ça risquait de prendre un bon moment. Je décidai d’aller aider mon homme.

Dans la chaufferie, la porte du foyer de l’immense chaudière était ouverte sur une sorte d’enfer miniature, et crachait dans la pièce de la chaleur, un peu de fumée et beaucoup d’étincelles. Baptiste balançait par la trappe béante d’énormes morceaux de bois. J’étais fasciné par ce torse luisant dans les flammes.

J’étais devenu dépendant. Dépendant de ces jolis muscles qui en travaillant faisaient jouer la lumière sur sa peau nue. J’étais accro aux mecs musclés. Bon, ça n’était pas vraiment nouveau. Mais je crois que c’était la première fois que ça me frappait à ce point. Aujourd’hui, mon attirance pour les mecs devenait pour moi une évidence : j’étais tout chose.

Visiblement, il était arrivé au bout de sa tâche : il referma la chaudière, et, à mon grand regret, remit sa chemisette qu’il venait de récupérer sur le portemanteau.

– Je viendrai jeter un œil avant qu’on aille se coucher, voir s’il faut remettre quelques bûches pour la nuit.

– T’es beau, comme ça…

– Ouais… La transpiration, c’est pas très sexy.

– Ben, quand elle te fait briller dans le noir, si, je trouve.

– Pfff ! Tu es incorrigible ! Viens plutôt faire le tour de la maison avec moi.

Fenêtre après fenêtre, porte après porte, il vérifiait que tout était fermé de l’intérieur et verrouillé. On n’était plus dans un pavillon de chasse, on squattait Fort Knox !

– Ça évitera qu’un animal quelconque rentre pendant qu’on dort.

– T’as peur des renards ?

– Des renards, non. Mais je me méfie des renards à deux pattes.

– ??

– Mon père pourrait très bien passer et chercher à nous surprendre.

– Tu crois qu’il se doute de quelque chose ?

– Si tu t’imagines qu’il pense à ça ! Mais il pourrait venir, juste pour me prouver que je devrais prendre davantage de précautions, c’est tout. Et comme il a une trouille bleue de ta grand-mère, je suis à peu près certain qu’il va venir faire son tour pour s’assurer que la descendance de Monsieur est en sécurité. Au moins ce soir.

– Ah…

– Mais on s’en fout : tout est fermé, et on va prendre un bon bain !

– Oh merde, la baignoire !

– Ne t’en fais pas, il faut une bonne heure pour la remplir !

– Faut dire qu’on est assez éloignés du modèle standard. Tu as déjà vu une aussi grande baignoire, toi ? Dans un pavillon de chasse ?

Il se tourna vers moi et me lança un regard interrogateur :

– Tu n’es pas au courant ?

– Au courant de quoi ?

– Je vois. Il va falloir que je t’explique deux ou trois choses sur l’histoire de cette maison. Pour commencer, c’est ta grand-mère qui a fait fermer le pavillon.

– Ah bon ?

– Oui, m’sieur ! Quand elle a épousé ton grand-père.

– Et pourquoi ? Je sais qu’elle n’est pas fan de chasse, mais quand même !

– Je pense que ta grand-mère ne voulait pas tomber nez à nez avec le genre de gibier qu’on chassait ici. Pas plus qu’elle n’aurait admis que ton grand-père ne chasse ce genre de poule.

– Tu veux dire… C’était une garçonnière ?

– Gagné ! Le père de ton grand-père était un sacré coureur, et consommait essentiellement la bécasse sur canapé. Aussi, quand ton grand-père a demandé la main de ta grand-mère, celle-ci y a mis une condition. Et ton arrière-grand-père n’a pas eu d’autre choix que d’accepter.

– Une garçonnière !

– Eh oui !

– Décidément, cette baraque est faite pour le sexe, alors !

Baptiste me regarda un peu comme s’il me rencontrait pour la première fois. Il avait l’air navré.

– Mais bordel, tu ne penses qu’à ça !

– Normal, j’ai les hormones qui bouillonnent !

– Moi aussi, mais je sais me retenir.

– Tant pis pour toi, parce que moi, j’ai pas encore appris ! Allez, viens !

La salle de bains s’était transformée en hammam, et la baignoire se remplissait doucement. Je comprenais maintenant mieux pourquoi il y avait ici une baignoire de cette taille, alors qu’au château, il avait fallu attendre le milieu des années quatre-vingt pour avoir droit à une vraie salle de bains avec baignoire. Je poussai Baptiste dans le couloir.

– Viens !

Je le tirai jusqu’à la chambre.

– Toute la maison est verrouillée, tu es certain ?

– À cent pour cent, pourquoi ?

– Parfait.

Je virai mes sandales, et je m’approchai de lui en le fixant dans les yeux. J’avais beau ne jamais avoir fait l’amour avec un homme de ma vie, je savais très exactement ce que je voulais, ce que je devais faire… Mon instinct me guidait, plus sûrement que toutes les leçons du monde.

Je le poussai contre le mur, juste à côté de notre matelas, et me collai à lui. Tout en l’embrassant, je commençai à déboutonner lentement sa chemisette bleu ciel.

– N’oublie pas la baignoire, quand même !

– Tu as l’intention de prendre un bain tout habillé ?

– Non, pourquoi ?

– Alors, laisse-toi faire.

– J’ai transpiré, Bébé…

– Et ce n’est qu’un début.

Bouton après bouton, la lumière des chandelles me révélait un peu plus de cette peau que je ne me lassais ni d’admirer, ni de caresser. Lentement, avec gourmandise, je déposai de petits baisers sur chaque centimètre carré de ce corps magnifique qui s’offrait peu à peu à mon regard. Je prenais mon temps, savourant chaque nouveau bouton défait comme une conquête, un pas de plus vers la fin de cette innocence qui me semblait au fil des jours un peu plus pesante.

Son torse était chaud, et se soulevait au rythme puissant de sa respiration. Ses muscles étaient fermes sous sa peau si douce, légèrement salée sous mes baisers, ses muscles qui dessinaient une nouvelle carte de Tendre… De cette lente cartographie naissaient toutefois dans mon esprit des noms de villages qui auraient sans doute fait tousser madame de Scudéry…

Le dernier bouton défait, la dernière frontière passée, je glissai ma main dans sa chemise, et je la laissai rejoindre mes lèvres dans cette minutieuse découverte du corps de ce dieu grec qui était désormais mon amant. Je poursuivais mes baisers et, tandis que d’une main tendre je caressais le creux de ses reins, de l’autre je défaisais sa ceinture, puis le premier bouton de son short.

Pendant ce temps, il avait enlevé ma ceinture et glissé une main dans mon bermuda. Il caressait doucement mes fesses à travers mon boxer. Puis il remonta mon T-shirt, le fit glisser en m’obligeant à interrompre mon exploration, et l’envoya au petit bonheur dans la chambre. De mon côté, j’avais vaincu le dernier bouton de son short en jean, qui alla s’affaler à ses pieds. D’un geste négligent, il l’envoya rejoindre mon T-shirt. Je fis suivre le même chemin à sa chemise quelques instants plus tard.

Collés l’un à l’autre, comme soudés, nous nous embrassions à en avoir le souffle coupé. Son corps brûlant contre le mien, dans la touffeur de la chambre, déchaînait en moi des sensations que je n’avais encore jamais éprouvées. Sa queue gonflée de désir, collée contre la mienne, nos corps enlacés se mouvant dans une sorte de danse amoureuse, ses mains qui caressaient ma peau, son souffle dans mon cou. Il s’écarta légèrement, glissa l’une de ses mains dans mon boxer et agrippa doucement ma bite. De l’autre, il continuait de caresser mes fesses à travers le mince tissu qui les couvrait encore, dans un mouvement lent et tendre.

Le va-et-vient mesuré de sa main sur mon manche faisait monter en moi un désir sourd, comme un grondement venu du plus profond de mon être, une force que rien ne devait pouvoir arrêter.

Alors que je le caressais à travers son boxer noir, je me retrouvai le cul à l’air en quelques secondes, sans trop savoir comment. Je le libérai alors toalement de sa prison de tissu, et je poussai mon bel amant sur le lit. Il était là, sur le dos, rien que pour moi …

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