Chapitre 2. VAN HOOD – Partie 1

12 mins

Je sentais le brasier autour de moi, des flammes venant effleurer ma peau. L’épaisse fumée qui m’encerclait, contournait une silhouette inconnue. Probablement celle d’un homme. Je distinguais à peine ses épaules carrées, ses bras secs, ses jambes musclées. Il était un peu plus grand que moi et son visage m’était invisible. Je m’avançais vers cette ombre qui me faisait dos. La chaleur, qui se dégageait de l’incendie, s’intensifiait à chacun de mes pas. Mon coeur battait de plus en plus vite. Ma respiration devenait difficile, à tel point que j’en avais le souffle court. J’étais à quelques centimètres de lui maintenant, des perles de sueur glissant tout le long de mon corps, accrochant à ma peau cette robe blanche qui s’arrêtait juste au-dessus de mes genoux. Lui, dans ce costume noir restait stoïque. Tel une statue tournée vers un horizon habitée par les ténèbres. Instinctivement ma main tremblante se dirigea vers son épaule. Au moment même où ma paume s’apprêtait à se poser sur la tranche raide de son trapèze, je fus emportée dans un tourbillon opaque et glacial. Le feu dans lequel je m’étais retrouvée quelques instants plus tôt avait disparu. Tout était devenu sombre et froid. Mon corps nu baignait dans une flaque d’eau stagnante, allongé sur le béton frais et rugueux. Enfermée entre quatre murs, respirant cet air humide et lourd. Je me relevais maladroitement, avant de me heurter à la surface lisse et crasseuse de ce mur glissant. Au fond de cette étroite pièce, une porte s’ouvrit brutalement. Mon père était planté sur le seuil, portant un costume sombre qui jurait avec la lumière blanche éclatant tout autour de lui. Ses yeux rougis par les pleurs m’observaient avec colère. Ma mère se tenait derrière lui, dans une robe noire, un mouchoir blanc en tissu à la main, abattue par la tristesse, tenant à peine sur ses jambes. Elle avait trouvé refuge dans les bras de mon frère dont les traits étaient marqués par ce sentiment de dégoût. Soudainement, je fus submergée par cette vague où se mêlaient tristesse et culpabilité. 

– Je suis désolée papa. Lo siento…perdona me*…s’il te plait… 

– Tu me déçois… si profondément… jamais… plus jamais… tu entends… tu ne détruiras cette famille. Adios Hija, ajouta-t-il avant de claquer violemment cette porte en bois, me renvoyant à cet enfer qui était désormais le mien. 

   Mes yeux s’ouvrirent brusquement sur le plafond blanc, semblable à un écran blanc sur lequel se projetaient les premières lueurs du jour. Les rideaux de velours suspendus à leur tringle en bois tentaient tant bien que mal de maintenir l’obscurité dans cette chambre. Un bras chaud et musclé vint s’enrouler autour de mes hanches, me rapprochant d’un corps que je ne connaissais que trop bien. 

–  Ce n’est qu’un mauvais rêve… murmura Charlie, encore endormi, dans le creux de mon oreille. 

   Figée sous mes draps humides, le corps encore transpirant, je laissais mon esprit vagabonder dans ses pensées. C’était la même rengaine depuis une semaine. Le même cauchemar. Le même réveil. Sept jours étaient passés depuis que mon père m’avait annoncé son arrivée dans une réalité qu’il ignorait depuis quinze ans. Charlie avait raison. Ce n’était qu’un mauvais rêve. Pourtant je revoyais nettement son regard froid, ampli de dégoût, de déception et de tristesse. J’entendais encore les larmes de ma mère. Je sentais encore les flammes autour de moi, et cette ombre qui me tournait le dos. J’ignorais ce que tout cela signifiait, mais je la sentais virevolter en moi, jouant habilement avec mes nerfs, menaçant de détruire ce que j’avais mis trois années à construire. La vraie Kaylah. Celle qui ne pouvait s’empêcher d’aller à l’encontre des normes établies. Cette rebelle qui se moquait des codes ou de ce que l’on pensait d’elle. J’avais beau essayer de la contenir de toutes mes forces, elle continuait de me hanter. Cette manipulatrice, guidée par ses plus vils instincts, venait me souffler au visage l’exquis parfum de la liberté. 

  La sonnerie stridente du réveil finit par mettre un terme à toutes ces tergiversations. Machinalement, je l’éteignis avant de me tourner vers Charlie qui dans un grognement se retourna, essayant de retrouver le sommeil. Dans la pénombre je distinguais sans mal ses boucles blondes couchées sur l’oreiller, se mariant parfaitement avec son teint pâle. La lueur blafarde du jour dévoilait les courbes de sa silhouette musclée emmêlée dans les draps d’ivoires qui recouvraient notre lit. Je me rapprochai doucement de lui, pour voir son visage tourné vers ce faisceau lumineux que les rideaux laissaient s’échapper. Je regardais ses traits fins, ce nez aquilin, ses lèvres charnues étendues en un sourire serein. Je n’avais aucun mal à imaginer, derrière ses paupières closes et ses long cils clairs, ses yeux bleus azur. J’embrassai tendrement ses joues creuses et lisses, rasées de près avant de m’extirper du lit. Je saisis mon kimono en soie d’un bleu sombre qui était suspendu à la patère derrière la porte de la chambre. Je traversai, ensuite, le couloir jusqu’à la salle de bain qui me faisait face. 

  C’était une pièce relativement grande comprenant une baignoire sur pieds ainsi qu’une douche à l’italienne où avait été minutieusement posée une mosaïque aux nuances sombres, derrière une grande parois de verre. Sur un des murs se trouvait une immense baie vitrée sur laquelle reposait un écran blanc qui dévoilait le paysage que l’on souhaitait. J’optai pour une immense plage de sable blanc avec pour unique horizon une mer turquoise, dont les vagues limpides s’échouaient lentement sur la grève. Au plafond, les spots diffusaient une lumière tamisée qui se mariait parfaitement avec le carrelage mural rose pâle. Je me dirigeai vers le grand miroir, séparé en deux par une ligne lumineuse, juste au-dessus du meuble en bois de manguier surmonté par une plaque de marbre gris dans laquelle étaient ancrées deux vasques immaculées. Le reflet de mon visage fit démarrer le logiciel programmé à l’intérieur du miroir qui pointa les signes de fatigue apparents ou encore les éventuelles éruptions cutanées auxquelles j’étais victime, en les encerclant virtuellement. « Quelques cernes, toutefois vous êtes resplendissante aujourd’hui, mademoiselle Guajira.» s’exclama le ténor robotique. « Merci Taiwin », répondis-je tout en faisant glisser du bout de mes doigts vers la gauche toutes ces statistiques, mettant le système en état de veille.  

  Pendant un instant, mon regard s’attacha à cette image vierge de toute technologie que me renvoyait le miroir. J’observais l’ondulation dense de cette chevelure châtain clair aux reflets mielleux qui s’entremêlaient autour de mon visage, s’accordant avec mon teint hâlé hérité de mes origines hispaniques. Je devais également à ma grand-mère maternelle, les iris vertes émeraude encerclant ces pupilles sombres qui jaillissaient dans le creux de mes yeux en amandes. Mon front, ainsi que mes fossettes et mon sourire étaient semblables à celui de mon père, tandis que la bouche ronde et charnue marquait ma ressemblance avec ma mère. Mon défunt grand-père paternel, m’avait transmis son nez court et rond. Ma mère aimait dire que j’étais le parfait mélange de nos deux familles, quant à mon père il clâmait fièrement que j’étais la plus belle fille du Massachusetts.. 

  J’enlevai mon kimono avant de me glisser dans la douche. J’actionnai l’eau chaude qui glissa sur mes cheveux avant de mordre ma peau. Je me lavai rapidement avant d’envelopper ma tignasse humide, puis mon corps dans une épaisse serviette blanche. Je passai devant le miroir, percevant ma peau rougie, ainsi que la lueur vive de mon regard. Je quittai ensuite les lieux pour rejoindre le dressing qui se situait à côté de notre chambre. C’était une grande pièce, avec deux placards qui se faisaient face, l’un appartenant à Charlie, l’autre étant le mien. Au fond de la pièce rectangulaire, un grand miroir était encadré d’une lumière blanche. J’accrochai autour de mon buste un soutien gorge noir avant de mettre le bas assorti, puis laissai tomber ma serviette sur le fauteuil molletonné en velours couleur prune, installé dans un coin près du miroir. Je saisis une paire de collants que je fis glisser le long de mes jambes avant d’enfiler une jupe crayon noir que j’accordais avec un débardeur noir aux larges bretelles. Je rajoutais, par-dessus, un pull asymétrique aux mailles larges de couleur crème. Satisfaite du résultat, je retournais rapidement dans la salle de bain afin de ranger ma serviette et d’ôter celle qui protégeait mes cheveux. Je tentai ensuite de dompter ma tignasse à l’aide d’un sèche cheveux avant de renoncer. Je rassemblai quelques mèches qui trainaient devant mon visage, à l’aide d’une pince que je positionnais derrière ma tête. Je maquillai rapidement mon visage à l’aide d’un eye-liner, d’un mascara et d’une légère couche de fond de teint pour masquer les traces d’une fatigue manifeste. 

Dans la précipitation je traversai l’immense salon au parquet ancien jurant avec le grand canapé d’angle blanc. Un peu plus loin se trouvait une grande table capable d’accueillir une dizaine de personnes et dans un coin le piano à queue noir que m’avait offert Charlie pour mon anniversaire. Un comptoir en brique ocre soutenant une planche sombre marquait la séparation avec la cuisine. C’est là que je trouvais Charlie en train de préparer un petit déjeuner, torse nu avec un simple pantalon de pyjama en soie assez ample descendant sur ses hanches. Ses cheveux étaient complètement décoiffés, son visage encore un peu bouffi, ses yeux bleus se posant amoureusement sur moi. Je le rejoignais afin d’assister à la préparation de mon Thermos de café. 

– Est-ce que je t’ai déjà dit que tu étais magnifique ? me lança-t-il un sourire au coin des lèvres. 

– Tous les jours, dis-je en souriant, enveloppant sa taille de mes bras. 

– J’avais peur de ne jamais te l’avoir dit, chuchota-t-il avant de poser ses lèvres sur les miennes réveillant cette raison qui resserra ses chaînes autour de celle qui continuait de se débattre dans les tréfonds de mon être. 

  Charlie était la seule personne qui parvenait à m’assagir. Sa seule présence pouvait calmer toutes mes ardeurs. Il était l’épaule sur laquelle j’aimais me reposer. Lorsqu’il me prenait dans ses bras, j’étais comme envoûtée, plus calme. Ses lèvres douces et tièdes pouvaient réduire à néant toutes mes peurs et anéantir toutes les tentations qui me tourmentaient. Charlie était ma kryptonite. Il était la garantie d’un avenir serein. En étant à ses côtés, je m’offrais la paix et donnais la possibilité à ma famille de dormir paisiblement.  

Après cet échange de tendresse, il finit par se reculer, terminant ce qu’il avait commencé. 

– Je n’aimerais pas te mettre en retard, assura-t-il en me tendant mon Thermos. 

– Pourquoi t’es-tu levé si tôt ? lui demandai-je en jetant un bref coup d’oeil à l’horloge de la cuisine tout en emportant ce qu’il m’avait donné. 

– Pour pouvoir te dire au revoir, répondit-il pendant que je rassemblais mes affaires. 

– Pourquoi ? répliquai-je en m’arrêtant net dans ma course, lui adressant mon regard le plus méfiant.

– Mon père m’envoie à Washington, pour deux jours, tu ne te souviens pas ? 

– Ah oui, c’est vrai ! Papa Van Hood ne peut pas y aller tout seul, grommelai-je en fourrant mes dernières affaires dans mon sac.  

– Kay…c’est un passage obligé pour me présenter aux actionnaires, et faire de moi le nouveau PDG de VANHOOD Industries, assura-t-il dans un profond soupir. 

– Cela fait presque trois ans que tu devrais en être à la tête. Et regarde ? Tu es toujours le petit chien de ton père !

– Ce n’est pas aussi simple. C’est un processus long et délicat qui nécessite un véritable investissement, riposta-t-il agacé, n’appréciant guère que je critique son père. 

– Tu parles ! Ton père n’est tout simplement pas prêt à lâcher sa mine d’or, mais encore faudrait-il que tu ne l’envisages, marmonnai-je en jetant la bandoulière en cuir sur mon épaule. 

– Kaylah ! 

– Ça fait trois ans, Charlie, soupirai-je à quelques pas de la sortie. Trois années qu’il te trimballe à droite à gauche. Il a annoncé au monde entier qu’il te confiait désormais les rennes de VANHOOD Industries, mais rien ne se passe. Alors je pense être en droit de me poser des questions. 

– Je sais.

– Tu m’as demandé en mariage il y a trois mois devant toute ma famille, devant la tienne et nous n’avons toujours pas de date, et je n’ai pas envie de passer mes journées à t’attendre, sous prétexte que ton père a besoin de toi ci-et-là.  

– Dans six mois, tout cela sera fini, je te le promets, souffla-t-il posant ses mains sur mes épaules, plongeant son regard glacé dans le mien. 

– D’accord… Il faut que je file, je vais être en retard, dis-je en me précipitant vers la porte d’entrée, après avoir enfilé mes bottines en cuir noir. 

 – Et n’oublie pas le dîner avec les investisseurs, dans deux jours. 

– On se retrouvera là-bas, lançai-je en m’apprêtant à quitter les lieux. 

– Je t’aime, lâcha-t-il tandis que je venais de passer le seuil, refermant la porte derrière moi. 

   J’aurais pu lui répondre mais je n’en ressentis pas l’envie. En vérité, cela faisait deux mois que j’avais l’impression de lui mentir en lui avouant des sentiments dont je doutais de la sincérité. Aujourd’hui ce simple mot m’écorchait la bouche alors que je lui avais répété maintes et maintes fois sans que cela ne pose problème. J’empruntai le long couloir aux murs recouverts d’un papier peint beige orné de faux chandeliers, jurant avec la moquette rouge sang. Je pris l’ascenseur, jusqu’au parking souterrain, où était garée ma voiture.

” -Mademoiselle Guajira, bonjour, souhaitez-vous activer le pilotage automatique du véhicule? me lança la voix robotique du logiciel intégré dans le véhicule. . 

– Si tu prends le chemin le plus court pour aller au Boston Globe, je veux bien. 

– Je vais faire ce que je peux, Mademoiselle Guajira “dit-elle en démarrant le moteur, pendant que j’ouvris mon ordinateur portable. 

  Je consultai rapidement mes emails. Rien de nouveau, si ce n’est un email provenant de ma mère qui m’informait de sa dernière visite au parloir tout en me suggérant de retourner voir mon père qui se morfondait entre ses quatre murs. Elle ne put s’empêcher également de rajouter à quel point elle était fière de moi, ce qui en réalité signifiait qu’elle me remerciait de ne pas avoir fait d’esclandre susceptible de ruiner sa réputation. Elle me fit part de ses inquiétudes concernant l’absence d’Elias qui ne donnait plus signe de vie depuis plusieurs semaines déjà, et termina par ses sempiternelles questions concernant mon mariage. Je répondis rapidement qu’aux dernières nouvelles Elias était en Amérique latine, et que nous n’avions pas encore fixé de date pour le mariage. 

Je consultais ensuite mon agenda. J’avais une réunion éditoriale à 8h30 et en regardant l’heure ainsi que l’état trafic qui s’affichait sur le tableau de bord, j’allais probablement être en retard. Je profitais du temps qu’il me restait pour boucler mon dernier article sur les traumatismes de la guerre, et l’envoyai sur la boite email de Joseph Edwing, le rédacteur en chef. Ma voiture se gara sur le parking à 8h32 et je mis cinq minutes avant d’entrer dans la salle de réunion, où tous les journalistes étaient présents, prêts à recevoir les directives à suivre pendant les prochaines semaines. Edwing détestait les retards mais je lui avais appris à les accepter contre son gré. 

– Excusez-moi, excusez-moi, dis-je en entrant discrètement sous les regards meurtriers de mes collègues, avant de m’installer à côté d’Emilie. 

– Je t’en prie Kaylah prends place, maugréa Joseph agacé avant de se raviser devant ma moue la plus désolée.  

– Qu’est-ce que j’ai manqué ? chuchotai-je à Emilie, pendant que Joseph faisait le point avec les journalistes sportifs.

– Rien. Juste l’annonce qu’Isabella nous quitte pour son congé maternité. 

– Toutes mes félicitations, articulai-je à la principale intéressée qui me répondit par un sourire hypocrite. 

– Bon débarras, murmurai-je poussant ma collègue à étouffer un rire qui n’échappa pas au regard affûté de notre chef. 

– Quelque chose à ajouter mademoiselle Kenagan ? lança Joseph qui nous avait surprises. 

– Rien. Je suis juste ravie de voir que la victoire des Celtics a pu rassasier l’égo machiste de mes compatriotes masculins, répondit Emilie avec une pointe d’ironie, ce qui me fit pouffer tandis que les mâles vociféraient quelques remarques misogynes.  

– Je vois que cela vous fait rire Guajira mais j’attends toujours votre article sur les Vétérans de la guerre. 

– Il vous a été envoyé sur votre boite email, il y a très exactement dix minutes, lançai-je fièrement, après avoir consulté ma montre. 

– Bien, bougonna-t-il avant de poursuivre. 

   Joseph Edwing était l’archétype du rédacteur en chef d’un grand journal américain. C’était un homme à la peau foncée d’une cinquantaine d’années, légèrement dégarni, avec le physique un peu ingrat d’une ancienne star de football américain qui aurait troqué son ballon contre une demi douzaine de bières. Il était toujours vêtu d’une chemise et de bretelles qui retenaient son pantalon. Réputé pour son intransigeance et son exigence, c’était un homme respecté dans la profession. Un homme qu’il était difficile de tromper et même corrompre. Beaucoup avaient essayé, notamment dans les hautes sphères, mais tous avaient lamentablement échoué. Il s’était juré de révéler la vérité quoique cela puisse lui coûter et cela valait tous les honneurs. 

–  Bon, comme vous le savez le départ d’Isabella pose problème, même si nous sommes très heureux pour elle. Cela fait six mois qu’elle couvre notre dossier d’investigation sur l’entreprise VANHOOD Industries avec Jack et Simon. Seulement, malgré leurs talents et leurs sérieux, ils ne pourront pas couvrir seuls l’étendue du dossier. C’est pourquoi j’ai demandé à Isabella de choisir elle-même son remplaçant, annonça-t-il avec cet air grave. 

  Autour de moi, je sentis tous ces corps se redresser sur leurs chaises, attendant avec impatience que celle-ci prononce leurs noms. Pour ma part, je tentais de tromper l’ennui en dessinant dans un coin de feuille les petites têtes censées les représenter. 

Isabella était selon, le jargon phallocentrique, une belle plante. C’était une femme à la carrure élancée, aux formes généreuses avec d’épais cheveux blonds seyant parfaitement à son teint blafard faisant ressortir ses grands yeux bleus qui donnaient un air de jouvencelle innocente. Elle se leva en arborant fièrement un ventre arrondi sous une robe noire. Elle se dressa face à tous les charognards parés à se jeter à sa gorge pour obtenir le fameux sésame, gage d’un prix Pulitzer à la fin de l’année. Je soupirai face à cette mascarade pitoyable, retournant à mes vaines occupations, dans l’espoir que ce simulacre prenne fin rapidement. 

– Merci Joseph. Pendant six mois, je me suis vraiment donnée corps et âmes à ce projet qui compte beaucoup pour moi. C’est un dossier qui implique des sacrifices mais aussi des risques qui ne peuvent pas être négligés. Nous n’enquêtons pas sur le dealer du coin mais sur l’homme le plus influent des Etats-Unis après le président. Cet homme qui pèse lourd sur le marché économique depuis la guerre et les révélations que vous serez susceptibles de faire dans ces prochaines semaines peuvent au mieux mettre un terme à votre carrière au Boston Globe ou au pire marquer la fin de votre vie. Je me devais donc de choisir, une personne douée, sérieuse, qui aurait les épaules pour assumer le poids de cette investigation. Il me fallait sélectionner parmi vous une personne qui ne craindrait pas les représailles, qui ne chercherait pas la reconnaissance, ni la célébrité, mais simplement la vérité. C’est pour cela que j’ai décidé de confier ma part sur ce dossier à Kaylah Guajira. 

Un violent courant électrique traversa mon corps dans son entier jusqu’à en faire frissonner ma peau. La surprise était totale. Je me redressai, n’étant pas certaine de bien avoir entendu. Les regards furieux braqués sur moi me confortaient dans le fait que tout cela était bien réel. Joseph aussi avait du mal à contenir sa stupéfaction. Il y avait pourtant l’embarras du choix parmi la ribambelle de journalistes qui se tenaient devant moi. Beaucoup avaient la maturité et l’expérience de pouvoir mener ce genre d’investigation. Pour ma part, je n’étais qu’une simple journaliste qui avait franchi les portes de ces locaux il y a trois ans. Je n’avais pas mené beaucoup d’enquêtes. Mon plus gros dossier était celui pour lequel j’avais recueilli durant une année entière les divers témoignages de ces soldats revenus du front, il y a trois ans. Tout cela pendant que d’autres avaient participé ou mené des investigations dans les plus hauts rangs de l’Etat. Alors pourquoi moi ? Pourquoi m’avoir choisie ? Je n’avais aucun atome crochu avec Isabella, donc ce n’était pas par favoritisme. Peut-être misait-elle tout sur la chance du débutant ? Ou en souvenir de ma première interview ? Celle qui m’avait octroyé une place dans ses bureaux. Peut-être connaissait-elle les rapports tendus que j’entretenais avec mon beau-père ?

Je ne voyais pas comment, dans la mesure où je restais discrète sur ma vie privée. Toutes ces questions se bousculaient dans ma tête, tandis que tous attendaient une réaction de ma part.  

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