« Mais ils ne font guère mieux ceux d’aujourd’hui qui, avant de commettre leurs crimes les plus graves, les font toujours précéder de quelques jolis discours sur le bien public et le soulagement des malheureux »
– La Boétie 1574 –
« Allez, magne-toi !
– J’ai presque fini.
Dix secondes passent.
– Grouille j’te dis !
– C’est bon je l’ai !
-Bien ! Cassons-nous maintenant. »
Ces nouveaux radars étaient équipés de très bons panneaux solaires. La plupart des escapades nocturnes consistaient à en ramener un ou deux, tous les soirs, pour alimenter les stocks du camp. C’est Olga qui avait eu l’idée au début, d’en distribuer aux copains qui vivaient dans leurs camions, d’en envoyer aux camps de Réfugiées ou au Maquis. Puis au fil du temps, la misère ayant fait son œuvre, les expéditions se faisant toujours plus risquées, c’était devenu un moyen d’échange, une monnaie qu’on partait piller au péril de nos libertés durement conservées.
Ce soir, Olga était nerveuse. Elle ruminait ses cauchemars de la veille et n’arrivait plus à faire le point. Sa sœur, Delta, avait été emprisonnée deux semaines auparavant, interpelée en pleine séance de grafitis et jugée puis condamnée à même le trottoir. Ainsi se pratiquait la justice des Fylakas. Les « Anges Gardiens » comme ils disaient à la télé.Maintenant, Delta purgeait une peine de cinq années dans un Centre de Réhabilitation Socio-Sanitaire.
« Fylakas kalkulu la tagojn, Ni kredas je kaoso »
Son message ne pouvait qu’être mal pris par les Brigadiers, qui mettaient un point d’honneur à nous faire sortir du circuit pour le moindre pas de côté. Potentiellement, tout le monde était sur la sellette. Tout le temps. Mais nous, les Karboj, pour qui l’Etat n’avait guère de sympathie, devions faire preuve d’une exemplarité et d’un savoir-vivre rigoureux si nous voulions passer entre les mailles du filet.
Mimiko unudirekta.
“Le mimétisme est à sens unique.” Cette phrase était apparue dans les villes, dès l’hiver 2020. Elle fleurissait sur les murets et les portails, proliférait sur la moindre palissade de chantier, et s’était finalement immiscée dans les esprits. Lourde de sens, nous l’avions choisie informellement comme un credo, un fil conducteur, une « doctrine douce », comme disait Olga. Au-delà des façades sombres des vies urbanisées, et loin des aigreurs grimaçantes des âmes serviles, nous avions cherché à nous défaire de ce qui avait eu un sens, pendant une fraction d’instant, dans nos vies. Nous combattions farouchement cette idée que tout avait été infecté par la morbidité, et qui voulait que nous fussions chacune et chacun vouées à servir frénétiquement une cause stérile, dénuée de tout sens vital. Mimiko unudirekta. Nous prétendions partager l’hallucination collective d’une société corrompue par son anémie spirituelle. Nous feignions d’assister au spectacle d’une civilisation qui s’effondrait sur ses fondations poreuses. Nous enrobions notre fervente soif de liberté du voile de la servitude populaire bien-pensante. Nous les Karboj, n’avions aucune autre aspiration que la liberté, en ce qu’elle avait de plus sincère, de plus pur, et étions préparées pour y parvenir à revêtir le haillon commun des vivants.
Le vent avait forci, il pleuvait. Les palmes s’agitaient au-dessus de nos esprits, focalisés sur le chemin du retour, à l’affût. Notre camp s’établissait à une poignée de kilomètres au Nord de Malgojo, une petite ville d’Europe qui présentait l’avantage d’être entourée de forêts et de nombreux points d’eau. Dans une heure, nous serions rentrées. Nos vélos électriques offraient suffisamment d’autonomie pour effectuer l’aller-retour à Malgojo et, débridés par mes soins, ils allaient en fait assez vite… il fallait réaliser une trajectoire rectiligne, couper à travers champs et chemins pour être assurées de ne pas finir le trajet à plat, le dos chargé de notre butin.
« Oh merde t’as vu ça ? »
Du bleu. Au moins trois gyrophares. Stationnés à l’angle de la rue. La pluie et le vent s’étaient intensifiées, elles couvraient nos déplacements et le sifflement des batteries au gel. La présence des Fylakas en périphérie était habituelle mais ne signifiait jamais rien de bon. Nous les Karboj, avions appris à ne plus les craindre et à nous absoudre de leur autorité. Nous étions devenues les invisibles de ce monde, au prix de nos identités. Nous assistions au contrôle de deux frangins, qui semblaient avoir été surpris par les Brigades à jouer au foot à une heure interdite, bien après le couvre-feu en vigueur depuis Mars 2020. Ils allaient être embarqués, c’était sûr. Les Centres de Réhabilitation Socio-Sanitaires étaient typiquement conçus pour rééduquer les banlieues, leur apprendre à ne pas franchir la ligne. Les CRSS étaient désormais l’outil de premier choix du totalitarisme marchand pour la répression du peuple.
De là où nous étions postées, nous pouvions observer la scène, dents serrées mais toujours hors de vue. Je détournai mon regard un instant pour observer Olga, qui avait déjà la main crispée sur sa charge de RedFlare, l’oeil brillant d’indignation. Une simple détonation suffirait à offrir aux deux jeunes une diversion suffisante pour détaler dans la rue adjacente, et peut-être échapper à leur sort. Ils avaient l’air si jeunes, seize ans, dix-huit tout au plus. Je tentai de dissuader Olga d’un revers de coude. Les Fylakas semblaient s’agiter. L’un deux éleva la voix sur le plus jeune des deux interpelés, qui ne manqua pas de répliquer « Kisu mian pugon malpura policisto ! ». L’Ange Gardien porta la main à sa ceinture et abattit froidement le jeune garçon, d’une balle dans la tête. D’un regard entendu du Brigadier, ils remontèrent silencieusement dans les véhicules et partirent chacun dans une direction opposée, sirènes et gyros éteints.
Le deuxième compère n’avait pas bougé depuis que son camarade s’était étalé par terre. Il le fixait, le visage moucheté de son sang. Le garçon ne nous avait même pas entendues arriver derrière lui et, au moment où Olga posa la main sur son épaule, il tressaillit, fit un volte-face nerveux, le regard distordu par la terreur et une profonde tristesse, puis s’effondra dans les bras d’Olga, inconscient. Les Fylakas avaient rendu leur délibéré ce soir-là. Ils avaient décidé d’ajouter un portrait au Mur des Lamentations de Malgojo.
Ce mur n’existait pas, les seuls rituels collectifs autorisés pour pleurer nos morts étaient des applications, des espaces virtuels dédiés au partage des mémoires de nos défunts. Un mémorial hébergé par Amazon et Google, au même titre que tout ce qui avait pu être un jour public et libre de droit était aujourd’hui régi par des groupes privés ultraglobalisés. Les distinctions sociales restaient cependant fondées sur l’utilité commune, et tout le monde était désormais en sécurité.
La route pour le camp fut plus difficile ce soir-là, probablement à cause de la fatigue qu’apporte la Mort lorsqu’elle intervient sous nos yeux. Notre arrivée tardive fut accueillie par des éclats de voix soulagées et la chaleur humaine des Karboj. En un clin d’oeil, nous fûmes délestées de nos panneaux photovoltaïques prélevés sur les yeux d’une machine infernale que nous écorchions toutes les nuits.
« La vento reprenas, vi devas provi vivi .» A suivre…