Depuis plusieurs mois je m’ennuie, n’ai plus envie de rien, n’éprouve aucune satisfaction. Me rendre au bureau est un supplice. Je bénis le télétravail qui me permet de rester à la maison et m’éloigne de toutes ces petites compromissions professionnelles qui me consument. Je n’ai plus aucune ambition, plus aucun projet, si ce n’est celui de gagner au loto. Etonnamment je me suis remis à jouer à l’Euromillions, je ne sais pas pourquoi, c’est comme aller pisser, je le fais, mon corps me dirige. Je ne suis pourtant ni isolé, ni déprimé. J’ai des amis, des femmes que je fréquente, un psychologue, un coach personnel, des sœurs et une flopée de neveux et nièces que je ne vois par chance jamais. Un mec normal, qui présente bien, cultivé, propre sur lui et poli avec les vieilles dames.
C’est arrivé un soir, l’événement déclencheur. Alors que je remontais tranquillement le boulevard du Pont d’Arve, je me fais bousculer par un type en trottinette. Chemise blanche près du corps, pantalon serré, gris, mocassins noirs, cheveux blonds rasés sur les côtés, le gendre idéal, certainement employé au Crédit Suisse ou courtier d’assurances. Au lieu de s’excuser, ce dernier me regarde avec mépris et m’insulte. Mon poing, hors de mon contrôle, le frappe violemment en pleine face. Le faquin tombe à la renverse et fracasse la porte d’entrée d’un immeuble. Son visage est en sang, sa chemise déchirée. Une femme hystérique crie et appelle la police. Un homme, témoin de la scène, l’en dissuade, lui dit que je suis dans mon bon droit. Je remercie le bon monsieur et reprend mon chemin sans un regard pour ma victime geignante et sanguinolente.
La montée d’adrénaline me procure un plaisir immense. J’aurais aimé arracher la tête du gandin, le démembrer, le piétiner, donner son foie aux chiens. Ma dernière bagarre doit remonter à mes années d’internat. Jamais plus je n’avais ressenti une telle excitation, une énergie si intense. Le bromure distillé par ma vie de salarié dévoué m’a castré.
Mon corps change, je le sens, le processus est lent mais constant. Je m’épaissis, mes muscles deviennent saillants, mes épaules s’élargissent, mes pectoraux prennent du volume, mes jambes se renforcent. Je ressens le besoin de courir, de me dépenser physiquement. Ma libido explose, la puissance de mes coups de boutoir épuise la plupart de mes maitresses. Nombreuses sont celles qui craignent que je les abime et seules les plus dévoyées acceptent encore de rejoindre ma couche.
Je dois me raser tous les jours, mon dos et mon torse se recouvrent de poils, ma calvitie disparait. La forme de mon visage change. Mes arcades sourcilières deviennent proéminentes, mes yeux semblent se rétrécir, mon nez s’épate, ma mâchoire se développe, mes incisives grandissent.
Malgré mes efforts pour rester présentable, je sens que le regard des gens change. Ils détournent les yeux lorsque je les observe, prennent leur distance lorsqu’ils me croisent.
Je dois me résoudre à porter des lunettes de soleil pour atténuer la bestialité de mes traits.
Juan-luis Gonzalez de Ledesma, mon généraliste, ancien chef urgentiste aux Hôpitaux Universitaires de Genève, petit-cousin du fondateur de la phalange espagnole, me trouve en pleine forme, mes paramètres vitaux et physiologiques n’ont jamais été aussi bons. Il me demande, comme à chaque consultation, pourquoi il ne me voit pas aux offices de l’Oratoire Saint-Joseph à Carouge. Je lui répète que les penchants de nos curés ont refroidi ma ferveur et que Dieu est en chacun d’entre nous.
Même pour les communistes et les musulmans ? Me répond-il en haussant ses sourcils broussailleux.
Ma transformation ne l’alarme pas, bien au contraire. Ma pilosité lui semble normale pour un homme. Je n’y avais jamais prêté attention précédemment, le lobe de ses oreilles disparait sous une impénétrable jungle poilue, des fagots de poils sortent de ses narines, un épais pelage recouvre ses mains jusqu’à la moitié de ses doigts. Il ressemble à un Ratonero valenciano, en plus vicieux. Je l’imagine embroché sur un pique par les natifs caribéens exterminés par ses ancêtres, quel beau barbe au cul il aurait fait !
Je sors beaucoup la nuit, fréquente les night-clubs, danse jusqu’aux aurores, souvent me réveille dans un lit qui n’est pas le mien, entre les cuisses moites d’une femme inconnue. Un tenancier me propose un job de videur, que j’accepte. Moi qui cherchais les bagarres, je suis payé pour les éviter. Quel paradoxe !
La violence maitrisée qui transpire de tous les pores de ma peau, des traits de mon visage, calme même les plus résolus, les plus excités, les plus saouls, les plus frustrés.
Je dors peu et alterne mes deux emplois sans être fatigué. Mes collaborateurs me surnomment ‘’la bête’’, les membres de mon conseil d’administration sont intrigués mais ne me font aucune remarque de peur de me heurter. La charte éthique promouvant une politique inclusive, l’intégration des femmes, des homosexuels, des transgenres et des monstres est une réelle préoccupation. Mon président, non-binaire asexué, membre du Parti Libéral Radical et narcoleptique, en est la preuve la plus manifeste.
Les soirs de pleine lune sont différents. Je sens mon sang bouillir et m’abstiens d’aller travailler. Je marche dans la nuit, trotte durant des kilomètres pour me retrouver en forêt. Je me dirige sans bruit entre les arbres. J’entends tout, renifle les odeurs les plus imperceptibles. J’observe les gens qui copulent bruyamment sous les frondaisons. Une femme, entièrement nue, se fait prendre par plusieurs hommes, les voyeurs qui les entourent se masturbent, beaucoup sont gros et ont un sexe ridiculement petit. Peut-être attendent-ils leur tour ? Les sangliers n’en ont pas peur, ils semblent apprécier les ébats de leurs confrères bipèdes.
Ce soir je recherche un autre gibier et me remets en chasse. Au détour d’une clairière, dans une boucle du Rhône, je la repère enfin, elle est seule, paisible, ne se doute de rien. Je me rapproche silencieusement, au ras du sol, tous les sens en alerte, les muscles tendus. Cette fois elle ne m’échappera pas, mon cœur bat plus vite, le goût du sang envahit ma bouche.
Bravo!!!